Petite note: Merci à Alaiya qui a pris la peine de relire tout cela et de me signaler ma tendance immodérée aux répétitions en tous genres ainsi que mon sentimentalisme cliché. Qu'elle en soit mille fois remerciée !!
Ex libris 1 :
Emergence d’humanité
“ Je fais de toi mon essentiel
Tu me fais naître parmi les hommes ”
E. Moire, Le roi Soleil
Partie 1 : La course inexorable du sablier
Tibet, 30 mars 1964
Shion du Bélier, assis sur son lit, soupira une fois de plus. Pourquoi
donc avait-il accepté de venir ici ? Il aurait mieux fait de ne
pas écouter cet âne bâté de médecin, après
tout il s’en tirait à bon compte. Il se portait plutôt
bien, pour quelqu’un qui venait de fêter son deux cent trente-neuvième
anniversaire, mais, récemment, il avait eu une alerte cardiaque assez
sérieuse, due au surmenage, et le médecin lui avait fortement
recommandé de prendre du repos sous peine d’y laisser sa vie
à plus ou moins courte échéance. Dohko, ayant appris
cela il ne savait comment puisqu’il avait refusé catégoriquement
de le lui dire, lui avait alors recommandé de se rendre auprès
des derniers ressortissants de son peuple qui vivaient encore au Tibet afin
de s’y refaire une santé, et Shion avait accepté, mais
il le regrettait à présent. Quelle ironie de ne pouvoir se soigner
lui-même, lui qui avait le pouvoir de tout soigner…
Bien sûr, le Sanctuaire fonctionnerait bien en son absence, son Premier
ministre Kyrillos était quelqu’un de très capable, et
le conseil des grands maîtres l’aiderait, mais Shion détestait
par-dessus tout se sentir faible. Pourtant, il savait que les années
qui allaient venir seraient décisives, l’élite de l’ordre
allait se reconstituer et il aurait besoin de toutes ses forces pour préparer
cela, aussi avait-il accepté, en maugréant, de se rendre ici,
sur le toit du monde, non loin de son territoire de Jamir, pour s’y
soigner. Des descendants d’Atlantes s’y étaient installés
depuis des siècles, et il avait découvert avec surprise qu’en
fait il était reconnu comme l’un des représentants les
plus célèbres et les plus honorables de cette ethnie particulière
qui, à présent, ne comptait plus que quelques centaines de membres.
Tous les jours, les médecins, héritiers du savoir-faire atlante,
l’examinaient, mais il commençait à en avoir assez du
repos auquel ils l’obligeaient. Pourtant, il devait convenir qu’il
se sentait mieux depuis quelques temps.
Il logeait dans une chambre d’une sorte de lamaserie qui était
aussi le centre du savoir atlante. Tout ce qui subsistait de cette époque
avait été réuni ici, et était gardé jalousement
par des moines-gardiens depuis des siècles. Cet endroit semblait se
trouver comme en dehors du monde, et le calme qui y régnait faisait
oublier à Shion les agitations du Sanctuaire…
Shion espérait également trouver dans les archives des réponses
à des questions qu’il se posait depuis son enfance, à
savoir l’identité de ses parents. Chaque membre de son ethnie
était répertorié ici, il y avait donc une chance pour
que ses parents le fussent aussi. Tout ce qu’il savait d’eux,
c’est qu’ils étaient décédés alors
qu’il n’était qu’un bébé. Ce n’était
qu’un détail, mais le puzzle de son existence en serait plus
complet lorsqu’il saurait leur identité et il mourrait satisfait…
Aujourd’hui, il espérait que le médecin l’autoriserait
à aller se promener dehors, il n’en pouvait plus d’être
enfermé toute la journée. L’inaction commençait
à lui peser, lui qui était habitué à une vie très
active depuis qu’il avait pris sa charge, deux siècles auparavant.
Tous les jours, on lui apportait des livres de la bibliothèque, mais
cela ne lui suffisait plus, il désirait sortir et sentir l’air
frais des montagnes sur son visage, respirer le parfum des fleurs, juste expérimenter
tous ces plaisirs simples qu’il n’avait jamais le temps de goûter
et qu’il appréciait…
Le médecin entra alors, et lui demanda :
“ Comment vous sentez-vous, aujourd’hui ?”
Shion, tentant de faire bonne figure, répondit :
“ Je vais bien, et j’aimerais sortir dans le jardin…”
Le médecin atlante lui répondit, tout en pratiquant ses examens :
“ Je n’y vois aucun inconvénient, à condition
que vous ne fassiez pas d’imprudence…couvrez-vous bien, il fait
encore froid…”
Il prit son pouls, vérifia ses battements cardiaques, mais tout était
normal. Le repos avait été profitable à son patient…
Ainsi autorisé à sortir, Shion ne se sentit plus de joie, et
se mit en devoir de se préparer. Il attrapa un châle de cachemire,
qu’il entortilla autour de ses épaules et dont il laissa retomber
les pans sur sa tunique de laine brodée, puis il maintint le tout avec
son traditionnel ruban de soie brute qu’il noua d’un nœud
lâche autour de sa taille. Prenant un livre sous son bras, il descendit
dans le jardin avec l’excitation d’un jeune homme. C’était
un jardin intérieur bordé d’une sorte de cloître,
et la plus grande paix y régnait. Malgré l’altitude et
le froid de cette fin d’hiver, des essences rares y croissaient, et
des bancs avaient été disposés sous des tonnelles pour
les éventuels visiteurs. Gagné par la sérénité
du lieu, Shion s’assit sur un banc et commença à lire
le livre qu’il avait amené avec lui. Comme tous les chevaliers
d’or, il parlait et lisait couramment le grec, qu’il pratiquait
très souvent au Sanctuaire, mais il n’avait jamais oublié
sa langue maternelle, le tibétain. Bien qu’il fût d’origine
atlante, il avait été élevé jusqu’à
l’âge de quatre ans par une famille tibétaine, puis son
maître, Ashen du Bélier, lui avait appris le langage et l’écriture
des atlantes. Cela faisait maintenant de nombreuses années, mais il
ne l’avait jamais oublié et parvenait encore sans trop de peine
à lire et à comprendre les caractères alambiqués
qui composaient l’écriture atlante.
Il lut longtemps, se concentrant sur le texte ancien, et n’en sortit
que lorsque l’un des moines qui vivaient là vint lui apporter
une lettre qu’il reconnut immédiatement comme venant de Chine.
