Et voici la suite ! Merci à Yotma, qui a corrigé ce chapitre…

 

Chapitre 27 : La constante accélération du temps

 

Jamir, 12 février 1985


Mû regardait par la fenêtre de sa chambre la neige tomber à gros flocons sur la pagode. Il était rentré de Shambhala la veille et regrettait le doux microclimat de l’enclave atlante. En effet, Jamir, bien qu’en dehors du monde, n’échappait pas à ses lois, y compris à la plus basique de celles-ci, la météo.

Il s’étira et, frissonnant, fit rapidement sa toilette avant de s’habiller d’une tunique de coton bleu, d’un châle beige d’origine hindoue et d’un pantalon collant de coton lié aux mollets. Il était encore très tôt mais il appréciait d’avoir un peu de temps à lui pour méditer ou tout simplement lire ou encore réfléchir. Chaque jour le rapprochait davantage de l’échéance annoncée par les prophéties et il savait que, désormais, son attente ne serait plus longue. Dans moins d’un an, tout s’éclaircirait ou l’ordre sombrerait immanquablement dans le néant.

Son regard tomba sur le châle offert par Shion, qui était soigneusement plié sur la petite table installée dans un coin de sa chambre. Que de temps avait donc passé à présent ! Il avait l’impression que tout cela était arrivé voici des siècles, alors que son enfance n’était pourtant pas si loin. A presque dix-neuf ans, il était un homme depuis longtemps, contrairement à ses semblables du monde dit normal qui étaient bien souvent encore des adolescents aux préoccupations futiles. Lui était chef de famille, chevalier d’or au service d’Athéna, père adoptif d’un petit garçon de six ans et veillait sur la terre de Jamir mais, finalement, quoi qu’il en eût pensé les années précédentes, il n’aurait pas échangé son destin contre celui d’un autre adolescent. Il avait eu plus d’une fois sa croix à porter mais tout cela valait bien les moments heureux qu’il avait vécus.

Il aurait bien apprécié, parfois, pouvoir mettre une couverture sur tous ces moments difficiles, comme la neige recouvrait le sol mais avait fini par comprendre en grandissant que c’étaient eux qui avaient fait de lui l’homme qu’il était actuellement. A présent, il les avait surmontés, intégrés, ils faisaient partie de lui et ils l’aideraient à avancer.

Il avait évolué et avait compris ce qui avait motivé son père à ne rien lui dire. Il le concevait d’autant plus qu’il avait maintenant la responsabilité d’un enfant, même s’il n’était pas issu de lui ils avaient tout de même le même sang. Il hésitait toujours à pousser son entraînement et se rendait compte que Shion lui aussi avait ressenti ce dilemme vis-à-vis de lui, peut-être encore de façon plus prégnante vu leur lien. Et pourtant, il n’avait jamais failli, jamais hésité et avait réussi à lui transmettre son savoir en faisant de lui le chevalier d’or du Bélier en titre, mais à quel prix ? Plus il y pensait, plus il se disait que Shion savait ce qui allait lui arriver. Il avait hérité de son pouvoir de prescience quelque peu incontrôlable mais, dès qu’il lui montrait quelque chose, cela se révélait exact. Shion avait-il vu sa mort ? Très probablement mais peut-être pas ainsi…

Le silence régnait autour de lui, tout le monde dormait encore, même les serviteurs qui n’avaient pas encore ranimé le foyer dans la pièce principale pour préparer le petit déjeuner. Mais cet endroit était ce qu’il avait de plus précieux, l’endroit où il se réfugierait toujours, quoi qu’il arrivât. Cette pagode où avaient vécu ses prédécesseurs resterait toujours l’endroit le plus sûr du monde, là où aucun des sbires du Sanctuaire ne pourrait l’atteindre. Et pourtant, il faudrait bien qu’il en sorte de nouveau un jour, pour retrouver ses pairs et retourner au Sanctuaire.

Un léger bruit le sortit de ses pensées. Anardil venait de se lever et était allé ranimer le feu. Sous peu, la pagode reprendrait vie et une nouvelle journée recommencerait, une nouvelle journée où il enseignerait son élève tout en réglant divers problèmes domestiques. Rien que de très commun, en somme.

