Annexe 2 : La couronne de glace
Histoire d’une femme parmi les grands maîtres : Helena de la Couronne Boréale

 

Chapitre 7  : Retour en enfance

 

Helena sortit du palais et prit le chemin qui remontait vers le nord, vers les propriétés principales de ses parents. Le chemin n’était pas encore totalement recouvert de neige, aussi progressa-t-elle assez facilement. Elle aurait pu utiliser ses pouvoirs mais elle alla volontairement à la vitesse d’un humain normal, retrouvant à chaque pas ses racines et des sensations oubliées. Malgré ses années passées loin de son pays natal, tout ce qu’elle croyait oublié remontait, mélangé à ses souvenirs de petite fille, et elle frissonna. Le pouvoir de la mémoire était bien plus puissant qu’elle ne le pensait et lui rappelait que, même chevalier d’argent, même grand maître maintenant, elle restait une enfant d’Asgard et le resterait toute son existence.

Enfin, la demeure principale de ses parents fut en vue, et elle interrompit sa marche. D’un côté elle était heureuse de les revoir mais elle ne savait pas vraiment ce qu’elle allait trouver. Elle hésita un instant puis ôta son masque, après tout elle n’allait quand même pas le porter face à sa propre famille, puis alla actionner la cloche qui se trouvait à la droite du portail principal de la maison. Le portier sortit à petits pas et demanda :

« Qui va là ? »

Elle lui répondit :

« Je suis la première fille de la famille, Helena…vous ne me reconnaissez plus, Erik ? »

Le vieux portier la considéra, puis eut un grand sourire alors que deux larmes perlaient à ses yeux :

« Oh, mademoiselle Helena, quelle surprise ! Comme vous avez grandi ! »

Quelle évidence vu que dix ans avaient passé ! Mais elle ne se démonta pas pour autant :

« Je suis revenue pour quelques jours. Mes parents sont-ils là ? »

Le vieux portier sembla rajeunir alors qu’il disait :

« Je vais les prévenir que vous êtes là ! »

Il ouvrit la grille, la laissa entrer puis marcha le plus vite qu’il le put jusqu’à la maison. Helena le suivit très lentement, s’imprégnant des senteurs du jardin d’hiver aux vitres encore ouvertes en cette saison dont sa mère était fière. Elle entendit alors courir et crier :

« Helenaaaaaaa ! »

Deux jeunes filles, en qui elle reconnut ses sœurs cadettes, Gislinde et Ragnhild, couraient vers elle, toutes robes au vent. Les deux jumelles, de deux ans ses cadettes, étaient devenues remarquablement belles pendant toutes ces années, et leur ressemblance avec leur mère s’était accentuée, mais elles avaient gardé leur naturel vif. Elles lui sautèrent au cou et elle manqua tomber sous l’élan de ses sœurs. Elle sourit finalement et les embrassa en tentant de réfréner l’émotion qu’elle ressentait. Quand elles consentirent à la lâcher, leur gouvernante, qui avait visiblement poursuivi les jumelles quand elles avaient une fois de plus pris la poudre d’escampette, se trouvait là, les larmes aux yeux :

« Tu es enfin revenue…. »

Helena, terriblement émue, parvint cependant à dire :

« Je suis juste là en visite, nounou… »

Elle retrouvait instinctivement l’appellation de son enfance, et tenta de sourire alors que la vieille femme l’embrassait sur les deux joues.

Pourtant, son sourire s'évanouit pour faire place à son expression sérieuse habituelle lorsqu’elle vit s’avancer sa mère. Svanhilde, même avec dix ans de plus, avait gardé son allure majestueuse dans une robe de velours vert et son regard bleu considérait sa fille aînée avec un mélange de surprise et d’étonnement.

La mère et la fille s’observèrent un moment, puis Svanhilde finit par parler :

« Qu’est-ce qui te ramène auprès de nous, Helena ? »

Helena répondit posément :

« Une mission auprès de Leurs Majestés, mère… »

L’émotion cependant faisait trembler ses yeux mordorés, et Svanhilde aussi peinait à retenir ses larmes face à l’enfant dont elle avait dû se séparer voici bien des années. Le moment était si intense que les jumelles se mirent à pleurer, ainsi que la nourrice. Ce fut elle qui se reprit la première :

« Je vais faire préparer ta chambre ! », s’écria-t-elle en courant vers la maison.