Avec un sourire, il la décacheta et lut :
“ Cher Shion,
J’espère que tu te sens mieux à présent, je
dois bien avouer que tu m’as fait grand’ peur. Je suppose que
tu te demandes comment j’ai su puisque tu as obstinément refusé
de m’en parler, mais tu sembles avoir oublié une chose :
je connais ton aura par cœur, et elle est devenue tellement faible que
je me suis douté que tu n’allais pas bien. De toute façon,
je te connais depuis tellement longtemps que tu ne pourrais me cacher cela.
Mais à quoi as-tu donc pensé, Shion ? Rester seul dans
cette situation n’est pas la meilleure pensée que tu aies eu,
loin de là…
Tu n’aurais pas dû négliger ta santé à ce
point, même si ta charge est très lourde tu dois aussi penser
à toi-même. Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
Où est le Shion que j’ai connu autrefois, pour lequel rien n’était
insurmontable ?Il faut que tu prennes davantage soin de toi, mon ami,
ne te laisse plus submerger et écoute ce que te dit ton organisme.
J'espère que tu es davantage raisonnable à présent...
Pour ma part, je vais bien, et j’espère que cela va durer. Par
cette lettre, également, je t’envoie tous mes vœux pour
ton deux cent trente neuvième anniversaire, qu’Athéna
t’accorde encore une longue vie...
Qu’Athéna veille sur ta santé et t’assiste dans ta guérison,
Dohko ”
Shion replia la lettre avec un léger soupir. Le ton employé
par son ami était celui de l’inquiétude et, avec le recul,
Shion se dit qu’il n’avait probablement pas fait le bon choix
en n’avertissant pas son ami en premier lieu. Dohko était la
personne sur cette terre qui le connaissait le mieux, mais il avait refusé
de se montrer faible devant lui pour ne pas l’inquiéter. Pour
l’instant, il devait se soigner pour retourner le plus vite possible
au Sanctuaire, là où l’on avait besoin de lui. Il sourit
légèrement en réalisant qu’aujourd’hui était
le jour de son deux cent trente neuvième anniversaire, malgré
les années écoulées Dohko ne l’avait pas oublié
alors que lui-même avait quelque peu fait l’impasse dessus...
Le vent encore froid du printemps soufflait, mais Shion le sentait à
peine. Le calme régnait dans le jardin, comme si les bâtiments
eussent été vides, mais c’était loin d’être
le cas car il y avait là de nombreux étudiants avancés
venus faire des recherches dans le fonds historique. Un léger bruit
de voix le tira de son livre, et il releva la tête. Sur l’un des
bancs du jardin s’étaient assis un homme et une femme, qui parlaient
à voix basse. Tous deux étaient vêtus, comme le voulait
la coutume du lieu, de vêtements traditionnels et, selon toute vraisemblance,
il s’agissait là de personnes nobles. L’homme portait une
tunique de soie verte et un pantalon de la même couleur et la femme
une robe longue en soie gris clair, cintrée sous les seins et ensuite
droite, aux manches trois-quarts, complétée par un châle
précieux de Cachemire.
Soucieux de ne pas déranger, il continua sa lecture jusqu’à
ce qu’un serviteur vienne s’incliner devant lui et lui dise:
“ Quelqu’un demande à vous voir, il s’est présenté
comme le grand maître Açoka du Serpent... ”
Etonné, Shion ferma son livre, alla jusqu’à sa chambre
pour y revêtir sa tenue de Grand Pope car son visage ne devait pas être
vu de ses subordonnés. Il se rendit ensuite jusqu’à un
des salons réservés aux visites. Légèrement essoufflé
par le manque d’air, Açoka, grand maître du signe de la
Vierge, ne portait pas son armure mais sa tenue ordinaire, une kurta-pyjama
hindoue de couleur safran. Etonné de le voir ici car il savait qu’il
se trouvait dernièrement dans un temple bouddhiste de la vallée
de la Jamna, en Inde, Shion lui demanda:
“ Que se passe-t-il, Açoka ? ”
L’homme lui fit le traditionnel namasté et dit:
“ Comme j’étais le plus proche géographiquement,
on m’a chargé de vous annoncer que le premier futur chevalier
d’or avait été découvert voici quelques jours... ”
Shion lui rendit son salut, lui désigna un siège bas et dit:
“ Quelle bonne nouvelle ! Où l’a-t-on trouvé
? ”
Açoka s’assit et dit, toujours de son ton calme:
“ ’Où les a-t-on trouvés’ serait plus
exact, Altesse... ce sont des jumeaux, Saga et Kanon, qui auront six ans dans
quelques mois et qui sont nés sous le signe des Gémeaux... ils
possèdent leurs pouvoirs depuis deux ans déjà, mais,
jusque-là, nous ne les avions pas sentis... Saga est l'aîné,
il sera donc le porteur principal de l'armure...”
Shion savait que, pour l’armure d’or des Gémeaux, il y
avait traditionnellement deux porteurs, parfaitement jumeaux. Cependant, seul
l’aîné portait effectivement l’armure, relayé
par son frère s’il mourait, et les deux subissaient le même
entraînement...
Açoka dit alors:
“ Amphion et Zethos les ont pris en charge, et sont en train de
les tester... ”
Il s’interrompit un instant, puis demanda:
“ Comment vous portez-vous à présent, Altesse ? Vous
nous avez beaucoup inquiétés... ”
Shion, touché de la sollicitude de ses grands maîtres, répondit:
“ Bien mieux, rassurez-vous, je pourrai revenir au Sanctuaire bientôt... ”
Les traits sévères d’Açoka se détendirent
un instant, sans aller cependant jusqu’au sourire, mais Shion, qui le
connaissait bien, pouvait percevoir l’intensité de son contentement.
Il acheva:
“ Transmettez mes salutations et mes remerciements au conseil des
grands maîtres, qu’ils me tiennent au courant de l’évolution
des deux jumeaux... ”
Il ne fallait pas non plus qu’il ait l’air de quémander
quoi que ce soit, car le médecin avait donné des ordres précis:
il ne devait être dérangé que pour des choses importantes,
et le moins possible. Il se sentait tellement inutile !
