Les enfants d' Asgard

Albérich de Mégrez: froid minéral.

 

Dieux... Me faire prendre la parole après ce gros lourdeau de Thol, c'est d'un manque de goût! Et cela sous le prétexte futile qu'il est le dépositaire (provisoire, j'en suis sûr!) de l'armure de Gamma et que je ne porte quant à moi que l'armure de Delta... Quelle honte... Laissez moi en plus vous préciser que ce vulgaire roturier a hérité de l'armure divine du Serpent par une chance extraordinaire, alors que l'armure divine du Cristal d'Améthyste est mon héritage et la propriété de ma famille depuis des générations... Oui, décidément, c'est un manque de goût... Enfin...
Permettez-moi de vous faire l'honneur de me présenter. Albérich, XVIIIe du nom, de la grande famille des Albérich, seigneurs d'Asgard. Vous connaissez, naturellement. Je pourrais vous retracer en détail le parcours grandiose de ma glorieuse famille, vous énumérer tous les prêtres, seigneurs et grands guerriers qui sont sortis de ses rangs, mais ce serait une perte de temps. Tout le monde connaît les Albérich. Donc, j'irai immédiatement au fait. Moi.


Je suis né par un splendide matin d'hiver. Ha. Il faut vous préciser que j'adore l'hiver. C'est ma saison préférée. J'aime la beauté blanche et calme de nos campagnes et de nos forêts en hiver, quand le sol d'Asgard disparaît sous une scintillante couche de neige. Même adulte, quand je dus affronter les menus désagréments liés à l'hiver, tels que les révoltes des petites gens ou le vol de gibier sur nos terres, je continuai décidément à aimer cette saison. Bref. Je disais donc que je naquis un beau matin d'hiver. Je n'étais pas le premier enfant de la famille, mais le troisième, derrière mes deux soeurs, Ingrid et Attona. Ha, j'oubliais. Pour être précis, je ne fus pas le seul à venir au monde ce jour-là. Ma soeur jumelle naquit quelques minutes après moi. Mais comme, en accord avec la loi, elle fut abandonnée dans la forêt quelques heures plus tard, cela ne vaut pas la peine de s'attarder sur ce point.
Ma famille, comme vous le savez certainement, était une des plus grandes et des plus riches d'Asgard. Mon père régnait en seigneur et maître sur une très grande forêt, toute la campagne environnante, un lac et quelques villages. Certes, certaines mauvaises langues vous diront que quelques nobles d'Asgard étaient encore mieux pourvus en terres et en bien, mais je leur répondrai qu'ils n'en tiraient certainement pas autant de bénéfices. Nos paysans travaillaient beaucoup et bien. Du reste, ils n'avaient pas le choix.
Dès mes plus tendres années, je dus apprendre à être un Albérich jusqu'aux bouts des ongles. Je ne suis d'ailleurs pas peu fier du résultat, soit dit en passant. On me donna les meilleurs professeurs et on m'enseigna tout ce qu'un garçon de ma condition devait savoir. A trois ans, je montais à cheval. A quatre, je lisais couramment. A cinq, je dominais les positions de base à l'épée et à plusieurs sortes de combats à mains nues. A six, on me laissa rosser mon premier domestique. A sept, je donnai mon premier concert de harpe aux deux fiancés de mes soeurs. Celles-ci avaient douze et treize ans, et il était grand temps de les marier. Bref, comme vous le voyez, mes premières années ne furent pas de tout repos.
J'avais dix ans quand mon père me parla pour la première fois de l'armure divine du Cristal d'Améthyste. Il me raconta que cette armure se transmettait de père en fils dans la famille, et qu'elle était la clé d'une puissance incalculable. Mais quand je voulus la voir, mon père ne put pas accéder à mes désirs. J'en conçus une immense irritation. Sommé de s'expliquer, il m'avoua que l'armure dormait au coeur d'un vieil arbre, d'un pin centenaire qui poussait au coeur de notre forêt, et qu'elle ne pourrait se montrer qu'en période de troubles, quand sa présence deviendrait nécessaire pour défendre le bon droit: celui des Albérich, et, accessoirement, celui d'Odin.
"- En attendant, il est du devoir d'un Albérich de s'entraîner sans relâche en prévision de ce jour."
Je ne me le fis pas dire deux fois. Je passai mes journées à m'entraîner pendant des heures et sans la moindre pause. Chaque fois que je remportais la victoire sur mon professeur (ce qui arriva régulièrement passé mes treize ans), il recevait cinq coups de bâton. D'autre part, mon père se faisant vieux, je m'arrangeai pour l'écarter de manière élégante, et je pris de fait la tête du domaine. Celui-ci devint plus fertile et plus productif qu'il ne l'avait jamais été.
J'étais une sorte de génie à tout point de vue. Cela serait de la fausse modestie de le nier. Et j'en étais pleinement conscient. Je savais qu'avec mes talents, je pourrais devenir beaucoup plus qu'un simple seigneur du bout d'Asgard.