Svanhilde reprit :

« Tu déposeras tes affaires dans ta chambre puis peut-être aimeras-tu une tasse de thé, je vais le faire préparer. Je vais aussi faire prévenir ton père que tu es revenue… »

Helena hocha seulement la tête. Finalement, sa mère n’avait pas tellement changé, même si, visiblement, elle avait tenté de nuancer son propos. Accompagnée de ses sœurs qui voulaient tout savoir, elle gagna sa chambre et déposa pensivement sa pandora box et son sac de toile. Rien n’y avait bougé depuis dix ans, mais le ménage y avait soigneusement été fait. Même ses jouets et ses petits trésors qu’elle y avait laissés n’avaient pas été déplacés.
Conscientes de sa réflexion, ses sœurs lui dirent :

« Tu nous rejoins en bas tout à l’heure ? »

Elle hocha juste la tête et resta là, en silence, à communier avec le passé et l’enfant qu’elle avait été. C’était en quelque sorte une façon d’en finir avec son enfance alors qu’elle accédait à la dignité de grand maître, et elle le ressentit fortement. Elle ouvrit son coffret de lit et y trouva des galets, des coquillages qu’elle ramenait de ses escapades, une image aux couleurs passées, tous ces petits trésors qu’elle gardait précieusement.
Une voix la tira de ses réflexions :

« Mademoiselle Helena, le thé est servi… »

C’était sa nourrice, et elle se tourna vers elle avec un sourire :

« J’arrive, nounou, je vais juste me rafraîchir un peu… »

La vieille nourrice sourit et essuya encore une larme :

« Odin a exaucé mon vœu, je peux mourir maintenant que tu es revenue… »

Helena s’approcha de la vieille nourrice et lui tapota l’épaule :

« Ma vie est au Sanctuaire, nounou, mais comme tu vois je me porte aussi bien qu’on peut l’espérer et tout va bien pour moi… allez, ne pleure plus… »

La sollicitude de la jeune femme consola la nourrice. Oh oui, sa petite fille rebelle avait bien changé, mais on pouvait encore sentir sous le vernis l’enfant énergique et contestataire qu’elle avait été. Elle se contrôlait davantage, voilà tout…

La vieille nourrice quitta la pièce, et Helena remit rapidement un peu d’ordre dans sa tenue, épousseta sa tunique et son pantalon de laine avant de refaire rapidement la natte qui retenait sa chevelure exubérante.

Sa mère et ses sœurs l’attendaient dans le petit salon, et Gislinde remarqua immédiatement le médaillon d’argent qui brillait dans la lumière :

« Il est beau ce médaillon, Helena. C’est au Sanctuaire qu’on te l’a donné ? »

Le sujet qu’elle avait pensé aborder le plus tard possible. Là, elle n’avait pas le choix. Elle but une gorgée de thé noir.

« Oui, parce que je suis membre depuis quelques jours du conseil des grands maîtres… », déclara-t-elle du ton le plus neutre qu’elle put.

Là, ce fut sa mère qui réagit :

« Un conseil ? de quelle sorte ? »

Helena prit une longue inspiration, avala encore une gorgée.

« C’est le conseil qui aide le Grand Pope à gérer le Sanctuaire et qui forme l’élite de l’ordre, les chevaliers d’or… »

Cette révélation amena le silence autour de la table jusqu’à ce que Ragnhild s’exclame :

« Mais alors…tu es vraiment haut placée !! »

Helena eut un geste pour calmer l’excitation de sa sœur.

« Ne t’enthousiasme pas, je n’ai aucun privilège et c’est beaucoup de travail… »

Mais les jumelles avaient vraiment décidé de s’enthousiasmer, et tout y passa : entraînement, armure, qu’Helena refusa de revêtir pour leur faire plaisir en leur disant bien qu’elle était faite pour la protéger et protéger Athéna, vie au Sanctuaire. Sa mère intervint peu dans la conversation, mais Helena ressentait tout son intérêt et toute sa fierté pour le parcours de sa fille aînée.