Açoka s’inclina et dit:
“ Vos ordres seront respectés, Altesse. Je dois à
présent prendre congé... ”
Shion hocha la tête et dit:
“ Faites attention à vous, mon ami, et merci de vous être
déplacé... que Bouddha guide vos pas ! ”
Açoka, comme lui-même et beaucoup d’atlantes, était
bouddhiste, et Shion savait que la bénédiction serait appréciée
à sa juste valeur...
Shion, enlevant alors sa tenue de Grand Pope, reprit son livre et s’en
retourna dans le jardin. Le pâle soleil de printemps était à
présent haut dans le ciel, et Shion resta un instant debout, baigné
dans la lumière solaire, les yeux fermés et respirant profondément.
Quel bonheur de se sentir en vie, alors qu’il s’était senti
mourir !
Quand il ouvrit de nouveau les yeux, sa mélancolie le rattrapa et il
s’assit avec un soupir. A quoi servait-il donc ? Il venait d’avoir
la preuve que les grands maîtres se débrouillaient parfaitement
sans lui, et recherchaient activement tous les futurs chevaliers d’or
en âge d’être entraînés. Lui n’était
plus qu'un vieil homme, survivant d’une époque révolue,
qui ne servait plus à rien...sa crise cardiaque n’était-elle
pas un signe envoyé par la déesse pour lui dire qu’il
était temps de passer la main ? Malheureusement, tant qu’il n’y
avait pas de chevalier d’or en âge de lui succéder, il
ne le pourrait pas...
Ce soir-là, couché dans son lit et entouré par le calme
des montagnes, il ne parvint pas à trouver le sommeil. D’avoir
revu Açoka lui avait brusquement rappelé que la vie au Sanctuaire
continuait sans lui, et il se sentait encore plus inutile et impuissant. Finalement,
ne serait-ce pas mieux pour lui d’enfin se retirer pour s’en aller
vivre jusqu’à la fin de ses jours ici, sur la terre de ses ancêtres
? Peut-être trouverait-il enfin la paix, cette paix qui lui avait tant
manqué...
Sa vie au Sanctuaire était trépidante, et il avait rarement
le temps de s’appesantir sur lui-même, mais, ici, il n’avait
que cela à faire, et la tristesse le tenaillait souvent. Il pensait
à ses amis, les chevaliers d’or de l’ancienne génération,
morts lors de la dernière guerre sainte, et les larmes lui montaient
aux yeux...
Il s’éveilla le lendemain matin, le cœur lourd, et se soumit
à l’examen du médecin avant de retourner dehors. L’air
frais l’apaisa, et, tranquillement, il continua de lire son livre. Celui-ci
traitait des sciences et des techniques connues des atlantes, sujet qui l’avait
toujours intéressé mais qu’il n’avait jamais pu
approfondir. Au bout d’un certain temps, une voix le fit sortir de sa
lecture, et, quand il releva la tête, il reconnut l’un des archivistes
de la bibliothèque, Hallatan, un petit homme à la peau pâle
rond et jovial. Il s’inclina devant lui et dit:
“ J’ai trouvé ce que vous m’aviez demandé... ”
Shion lui indiqua la place à côté de la sienne, et l’homme
lui dit:
“ Vous m’avez bien dit que vous étiez né en
1725, le 28 mars ? ”
Cela ne semblait pas l’étonner outre mesure, et Shion acquiesça
en ajoutant:
“ Oui, tout à fait, c’est la déesse Athéna
qui m’a donné cette longévité, mais j’ignore
si le prénom que je porte actuellement est le même que celui
que j’ai reçu à la naissance...
Hallatan consulta ses papiers et dit:
“ Il m’a fallu un peu de temps pour reconstituer votre ascendance,
mais j’ai réussi. En fait, vous n’êtes pas né
le 28 mars mais le 30, dans un petit village près de Lhassa, et vos
parents se nommaient Ciryatan et Ailinel. Ils étaient tous deux de
noble extraction, - votre père descendait du prince Alcarin -, mais
ils sont morts quand vous n’aviez que deux mois, victimes d’un
éboulement dans la montagne. ”
Shion resta silencieux, assimilant ce qu’il venait d’entendre,
et Hallatan respecta son silence un bon moment avant de lui dire:
“ Ils vous avaient baptisé Eildecar, et ce doit être
votre famille adoptive qui vous a nommé Shion. Je suis désolé,
mais je n’en sais pas plus, j’essaierai d’en trouver davantage
mais les documents de cette époque sont assez rares... ”
Shion, malgré les pensées qui se bousculaient dans son cerveau,
parvint à sourire et dit:
“ Je vous remercie, monsieur, à présent je me sens
plus complet grâce à vous... ”
Il sentait qu’Hallatan voulait lui demander quelque chose, aussi ajouta-t-il:
“ Si je puis faire quelque chose pour vous en retour, n’hésitez
pas... ”
Hallatan, visiblement gêné, dit alors:
“ Cela m’ennuie de vous demander cela alors que vous êtes
en convalescence, mais...voilà...une de mes assistantes travaille sur
les rapports entre les descendants d’atlantes et le Sanctuaire d’Athéna
alors, vu que vous êtes Grand Pope, je me suis dit que...si vous le
vouliez bien, bien sûr, vous pourriez l’aider... ”
Le pauvre homme était si empêtré dans ses explications
que Shion manqua sourire mais, le plus sérieusement du monde, il répondit
en inclinant poliment la tête:
“ Ce sera un honneur, monsieur... ”
Hallatan parut soulagé et, se levant précipitamment, s’inclina
bien bas, faisant tomber tous ses papiers. Shion posa son livre et l’aida
à les ramasser en disant:
“ Pas de cérémonie, ici je ne suis que moi-même,
Shion, et non le Grand Pope du Sanctuaire d’Athéna... ”
Il s’interrompit un instant et reprit:
“ Votre assistante peut venir me voir lorsqu’elle le souhaitera,
je serais ravi de l’aider de mes connaissances sur le sujet... ”
Hallatan s’inclina encore et dit:
“ Je vais vous faire établir des copies des documents que
j’ai trouvés, ainsi vous pourrez les prendre avec vous... ”
Shion acquiesça, et sourit. Lorsqu’il fut seul, il fixa le ciel
de ses yeux pourpres, et ressentit alors une paix profonde, telle qu’il
n’en avait pas ressentie depuis bien longtemps. Enfin il savait qui
il était vraiment, d’où il venait, et cela contribuait
à combler un manque qu’il ressentait depuis l’enfance.