Il se téléporta dans la pièce à vivre et sentit le délicieux fumet de son omelette matinale s’élever du foyer situé dans un coin de la pièce. Anardil s’était agenouillé à côté, il secouait les œufs pour qu’ils ne cuisent pas trop vite.

« Vous vous levez bien tôt, maître… », remarqua-t-il.

Mû eut un geste vague.

« Je ne parvenais plus à dormir… »

Une curieuse impression, probablement celle qui l’avait éveillé, ne le quittait pas mais sans se préciser pour autant. Cela l’énervait toujours un peu lorsque ses perceptions restaient ainsi floues mais il avait appris à en prendre son parti.

Le serviteur termina de cuire l’omelette, la mit sur une assiette qu’il posa sur la table avec un verre de thé fumant.

« Votre petit déjeuner, maître…je vais aller chercher le jeune maître Cirion à présent… »

Mû s’attabla devant l’assiette pendant que le serviteur se téléportait à l’étage. Il ramènerait avec lui Demetrios et Kiki. Le serviteur grec aurait déjà réveillé, fait se laver et préparer le petit atlante, selon le même rituel de chaque matin. Puisque Demetrios ne possédait pas la faculté de se téléporter, les deux serviteurs s’étaient partagé la tâche et cela fonctionnait bien ainsi. Mû avait cependant bien insisté sur le fait qu’ils devaient faire le moins possible de choses à la place du petit garçon, Cirion devrait être capable de prendre soin de lui-même le cas échéant.

Mû n’avait qu’à peine goûté son petit déjeuner qu’Anardil refit son apparition avec Kiki et Demetrios. Le serviteur avait habillé l’enfant d’une tunique de laine qui avait appartenu à Mû et avait tenté, sans succès, de discipliner ses boucles rousses.

« Bonjour, maître… », dit-il comme tous les matins.

Mû sourit à son jeune élève et lui indiqua d’un geste de s’asseoir en face de lui. Demetrios déposa devant lui une tasse de lait chaud et deux tartines du pain qui avait été cuit la veille.

Mû regarda Demetrios et lui dit en grec pour ne pas être compris du petit garçon :

« J’espère que vous avez mieux dormi… »

Le serviteur acquiesça.

« Oui, grâce à vos bons soins… », répondit-il dans la même langue.

Le serviteur souffrait périodiquement à cause de son morceau de poumon manquant, et Mû le soulageait grâce aux connaissances médicales transmises par Shion et à ses pouvoirs. Finalement, Demetrios s’était mieux adapté que ce qu’il avait pensé à l’altitude et en avait assez peu souffert, même si ce morceau manquant se rappelait parfois à son bon souvenir.

Mû sentait une pression à l’arrière de la tête, signe que quelque chose se produirait à plus ou moins brève échéance mais, comme d’habitude, il ne pouvait prévoir quand, les images qu’il percevait étaient floues. Il aurait aimé que son pouvoir de prémonition fût un peu moins fantasque mais il n’avait pas le choix. Parfois, il se prenait à penser qu’il aurait bien voulu ne pas avoir tous ces pouvoirs mentaux, être tout simplement normal, mais ce n’était pas son genre de s’appesantir longtemps sur ce genre de choses. Il avait hérité ces pouvoirs de ses parents et il avait prêté serment de défendre les faibles, il savait donc quelle était sa place en ce monde, c’était plus que n’en pouvaient dire d’autres jeunes hommes de son âge.

Quand l’enfant eut fini son petit déjeuner, Mû dit à son élève :

« Va courir dehors et ne tire pas au flanc, je vais te surveiller… »

L’enfant se téléporta devant la pagode et commença sa course. Mû s’assit près de la fenêtre et, un carnet en main, l’observa d’un œil. Comme Shion l’avait fait pour lui, il tenait un journal sur l’entraînement de l’enfant. Kiki y mettait une singulière bonne volonté mais il ne trouvait pas qu’il progressait beaucoup comparé à lui. En effet, lui-même, à sept ans, avait déjà passé son épreuve d’armure mais c’était vrai aussi que la situation n’était pas la même. Shion savait que ses jours étaient comptés. De plus, le fait que les pouvoirs congénitaux de Kiki se soient développés plus tôt que les siens avait pu également interférer avec son éveil cosmique, bien qu’il n’eût trouvé aucun précédent dans les carnets tenus par ses prédécesseurs. Et pourtant, Mû voulait que son éveil ait lieu, il voulait pouvoir laisser son armure dans des mains compétentes si la guerre sainte qui s’annonçait réclamait sa vie, mais il savait aussi que ce n’était pas un processus que l’on pouvait brusquer, il aurait lieu naturellement, dès que le corps de l’enfant serait assez fort pour le supporter.