Je me débrouillai pour avoir mes entrées à la Cour. Cela fut ridiculement facile. Ma deuxième soeur, Attona, était mariée à un nobliau quelconque, un courtisan sans envergure mais qui habitait au Palais, et venait d'avoir un enfant. Je prétextai une visite à ce tendre ménage pour me faire admettre dans l'entourage royal, et je montrai tout juste assez d'amour envers le nouveau né (une fille! La peste l'emporte!) devant la Grande Prêtresse pour qu'elle me juge favorablement. Les femmes sont vraiment toutes aussi sensibles et faciles à berner, soit dit en passant. Enfin, il faut reconnaître que d'autre part, elle avait déjà et depuis longtemps entendu parler de moi. En une saison, je devins un des conseillers les plus écoutés de Son Altesse Hildegarde de Polaris. Ce fut une belle période de ma vie. Les gens me traitaient comme un prince et toutes les femmes étaient à mes pieds. Il y avait pourtant deux exceptions, mais qui comptaient à peine: deux garçons de la petite noblesse qui avaient réussi on ne sait trop comment à devenir les pages des deux filles de la Grande Prêtresse. Ceux-là ne m'aimaient pas, c'était on ne peut plus clair. Mais ils ne pouvaient rien me reprocher. Les conseils que je prodiguais à la Grande Prêtresse étaient vraiment excellents. Et d'autre part, si tout se passait comme je l'avais planifié, ces deux crotteux ne feraient pas long feu au Palais. Pas après que j'aie épousé la fille aînée de la Grande Prêtresse. Je poussais celle-ci à prendre une décision dans ce sens aussi délicatement que je le pouvais. Malheureusement, un grain de sable vint gripper ma belle machine bien huilée. Du jour au lendemain, Asgard se retrouva en guerre. Bon. Je ne m'en plaindrai pas outre mesure, cette guerre me donna l'occasion de porter l'armure divine de Delta pour la première fois. Mais j'aurais bien aimé qu'elle se fut déclarée après que Son Altesse de Polaris ait décidé de me donner Hilda en mariage et pas avant. En effet, comme les deux volailles de basse-cour, mes ci-devant collègues d'Alpha et de Bêta ont su le préciser dans leurs propres comptes-rendus ridicules, Hildegarde de Polaris fut maladroite au point de trouver la mort dans cette bataille. Regrettable, vraiment. Enfin. Toujours est-il que, en matière de compensation, je testai admirablement la puissante armure divine du Cristal d'Améthyste au cours de cette journée. Je donnai la mort plusieurs fois, parfois rapidement grâce à ma fabuleuse épée minérale, parfois lentement, en emprisonnant mes victimes dans des cercueils d'améthyste. Je trouvai une grande poésie à leur lente agonie, à ceux qui se retrouvaient prisonniers de mes très beaux cristaux transparents. Je m'amusai follement au cours de cette bataille. Bon, évidemment, l'idée de me débarrasser de la même manière de quelques fâcheux comme les guerriers divins du Cheval et du Dragon (pfff... Tout juste un âne et un lézard, si vous voulez mon avis) me vint plusieurs fois à l'esprit, je le confesse. Mais ils étaient puissants, ces trublions. Très puissants. La partie aurait été bien serrée. Bien sûr, il y avait ce quatrième guerrier divin, celui qu'on appelait Mime. Si j'avais été certain de voir en lui un allié, j'aurais sans aucun doute mis mes plans à exécution. Mais je le connaissais mal, je n'avais jamais essayé de discuter avec lui et je ne savais pas où pencherait sa loyauté le moment venu.... Enfin, toujours est-il que la guerre s'acheva avec le crépuscule. Et, à mon grand regret, je dus me séparer de ma belle armure divine qui regagna son antre, tapie dans le coeur d'un arbre.

Aujourd'hui, Hilda règne à la place de sa mère. Elle aussi écoute mes conseils et les applique souvent, mais malheureusement est beaucoup trop attachée à ces fichues andouilles de Hagen et de Siegfried. Tous mes efforts en vue de les discréditer auprès d'elle sont restés vains. Pire: certains regards qu'elle lance à ce bellâtre de Siegfried me laissent à penser qu'elle n'est pas indifférente à ses charmes... Si on peut parler de charmes! Cela est plus que gênant. Il faudrait que je trouve rapidement un moyen définitif de me débarrasser de cet idiot. Je sais que lui non plus ne m'aime pas. Pas plus que son compagnon. Pas plus que cette petite écervelée de Freya, la soeur de Hilda. Ha! Celle-la, dès que j'aurai convolé en justes noces avec la Prêtresse, je me débrouillerai pour la marier à l'autre bout d'Asgard, pour ne plus avoir sous le nez sa figure de chaton effarouché! Elle m'agace. Et Hilda m'agace. Elle ne sait pas résister à leurs conseils, commence à les écouter plus que les miens. Ces dernier temps, elle me regarde étrangement. On dirait qu'elle ne me fait plus confiance, et ça, ça m'énerve au plus haut point.