Il restait Shion, bien sûr, mais une partie de lui était Eildecar,
fils de Ciryatan et Ailinel...
Se levant, il commença à déambuler lentement sous la
colonnade, rassemblant ses idées et respirant l’air printanier,
puis il gagna sa chambre et entreprit de répondre à Dohko:
“ Dohko, mon cher ami,
J’ai été ravi de recevoir ta lettre, et sache que ton
inquiétude me touche. Cependant je vais bien mieux et, à présent,
je peux sortir me promener dans le jardin. Par la grâce de l’archiviste,
je sais enfin qui sont mes véritables parents, tu sais comme cela me
tenait à cœur, et je me sens enfin serein...
Je regrette que tu te sois inquiété pour moi, mon ami, sache
que je n’ai pas voulu te donner davantage de souci en agissant comme
je l’ai fait, même si, en y repensant, je n’ai pas agi comme
il le fallait. Il est vrai aussi que je n’étais pas vraiment
en état de penser à ce moment-là...
Hier, Açoka du Serpent est venu tout exprès d’Inde me
porter la nouvelle que le futur chevalier d’or des Gémeaux avait
été trouvé, il s’appelle Saga, et, avec son frère
jumeau Kanon, il a commencé son entraînement au Sanctuaire.
La prophétie était donc exacte, et je me réjouis de voir
bientôt l’ordre qui fut le nôtre autrefois reconstitué...
Surtout ne t’inquiète pas pour moi, je me trouve très
bien ici et je prends soin de moi-même. Je te remercie pour tes vœux
d’anniversaire, je dois t’avouer que j’avais quelque peu
oublié cela mais je ne t’en remercie pas moins d’y avoir
pensé. J’ai peine à penser que nous atteignons cette année
nos deux cent trente neuf ans, il me semble que la dernière guerre
s'est passée hier mais je sais que, bientôt, elle recommencera.
Le temps n’est que subjectivité...
Porte-toi bien, mon ami...
Shion ”
Il roula le papier, le scella et inscrivit l’adresse sur le revers avant
de le déposer auprès du service du courrier. Ceci fait, il sortit
de nouveau et déambula encore sous la colonnade, respirant l’air
frais et réfléchissant. C’est alors qu’il vit quelqu’un
venir à lui. A son allure, c’était une femme vêtue
d’une robe traditionnelle atlante faite dans un velours bleu assez lourd
qui mettait en valeur sa peau de lait. Ses cheveux violet clair étaient
nattés et retenus par un lien de soie, et elle le regardait avec ses
grands yeux violets aux paillettes dorées. Elle s’inclina respectueusement
devant lui et dit:
“ Excusez-moi de vous déranger dans votre méditation,
mais maître Hallatan m’a dit que vous aviez accepté ma
requête... ”
Shion sourit et dit, bégayant légèrement:
“ Oui...oui, en effet, je lui devais bien cela... ”
Il essayait de parler normalement, mais une soudaine timidité l’étreignait
car c’était la première fois depuis sa prise de pouvoir
qu’une femme jetait directement les yeux sur lui et qu’il n’avait
pas le rempart de son masque. La jeune femme reprit:
“ Je suis Arzaniel Hozan, son assistante, et, comme il a dû
vous le dire, je travaille sur les rapports entre les descendants de l’Atlantide
et les chevaliers sacrés d’Athéna, et vous pourrez m’être
d’une grande aide par votre statut de Grand Pope... ”
Ses yeux brillaient, et Shion la trouva encore plus belle ainsi. Se rendant
compte de cela et gêné par ses sentiments, il n’en laissa
rien paraître et dit:
“ Je ne pourrai malheureusement vous aider que pour les deux derniers
siècles, tout ce que je sais des époques les plus anciennes
provient uniquement de ce que mon maître m'a transmis... ”
Arzaniel sourit et lui dit:
“ Je vous remercie d’avance de m’aider pour mes recherches,
vous êtes un témoin irremplaçable... ”
Shion eut alors la désagréable impression d’être
un vieil homme d’une autre époque en face de cette jeune femme
si belle et si intellectuelle. Pourtant, habitué à ne pas laisser
paraître ses émotions, il lui dit:
“ Je suis ravi de vous aider, mademoiselle... ”
Arzaniel répliqua:
« Madame. Mon époux est décédé voici
des années, vous ne pouviez pas le savoir... »
Shion, conscient d'avoir fait une faute, s'inclina et dit:
« Je suis désolé, je ne voulais pas... »
Arzaniel sourit:
« Ne vous inquiétez pas pour cela, c'est une vieille histoire...»
Puis elle lui dit:
“ Est-ce que nous pourrions commencer dès demain ?
Shion hocha la tête, et Arzaniel, après une révérence,
repartit vers la bibliothèque, le laissant méditatif. Que se
passait-il donc ? Il avait deux cent trente neuf ans, avait survécu
à une guerre sainte, et il se laissait émouvoir par une femme
! Ce n’était plus de son âge...
. La révélation
“ Tu arrives, et tu me donnes envie de vivre
Et moi qui hier encore voulais me jeter dans le vide ”
H. Segara, l’amour est un soleil
Ce n’était peut-être plus de son âge mais, dès
qu’il ferma les yeux ce soir-là, dans l’intimité
douillette de sa chambre, Shion eut immédiatement la vision obsédante
du beau visage d’Arzaniel, de ses yeux brillants et de son sourire.
Il rouvrit les yeux, se leva et alla passer de l’eau froide sur sa nuque,
horriblement gêné, car cela ne lui était plus arrivé
depuis son adolescence. Il finit par parvenir à trouver le sommeil,
mais, lorsqu’il se réveilla le lendemain matin, il lui sembla
qu’il ne s’était pas reposé. De mauvaise humeur,
il subit sans mot dire l’examen médical quotidien, puis se détailla
sans complaisance devant son miroir. Il avait gardé peu ou prou son
apparence longiligne, même s’il avait pris un peu de poids, mais
la peau de son visage avait quelques rides et des fils blancs émaillaient
sa chevelure vert foncé.