Un léger sourire lui échappa. Malgré son départ chaotique dans la vie, Kiki était un enfant équilibré et facétieux, peut-être un peu trop. Il avait encore quelque peu les rondeurs de l’enfance, ce qui faisait que les serviteurs avaient tendance à céder face à son minois adorable garni de taches de rousseur malgré ses propres objurgations. Il ferait son chemin, nonobstant ce que pouvaient en dire les membres des grandes familles atlantes, et c’était bien cela l’essentiel…


Jamir, 1er mars 1985


La température était encore négative mais dans le ciel bleu brillait un soleil à peine masqué par quelques nuages filandreux. Mû se tenait face à son élève. Un léger vent faisait bouger ses cheveux et le lien de soie de sa ceinture.

« Très bien, Kiki. Tu dois encore améliorer ta vitesse de déplacement, cela doit être encore plus naturel… »

Le regard violet de l’enfant ne cilla pas. Il posait sur son maître un regard calme mais dans lequel pétillait une étincelle vive. Il ne portait qu’une tunique en peau, un caleçon et des chaussures plates, une de ses tenues d’entraînement. Il écarta ses petites jambes pour se fixer au sol, puis bondit pour attaquer son maître. Mû para sans difficulté et l’enfant alla rouler au sol. Il avait appris à force à ne pas se blesser de façon importante en tombant et se releva donc sans trop de peine.

Pourtant, cette fois, il parut absent à son maître qui demanda :

« Kiki, ça va ? »

L’enfant ne répondit pas, le regard fixe et brumeux. Cela alerta Mû mais, avant qu’il ne pût avancer, l’enfant gémit et son aura dorée jaillit de lui sans contrôle. Le chevalier d’or réagit très vite car il savait que, s’il laissait son cosmos fuser ainsi, l’enfant pourrait y laisser la vie. Il s’approcha, posa sa main sur l’épaule du petit garçon et, bien qu’il ne l’eût jamais fait sur quelqu’un d’autre que lui, parvint à tarir le jaillissement. Kiki, cependant, s’évanouit sous le choc et il l’emmena immédiatement dans la maison.

« Anardil ! Amène-moi de l’eau fraîche dans la chambre de Kiki et fais chauffer de l’eau ! », demanda-t-il télépathiquement à son serviteur.

L’urgence du ton aiguillonna le serviteur qui se hâta d’amener l’eau auprès de l’enfant.

« C’est son cosmos, maître ? », questionna-t-il car il avait ressenti lui aussi quelque chose.

Mû acquiesça, prit un linge qu’il trempa dans l’eau froide et qu’il posa sur le front de l’enfant.

« Le seul problème, c’est que je n’ai quasiment aucun souvenir de mon propre éveil vu que j’avais cinq ans et que mon père en a assez peu parlé dans ses carnets. Chacun réagit différemment face à cela, il va falloir que nous le surveillions…»

Lui-même ne se souvenait pas avoir spécialement souffert lorsque son cosmos s’était éveillé, mais ce qu’il en gardait, du moins le peu qu’il en avait, pouvaient aussi être trompeurs.

L’enfant resta un moment dans le sommeil et le chevalier d’or resta à côté de lui, attentif à toute survenue de symptôme inhabituel. Mais Kiki se contenta de dormir sans donner de signe de fièvre ou d’autre chose qui eût pu laisser présager qu’il surmontait mal cette épreuve. Il reposait calmement et Mû, à chaque minute qui passait, se sentait plus rassuré sur son état. Au bout de plusieurs heures, l’apprenti ouvrit de nouveau des yeux brumeux sur le monde, vit son maître à son chevet et demanda d’une voix empâtée :

« Qu’est-ce qui s’est passé, maître ? »

Mû sourit à son fils adoptif.