La discussion animée fut interrompue par le retour de son père, Eskill. Il reconnut à peine l’aînée de ses filles et resta silencieux un long moment, submergé par l’émotion. Helena resta longuement debout devant lui avant de parler.

« Bonjour, père… »

Eskill s’approcha alors et embrassa sa fille :

« Quelle surprise ! Tu aurais pu prévenir que tu arrivais… »

Helena cilla pour chasser les larmes qui lui montaient aux yeux.

« Cela s’est décidé très vite, père, je ne l’ai pas pu… »

Ragnhild s’écria alors :

« Papa, tu sais qu’Helena est dans le conseil dirigeant du Sanctuaire ? »

L’annonce brutale plongea Helena dans la gêne, qui disparut cependant lorsqu’elle vit une extrême fierté se peindre sur le visage de son père. Eskill prit le médaillon d’argent, lut lentement les inscriptions en grec gravées sur l’envers :

« Helena de la Couronne Boréale, grand maître du signe des Poissons… »

Il ne dit rien d’autre, mais Helena perçut son émotion. Ce fut Svanhilde qui rompit le silence :

« Sa Majesté avait donc raison, elle savait que tu irais très loin, Odin a posé sur toi sa bénédiction… »

Le regard félin d’Helena alla de ses parents à ses sœurs, mais elle ne put rien dire tant l’émotion lui serrait la gorge. Svanhilde cependant ne resta pas émue longtemps, et le bon vieux naturel revint au galop :

« Tu ne mets plus de robes ? Tu aurais pu au moins faire un effort… »

Helena soupira avant de répondre :

« En devenant chevalier, nous renonçons à notre féminité et je dois aussi porter un masque quand je suis au Sanctuaire… »

A part elle, Svanhilde pensa que cacher un aussi joli minois sous un masque était un crime mais c’était compréhensible au vu de ce qu’elle savait du Sanctuaire d’Athéna. Elle n’en montrait rien mais elle était vraiment impressionnée par le parcours de sa fille, et ne regretta plus de l’avoir laissée partir autrefois pour un autre destin que celui qu’elle avait imaginé pour elle.

« Gislinde et Ragnhild, il est l’heure de votre cours de maintien à présent… »

Les deux jumelles firent la moue mais elles se rendirent aux ordres de leur mère et quittèrent la pièce. Eskill embrassa son épouse et sa fille :

« Je dois me rendre chez Asketill, je reviendrai tout à l’heure. Je vais lui dire que tu es revenue, il en sera heureux…»

Quand il fut sorti, Svanhilde déclara :

« Sois franche, Helena : est-ce que le fait d’être un grand maître est dangereux ? »

Désarçonnée par la question de sa mère, elle lui répondit néanmoins :

« Non mère, pas plus que d’être un chevalier d’argent normal. Les grands maîtres ont un rôle administratif et pédagogique… »

Elle n’en dit pas plus, elle n’en avait pas besoin, Svanhilde ayant été une guerrière elle en connaissait parfaitement les risques. Mais, contrairement à elle, sa fille ne pourrait quitter son ordre et se marier à trente ans, elle mourrait au service de sa déesse. Pourtant, cette idée qui aurait effrayé tout autre mère ne le fit pas autant qu’elle l’aurait cru, car sa fille était heureuse, bien plus sereine et tel était son destin.

« Très bien, que veux-tu faire à présent ? Dois-tu retourner au palais ? »

Helena secoua la tête :

« Leur Majestés me feront chercher si elles ont besoin de moi, mais je leur ai dit que je resterai ici le temps de mon séjour, dix jours. C’est déjà une faveur exceptionnelle que ce congé mais, comme j’étais originaire du pays, le Grand Pope m’a demandé de porter des papiers à Leurs Majestés… »

Elle passa volontairement sur les épreuves subies et les blessures reçues. De toute façon elle ne boitait plus maintenant, et ses cicatrices n’étaient pas visibles sous ses vêtements, pas la peine d’affoler sa famille.