Ce n’était plus là le jeune et fringant Shion qui, à
dix-huit ans, avait accédé à la plus haute dignité
du Sanctuaire, la lassitude et la maturité avaient éclipsé
l’éclat de ses yeux pourpres autrefois si brillants. Pour la
première fois depuis longtemps, le temps lui pesa, et il réalisa
à quel point il l’avait marqué. Par la grâce de
la déesse, il avait l’apparence, malgré son âge
canonique, d’un homme de cinquante-cinq ans, le temps ne l’avait
épargné qu’à moitié mais son esprit ressentait
soudain durement les années écoulées...
D’un geste automatique, il entortilla son châle autour de ses
épaules, en fit retomber le pan devant sa tunique et noua sa ceinture
de soie.
Il sortit de sa chambre et marcha d’un pas calme jusqu’à
la bibliothèque, où Hallatan l’accueillit avec empressement,
se confondant en remerciements. Arzaniel finit par entrer, les doigts pleins
d’encre et, resserrant le lien de sa natte, s’inclina devant lui
en disant vivement:
“ Excusez-moi, je n’ai pas vu le temps passer, je travaillais
sur un manuscrit. Venez avec moi par ici, nous serons plus tranquilles... ”
Elle portait une robe simple, à encolure ronde, mais il dut convenir
qu’elle était encore plus belle ainsi. Tentant de garder la tête
froide, il s’assit en face d’elle et lui demanda:
“ Que voulez-vous savoir ? ”
Arzaniel, redevenue calme et mesurée, consulta ses papiers et lui dit:
“ Dites-moi quelques généralités, pour commencer...d’où
vous venez, comment vous êtes devenu chevalier d’or, par exemple... ”
Shion resta silencieux un moment, rassemblant ses idées, puis commença:
“ Je suis né le 30 mars 1725 près de Lhassa, prénommé
Eildecar, mais, comme vous devez le savoir par Hallatan, je suis devenu orphelin
très tôt et j’ai été élevé
par une famille tibétaine. A l’âge de quatre ans, mes pouvoirs
se sont éveillés et, ma famille adoptive me prenant pour un
diable, mon maître Ashen du Bélier m’a emmené avec
lui à Jamir, là où s’entraînent et habitent
tous les chevaliers d’or du Bélier depuis des générations... ”
Il s’interrompit et dit:
“ Mais vous devez déjà savoir tout cela, non ? ”
Arzaniel leva le nez de ses notes et lui dit aimablement:
“ Parlez-moi, je ferai le tri... ”
Shion reprit:
“ J’ai suivi son entraînement jusqu’à
l’âge de dix ans à Jamir, puis, ensuite, je suis allé
vivre au Sanctuaire auprès de l’incarnation de la déesse
Athéna, qui n’était, lorsque je suis arrivé, qu’une
petite fille de cinq ans. L’élite de l’ordre était
déjà reconstituée à ce moment-là, et ces
années au Sanctuaire comptent pour les plus heureuses de ma vie, même
s’il fallait que nous nous préparions pour une guerre sainte
contre le dieu des Enfers, Hadès. Lorsque j’ai eu dix-huit ans,
le sceau qui retenait les spectres en sommeil s’est brisé, et
la guerre sainte s’est déchaînée...mes compagnons
chevaliers d'or ont presque tous péri... ”
Les souvenirs affluèrent à son cerveau: le dernier regard de
Shanti de la Vierge, Aristeios des Gémeaux agonisant après avoir
courageusement combattu à la place de son frère Amphialaos décédé,
les dernières paroles d’Harmonie des Poissons, le sacrifice de
Donadieu du Cancer, qui n’avait pas cessé de plaisanter jusqu’à
sa mort, ses propres combats auprès de Dohko, puis l’inconscience,
la convalescence alors qu’Hadès était de nouveau muselé
pour deux cent ans...
“ Mais l’incarnation de la déesse était mourante,
sur son lit de mort elle me confia la direction du Sanctuaire pendant que
Dohko de la Balance, l’autre survivant, était chargé de
surveiller les cent huit spectres d'Hadès et le sceau qui les retenait... ”
Il conclut en résumant:
“ Voici ce qu’est ma vie depuis deux cent vingt et un ans:
je répare les armures, je dirige le Sanctuaire dans l’objectif
de la prochaine guerre sainte qui aura bientôt lieu et je reconstitue
les effectifs en attendant de former moi-même mon successeur à
l’office de chevalier d’or du Bélier... ”
Arzaniel lui dit alors:
“ Je suis désolée de vous avoir fait évoquer
cela, cela a dû vous faire souffrir... ”
Shion sourit légèrement et répondit:
“ Ne vous excusez pas, il n’y a pas de mal...cela fait si
longtemps que tout cela s’est passé... ”
Il s’interrompit et demanda:
“ Que voulez-vous savoir d’autre ? ”
Arzaniel, qui achevait de prendre des notes, lui dit:
“ En fait, ce que vous pourrez me dire concernant les attributions
des chevaliers d’or du Bélier, leurs pouvoirs spécifiques,
leur dynastie... ”
Shion réfléchit un instant, puis dit:
“ Eh bien, d’après ce que j’en sais, ce sont
les premiers chevaliers d’or du Bélier, juste après la
submersion, qui ont fabriqué les armures et leur ont donné leurs
caractéristiques particulières. Ce n’est pas une dynastie
à proprement parler, vu que nous ne sommes pas tous de la même
famille, mais, autrefois, il y a bien longtemps, la charge s’est d'abord
transmise de père en fils, ainsi que les outils que nous utilisons,
fabriqués sur l’Atlantide. Cependant, c’est toujours un
ressortissant de notre ethnie qui a occupé cette charge, il faut des
pouvoirs congénitaux pour cela et nous sommes les seuls à posséder
le savoir-faire permettant de réparer les armures. Chaque chevalier
d'or du Bélier se doit de former lui-même son successeur, s'il
le peut, car il y a beaucoup de choses spécifiques à apprendre:
les attaques cosmiques, la réparation des armures qui fait partie du
pouvoir de guérison, le reste étant lié aux pouvoirs
congénitaux car le chevalier du Bélier est toujours réputé
pour avoir les pouvoirs mentaux les plus puissants du Sanctuaire. Contrairement
aux autres chevaliers d'or, il y a un pré requis dans les pouvoirs... ”
Arzaniel alors lui demanda:
“ Auriez-vous par hasard noté d’autres choses, à
part les armures, qui seraient de facture atlante au Sanctuaire ? ”
Surpris par la question, Shion répondit:
“ Non...non, je ne crois pas, pas à ma connaissance en tout
cas, il faudrait rechercher dans les archives pour en avoir confirmation mais
je n’ai jamais rien lu à ce sujet dans les annales laissées
par mes prédécesseurs... ”
Il eut un léger sourire, se débarrassant quelque peu de sa timidité,
et ajouta:
“ Je peux donner des ordres à mes archivistes pour faire
des recherches en ce sens, si cela vous agrée... ”
Arzaniel lui sourit et lui dit:
“ Ne vous donnez pas cette peine pour l’instant, je n’en
suis pas encore là...et le médecin m’a bien dit de ne
pas vous solliciter trop. Vous m’avez donné aujourd’hui
plus de matière que je n’en ai jamais trouvée en quatre
ans, soyez-en mille fois remercié... ”
Et, se levant, elle lui fit une révérence parfaite avec tant
de grâce que le cœur de Shion, déjà fort ébranlé,
fondit littéralement. Shion se leva, s’inclina et dit:
“ N’hésitez pas à me solliciter encore, si
vous avez besoin de moi... ”
Et il sortit pour aller marcher sous la colonnade, il avait grand besoin de
prendre l’air. D’avoir évoqué son passé l’avait
perturbé, mais, habitué à être honnête avec
lui-même, il admit que cela n’était pas complètement
la cause de son trouble. Il marcha longtemps, tentant de vider sa tête,
mais peine perdue, il lui fallait bien convenir qu’Arzaniel l’avait
séduit, lui, le Grand Pope du Sanctuaire d’Athéna...