« Ton cosmos s’est éveillé et ça t’a beaucoup fatigué…pour l’instant il est sous contrôle avec mon aide, mais il va falloir que tu apprennes à le faire tout seul… »

Kiki fronça les sourcils puis demanda :

« Alors…ça signifie que je suis déjà chevalier d’or ? »

Là, ce fut au tour de Mû de froncer les sourcils. Il lui avait pourtant expliqué les choses, mais il semblait que le petit diable lui eût prêté une oreille inattentive.

« Non, ça signifie seulement que ton cosmos de chevalier est en éveil à présent, il te reste beaucoup de travail pour savoir le maîtriser toi-même… »

Et il ajouta :

« Nous allons donc pouvoir commencer l’apprentissage des attaques spécifiques… »

Il lui avait déjà en effet montré en gros comment on réparait les armures, bien qu’il n’en eût pas reçu depuis un certain temps, mais il allait enfin pouvoir lui enseigner les attaques du Bélier, si puissantes qu’elles pouvaient même détruire les étoiles. Dans le cas du Crystall Wal, ce serait beaucoup plus simple vu qu’il faisait partiellement appel aux pouvoirs mentaux, que Kiki contrôlait à la perfection.

« Pour l’instant, il faut que tu te reposes et que tu boives beaucoup, tout ira mieux dès ce soir… », dit-il calmement.

Et il lui tendit un verre d’eau, que l’enfant but avidement, puis il versa dans une tasse un peu de la tisane qu’il avait préparée plusieurs heures auparavant et conservée dans un récipient isotherme d’origine atlante. Il y ajouta un peu de miel.

« Bois cela, ce n’est pas très bon mais ça va aider ton corps à se régénérer… », expliqua-t-il.

Kiki prit le récipient, le renifla et fit la grimace.

« Cela sent trop mauvais, maître ! », se plaignit-il.

Mais Mû ne céda pas.

« Tu vas le boire tout de même, sinon tu risques de te sentir très mal demain… », précisa-t-il.

C’était vrai, le choc avait été rude pour le petit corps de l’enfant et il risquait d’y avoir un contrecoup assez sévère, ce que le chevalier d’or voulait éviter au maximum ou, au pire, minimiser. Il avait composé la tisane à partir d’un livre médical atlante qu’il possédait dans sa bibliothèque en la dosant de façon plus faible pour que l’organisme du garçonnet puisse la tolérer.

« Dors, maintenant… », lui intima-t-il, « et appelle-nous si tu veux quelque chose… »

Il obscurcit la pièce en tirant le store de bambou et se téléporta dans son propre bureau. Il s’assit derrière sa table, prit son carnet et écrivit :


« Aujourd’hui, le cosmos de Kiki s’est éveillé. Cela ne m’a pas surpris, j’en avais l’intuition depuis un moment sans savoir exactement que c’était de cela qu’il s’agissait, mais j’ai eu l’impression de vieillir d’un coup. Il m’a semblé que cela me rapprochait de plus en plus du moment où je lui cèderai mon armure, où je ne serai plus rien qu’un atlante comme les autres. Mon père a-t-il ressenti lui aussi ce sentiment doux-amer ? Il ne l’exprime pas vraiment mais il me semble que oui. Comme j’aurais aimé qu’il soit là aujourd’hui pour me conseiller ! Je n’avais jamais fait face à une situation pareille. Mais Kiki va bien à présent, il est très fatigué et il lui reste à apprendre à contrôler par lui-même son cosmos. Je l’aide avec le mien pour l’instant mais je suis persuadé qu’il ne lui faudra pas beaucoup de temps pour comprendre… »


Il ferma le carnet et regarda par la fenêtre. Une autre page venait de se tourner et celle-là était un rappel pour lui de sa propre disparition, chose à laquelle il n’avait jamais vraiment pensé jusque-là. C’était étrange, à son âge, de devoir penser à ce genre de choses mais le fait que Kiki ait désormais son cosmos en éveil était un signe, celui que la guerre sainte approchait et qu’il avait une bonne chance d’y laisser la vie. Il allait falloir qu’il soit en accord avec cette idée pour être serein désormais et aborder les événements importants qui surviendraient dans peu de temps…


A SUIVRE