Un bruit de chevauchée se fit entendre, et elle vit son père, accompagné de ses deux frères aînés, Asketill et Einar. Deux minutes plus tard, elle se retrouva écrasée dans les bras de ses frères et ce furent des embrassades à n’en plus finir. Quand tout le monde eut repris sa contenance, Svanhilde salua ses fils, demanda des nouvelles de ses petits-enfants et se retira. Helena resta avec ses frères, qui eux aussi voulurent tout savoir sur le Sanctuaire, sa vie depuis dix ans, du moins ce qu’ils n’en savaient pas déjà. Asketill parla de sa jeune épouse Eldrid, qu’Helena connaissait, et de ses enfants, les faux jumeaux Hartmod et Sunniva. Einar, lui, était marié avec la fille cadette d’une famille voisine, Gunhild, et avait une fille, Ottilia. Tout le monde avait donc une vie normale de noble gérant des domaines, et sa vie au Sanctuaire leur parut vraiment teintée d’exotisme, comme quelque chose de lointain mais aussi irréel que les légendes de leur peuple. Rien que l’idée que le soleil puisse y briller toute l’année ajoutait à cette impression.

Leur mère réapparut le temps de dire qu’elle organisait une réunion de famille le dimanche suivant, puis les laissa de nouveau, rejoints cette fois par Gislinde et Ragnhild. Helena se sentait de nouveau membre de sa famille, comme si les années écoulées n’avaient pas compté, rien n’avait vraiment changé dans le royaume du nord, comme si les glaces y préservaient chaque tradition. Elle eut ce sentiment avec une acuité supérieure lorsque, le soir même, elle se retrouva seule dans sa chambre de petite fille. Selon les traditions de son pays, elle n’aurait dû quitter cette chambre que le jour de son mariage, mais son destin l’avait entraînée loin pour l’y faire revenir adulte avec un tout autre plan de vie.

Pourtant, certaines choses ne changeaient jamais, car c’est sa gouvernante qui vint la réveiller cérémonieusement le lendemain matin :

« Réveillez-vous mademoiselle, il est déjà tard et votre mère vous attend… »

Elle se retint d’être grossière et se redressa avec peine. Elle ne pensait pas qu’elle était si fatiguée, au Sanctuaire elle n’avait aucune peine à se réveiller avec le soleil. Elle saisit le réveil posé sur sa table de nuit et y lut sept heures trente. Comment avait-elle pu oublier que sa mère rassemblait la maisonnée tous les jours autour du petit déjeuner ? Elle repoussa les couvertures et ce fut le cri de sa gouvernante qui la réveilla tout à fait :

« Mais qu’as-tu là ???? »

Elle venait de voir les bras d’Helena couverts d’anciennes cicatrices ainsi que de plus récentes et d’hématomes divers. La jeune fille décida d’immédiatement dédramatiser les choses :

« Ça ? Oh rien du tout, des marques de combats récents, mais ne t’inquiète pas, je ne sens plus rien… »

Ce n’était pas tout à fait vrai, mais elle devait en être assurée pour que sa gouvernante le croie. Les coups reçus et les dommages subis la faisaient encore souffrir mais elle ne souhaitait pas inquiéter sa famille. Elle insista :

« Va leur dire que j’arrive… »

Elle ne voulait pas se déshabiller devant elle vu les marques qui parsemaient le reste de son corps. Une fois sa nourrice sortie, elle fit sa toilette et enfila une tunique et un pantalon court propres en laine. Elle n’avait jamais vraiment partagé le goût de sa mère pour le décorum mais, adulte à présent, elle percevait l’importance qu’avait pour celle-ci le fait de rassembler sa famille avant de démarrer la journée, pour au moins les voir. Elle pressa le pas mais eut tout de même droit à un regard désapprobateur de sa mère pour son retard. Elle retint de justesse un soupir mais n’en mangea pas moins son petit déjeuner avec appétit. A cause du climat, celui-ci, à base d’omelette, de poisson fumé, de pain frais, était très consistant, bien plus que celui qu’elle avalait au Sanctuaire. Elle en avait presque oublié le goût mais elle mangea avec appétit, laissant enfin pour la première fois depuis qu’elle était arrivée le passé reposer…

A suivre