Quel incurable sentimental il faisait !
Déjà, lorsqu’il était adolescent, il avait cette
mauvaise habitude de tomber amoureux facilement, et il croyait s’en
être débarrassé en prenant de l’âge. En effet,
pendant des années, aucune femme du Sanctuaire ne l’avait attiré,
et, occupé par sa mission sacrée, il n'avait pas le temps de
se laisser aller à ce genre de choses. Depuis bien longtemps, son humanité
n'était ainsi revenue à la charge avec tant de force, cette
force qui, malgré son expérience de la vie, le laissait quelque
peu désemparé.
Il résolut de se maîtriser davantage, et se morigéna intérieurement
avant d'aller méditer tranquillement dans l'une des salles réservées
à cet effet...
Il en sortit l'esprit, sinon le cœur, apaisé, et il regagna sa
chambre...
Il se passa plusieurs semaines sans qu'il ne revît Arzaniel, repartie
dans sa famille à l'occasion de fêtes religieuses, et il put
se croire débarrassé de l'attirance qu'il avait ressentie pour
elle. Tranquillement, il méditait, lisait, profitant de la paix de
l'endroit, même si parfois au moment du coucher revenait l'obsédant
visage d'Arzaniel comme un leitmotiv dont il avait honte mais contre lequel
il ne pouvait rien. Il n'était pas loin de prendre cela comme un signe
de la déesse lui rappelant qu'il était avant tout un homme de
chair et de sang, pourvu des mêmes besoins et des mêmes pulsions
que le commun des mortels. Avait-il donc péché à ce point
pour qu'elle lui inflige cette punition ?
Un après-midi où il était en train de lire dans le jardin,
il la vit soudain venir vers lui, le vent jouant dans sa longue robe de soie,
et son calme intérieur vola immédiatement en éclat. Pourtant,
habitué à ne pas laisser transparaître ses sentiments,
il s'absorba consciencieusement dans sa lecture jusqu’à ce qu'il
entende le son de sa voix. L'entraînement de son maître Ashen,
qui pensait qu'un chevalier d'or est un homme avant tout, avec ses sentiments,
mais qui ne peut se permettre de les exprimer sur le champ de bataille, lui
servit énormément pour ne pas trahir l’émotion
qui étreignait son corps et son esprit.
Arzaniel fit une impeccable révérence devant lui et lui dit:
« Maître Hallatan m'a dit que vous étiez là,
et je m'excuse de vous déranger, mais je voulais vous voir... »
Intrigué, Shion l'invita à s'asseoir à côté
de lui d'un geste avec un léger sourire crispé qu'il espéra
être convaincant. Arzaniel alors s'expliqua:
« Dans quelques jours auront lieu les fêtes du printemps,
et il est d'usage que le plus ancien et le plus jeune allument le feu qui
symbolise le renouveau de la végétation et la fin de l'hiver.
Il se trouve que, cette année, je suis la plus jeune et vous êtes
le plus âgé, je suis venue vous demander si cela ne vous dérangerait
pas de vous prêter au rite... »
Surpris par la proposition, Shion posa son livre et dit:
« Qu'aurais-je à faire ? Je ne connais pas les rites, vous
savez... »
Arzaniel rit doucement et dit:
« Cela je m'en doute, vous n'avez pas pu les apprendre...il s'agit
seulement d'allumer le feu ensemble en disant quelques formules rituelles
en langue atlante, que, je crois, vous parlez passablement... »
Qu'avait-il à risquer ? Ce n'était pas très difficile
à faire, et cela semblait tenir à cœur à tous ces
braves gens, aussi décida-t-il d'accepter. Faire cela en compagnie
d'Arzaniel n'était pas pour lui déplaire, loin de là,
et il fallait enfin qu'il assume son statut de vénérable ancêtre...
Il sourit plus aisément et dit:
« Très bien, je le ferai... »
Arzaniel sourit largement et dit:
« Les maîtres de cérémonie en seront heureux,
ils craignaient que vous ne refusiez... »
Shion répondit calmement:
« Et pourquoi l'aurais-je fait ? Ce n'est pas parce que je vis
au Sanctuaire d'Athéna que je ne suis pas attaché aux valeurs
de mon peuple d'origine, loin de là...je suis aussi venu ici pour trouver
mes racines... »
Arzaniel alors se leva et demanda:
« Pourrions-nous nous voir cet après-midi ? Je vous apprendrai
les rites... »
De nouveau ému et gêné, Shion acquiesça et dit:
« Bien sûr, à votre convenance... »
Elle s'inclina avec grâce devant lui et, dans un froissement de soie,
se dirigea vers la bibliothèque, laissant Shion à la fois rêveur
et mélancolique. Le fait de se voir rappeler qu'il était le
plus vieux l'avait frappé comme un coup de massue, mais, d'un autre
côté, le parfum laissé par Arzaniel et l'effet qu'il provoquait
lui rappelait qu'il était bien vivant, fût-il une antiquité...
Arzaniel vint le chercher dans sa chambre quelques heures plus tard, et le
trouva occupé à contresigner quelques papiers qui devaient repartir
immédiatement au Sanctuaire. D'un sourire, il s'excusa et dit:
« J’arrive tout de suite, je dois terminer cela urgemment... »
Il lut la dernière feuille, la signa puis il donna la liasse au serviteur
qui attendait là afin qu'elle soit envoyée le plus vite possible
par pigeon voyageur. Par l'utilisation de relais disposés là
depuis des siècles, les documents arriveraient au Sanctuaire dans quelques
jours...
Il se leva, s'inclina et dit:
« Excusez-moi, les devoirs de ma charge... »
Arzaniel sourit et lui dit:
« Ce n'est rien, je comprends. Peut-être préférez-vous
que nous allions dans le jardin, prendre l'air vous fera du bien après
cette séance de travail... »
Shion trouva la proposition excellente et, comme il se devait, tendit son
bras à Arzaniel qui y posa sa petite main. Elle lui demanda:
« Le Sanctuaire ne peut-il se passer de vous, que vous deviez encore
travailler ici ? Ne peuvent-ils vous laisser vous reposer ? Vous avez
été gravement malade, tout de même...»
Elle semblait presque inquiète, et il lui répondit, touché
par sa sollicitude
« Mon premier ministre et le conseil des grands maîtres me
remplacent pour l'essentiel, mais certaines choses requièrent ma signature
exclusive... le Sanctuaire est une machine très complexe, comme vous
devez probablement le savoir... »
Arzaniel fronça quelque peu les sourcils, et dit:
« J'ai lu énormément de choses à ce sujet,
mais je n'ai jamais entendu parler des grands maîtres. Est-ce vous qui
avez instauré cette nouveauté ? »
Shion secoua la tête:
« Non, mais c'est une disposition qui n'a été utilisée
que deux fois dans l'histoire du Sanctuaire: en fait, on n'y a recours que
si l'ordre des chevaliers d'or est décimé, ce qui a été
le cas lors de la dernière guerre sainte car nous ne sommes que deux
survivants de notre ordre. Le conseil des grands maîtres est composé
de chevaliers d'argent spécialement formés pour enseigner aux
futurs chevaliers d'or, ils sont au nombre de onze actuellement... »
Il s'interrompit un instant et reprit:
« Pour l'instant, seul le futur chevalier d'or des Gémeaux
a été découvert, et nous nous sommes mis à la
recherche des autres en nous aidant des prophéties laissées
par les précédents Grands Popes... »
Arzaniel avait lu beaucoup de choses sur le Sanctuaire d'Athéna, mais
jamais elle n'en avait appris autant que lors de ses discussions avec Shion.
Sa science semblait inépuisable sur le sujet, il faut dire qu'il avait
eu le temps de l'acquérir en plus de deux cent ans. Il possédait
une sagesse particulière, et son calme déteignait sur elle,
qui avait toujours été passablement agitée. Il portait
à bout de bras une incroyable organisation, aidé par les grands
maîtres, et elle se sentit impressionnée. Rien d'étonnant
à ce qu'il ait fait une crise cardiaque, il y avait tant de travail
!
Elle l'observa un instant: Malgré l'apparence de calme qu'il présentait,
ses yeux pourpres brillaient légèrement, donnant l'impression
qu'il avait de l'or en fusion au fond des yeux. Ses cheveux plus ou moins
ordonnés étaient émaillés de fils blancs, mais
il fallait bien regarder pour les voir. Comment croire que cet homme avait
deux cent trente neuf ans ? Bien sûr, elle savait que son apparence
actuelle était due à la déesse Athéna, mais, même
s'il parlait parfois sentencieusement comme un ancêtre, il n'en avait
vraiment pas l'air. Sous les manches courtes de sa tunique de soie bleue,
elle pouvait voir les muscles impressionnants de ses bras, même en devenant
Grand Pope il n'avait pas renoncé à l'entraînement physique,
ce qu'elle pouvait aisément deviner en voyant son apparence longiligne.
Shion, par ses pouvoirs, sentait qu'il était l'objet de la curiosité
d'Arzaniel, mais n'en dit rien. Elle lui tendit un parchemin et dit:
« Voici la formule que nous devrons prononcer... »
Shion la lut attentivement. Il s'agissait là d'une invocation aux forces
telluriques qui permettaient la renaissance de la végétation,
écrite en langue atlante ancienne, et il dut se concentrer un peu pour
la comprendre. Traduite, elle disait à peu près cela:
« Dieux qui régissent la Terre, aux pouvoirs si puissants
Daignez couvrir ces champs de vos présents
Et permettre à vos enfants ici rassemblés devant vous
De profiter de vos largesses encore longtemps
Que par vous les forces de la végétation renaissent
Que la vie enfin sur les branches apparaisse
Et que le cycle interrompu reprenne
Par la grâce de tous les dieux bons et pérennes
Que le froid pour une année d'ici soit banni
Que la sève circule de nouveau dans les pousses flétries
Par la bienveillance des dieux célestes et terrestres réunis
Que ce feu que nous allumons à présent
De ce pacte divin soit le sarment
Qu'il s'élève vers le ciel gaiement
Et apporte de la joie au cœur des hommes »
Shion trouva le texte très beau, et dit:
« Puis-je garder le parchemin ? Il faudra probablement que je l'apprenne
par cœur, non ? »
Arzaniel sourit et dit:
« Oui, en effet...de plus, voici comment nous procèderons:
au départ, nous nous contenterons de dire la bénédiction
sans rien faire, puis, à la troisième strophe, nous prendrons
ensemble les brandons enflammés et, à la dernière strophe
qu'il nous faudra dire en même temps, nous allumerons le feu... »
Shion soupira discrètement, car il s'attendait à quelque chose
de plus difficile à effectuer. Arzaniel dut comprendre ce qu'il ressentait
car elle lui dit:
« Vous voyez, ce n'est pas compliqué, en somme, surtout
pour quelqu'un d'aussi puissant que vous... »
Arzaniel rit doucement et ajouta:
« J'ai oublié de vous préciser que vous devrez porter
les vêtements rituels, les robes atlantes... »
Elle pensait l'embarrasser, mais Shion rit lui aussi et ajouta:
« J'en porte tous les jours au Sanctuaire, cela ne me dépaysera
pas tellement et je suis sûr qu'elles seront moins lourdes à
porter... »
Quelques jours plus tard, 14 avril 1964
A l'occasion de la fête, la lamaserie s'était remplie et le
calme que Shion goûtait tellement n'était plus qu'un souvenir.
Tous les descendants d'atlantes dispersés à travers le monde
mettaient un point d'honneur à assister à cette fête,
et Shion se sentait vaguement gêné d'avoir à s'adresser
à tant de monde, même s'il en avait l'habitude de par son travail.
Que diraient-ils de son accent, car il en avait forcément un ?
Assis devant sa table, dans la semi-pénombre calme de sa chambre, son
oasis au milieu de toute cette agitation, il réfléchissait.
Il se sentait de plus en plus à l'aise avec Arzaniel, et elle semblait
apprécier sa compagnie, c'était déjà cela. Jusque-là,
il avait réussi à lui cacher quel effet elle produisait sur
lui, mais il savait qu'un jour il finirait par se trahir et que ce serait
la fin de cette belle harmonie. Avec l'âge, il avait appris à
être toujours honnête avec lui-même, et savait très
bien quel nom il fallait donner au tendre sentiment qu'Arzaniel lui inspirait,
mais, dès qu'il y pensait, il se morigénait et se traitait de
vieux fou sentimental...
On frappa alors, et un serviteur entra, portant les lourdes robes de velours
qu'il devrait revêtir pour la cérémonie. Il l'aida à
revêtir d'abord une tunique longue en velours prune brodée d'argent,
puis un manteau à manches longues aux broderies compliquées
effectuées en fils d'or et d'argent, ainsi que d'une matière
qu'il ne reconnut pas. Il serra la ceinture autour de sa taille, et regarda
son reflet dans le miroir d'un oeil distrait alors que le serviteur lui posait
sur la tête un fil d'argent orné d'une gemme qui brillait au
milieu de son front.
Le serviteur sourit et dit:
« Votre Excellence est magnifique... »
Il se contenta de lui adresser un signe de la tête pour ne pas extérioriser
son trouble, mais n'eut pas le temps d'en faire davantage car on frappa encore
et la voix cristalline d'Arzaniel se fit entendre:
« Etes-vous prêt ? »
Tentant vainement de mettre ses cheveux en ordre, il dit:
« Je suis prêt, vous pouvez entrer si vous voulez... »
Avec un léger grincement, la porte en bois s'ouvrit pour livrer le
passage à une véritable apparition. Arzaniel avait laissé
ses cheveux violets libres, et avait tressé des fils d'argent dedans.
Un simple fil d'argent - ou d'une quelconque matière brillante –
ceignait son front et elle était vêtue d'une robe magnifique
faite en velours bleu qui mettait en valeur sa peau de lait et rappelait la
bizarre nuance de ses yeux. La coupe en était droite, cintrée
sous les seins, avec une encolure ronde ornée de broderies. Les manches,
coupées aux trois-quarts, laissaient ensuite retomber librement le
reste fait en mousseline vaporeuse. C'était la tenue traditionnelle
des nobles dames atlantes...
Retrouvant difficilement la parole, Shion s'approcha, lui baisa la main de
façon impeccable et dit:
« Vous êtes très belle, plus que ne peuvent l'exprimer
les mots... »
Ce fut au tour d'Arzaniel de rougir:
« Je peux vous renvoyer le compliment, on dirait que vous avez
toujours porté cela... quelle prestance ! »
Shion lui tendit son bras et dit, coupant court:
« Si nous y allions ? On doit nous attendre, là-bas... »
Arzaniel glissa son petit bras sous celui de Shion, et tous deux se mirent
en route pour la cour intérieure de la lamaserie, là où
aurait lieu la cérémonie. Quand ils y arrivèrent, elle
était noire de monde, et, au centre, on avait monté un foyer
à côté duquel attendait le feu sacré, conservé
dans une lanterne. Ils y allumeraient leurs torches tout à l'heure.
La foule s'écarta pour les laisser passer et, dignement, aussi altiers
que s'ils avaient été le couple royal de l'antique Atlantide,
ils marchèrent d'un pas mesuré jusqu'au centre de la place.
Tous deux étaient d'ascendance princière, et cela ressortait
sans qu'ils en eussent vraiment conscience...
Les maîtres de cérémonie les attendaient, et dirent au
peuple présent:
« Voici ceux qui vont officier pour nous, Shion de Jamir alias
Eildecar fils de Ciryatan, Grand Pope du Sanctuaire d'Athéna, présentement
âgé de deux-cent trente neuf ans, et Arzaniel Hozan, trente-deux
ans... »
Shion se sentit mal à l'aise lorsqu'on déclina son âge,
mais il n'y eut pas un mouvement du peuple qui, manifestement, trouvait cela
normal et était plongé dans le plus intense recueillement. Arzaniel
jeta un regard éloquent à Shion, qui commença d'un ton
mesuré, en prenant bien garde à bien détacher ses mots
et de masquer son accent:
« Dieux qui régissent la Terre, aux pouvoirs si puissants
Daignez couvrir ces champs de vos présents
Et permettre à vos enfants ici rassemblés devant vous
De profiter de vos largesses encore longtemps »
Arzaniel continua:
Que par vous les forces de la végétation renaissent
Que la vie enfin sur les branches apparaisse
Et que le cycle interrompu reprenne
Par la grâce de tous les dieux bons et pérennes »
Lentement, ils prirent en main une torche et Shion continua:
« Que le froid pour une année d'ici soit banni
Que la sève circule de nouveau dans les pousses flétries
Par la bienveillance des dieux célestes et terrestres réunis »
Arzaniel logea alors sa petite main dans celle de Shion, et tous deux se regardèrent un instant avant d'allumer leurs torches à la lanterne sacrée et de dire, parfaitement coordonnés.
« Que ce feu que nous allumons à présent
De ce pacte divin soit le sarment
Qu'il s'élève vers le ciel gaiement
Et apporte de la joie au coeur des hommes »
Puis ils abaissèrent leurs torches vers le foyer, et le feu commença à lécher le bois odorant, répandant une excellente fragrance instant. La clameur qui s'éleva les fit vite revenir à la réalité, mais tous deux avaient conscience d'avoir partagé un moment d'exception...
A SUIVRE