Les enfants d' Asgard

Fenrir d'Alioth ou le loup solitaire

 

 

. Je m'appelle Fenrir.. Enfin, je crois. Il me semble que c'est le nom qu'on m'a donné à ma naissance, mais je ne parierais pas ma tête là-dessus. Cela fait si longtemps que je n'ai plus été appelé comme ça que ce nom ne réveille plus beaucoup de souvenirs en moi.... Ho, évidemment, mes fidèles compagnons de route m'ont donné un autre nom, mais comme il est plutôt difficile à prononcer pour une gorge humaine, je vous autorise à m'appeler Fenrir. Jusqu'à présent, je suis resté assis sur ce banc, à écouter en silence les histoire des autres guerriers divins. Je suis étonné. Je n'ai pas tout compris. Siegfried d'Alpha et Hagen de Bêta, par exemple. Ils chantent la camaraderie, l'honneur et l'amour. Bizarre. Moi, je n'ai pas d'autres camarades que les loups, et même avec eux, ma vie est un combat sans fin pour rester le mâle dominant. Je n'ai pas d'autre honneur que celui de ma meute et d'autre amour que celui de ces grands espaces de forêts qui font son territoire. Thol de Gamma parle avec beaucoup d'amertume des souffrances endurées par les habitants d'Asgard. Je crois même voir des larmes briller aux coins de ses yeux. Cette douleur n'arrive pas à m'atteindre. Je n'ai jamais aidé un être humain, moi. Au contraire, je les ai déjà souvent traqués avec la meute comme gibier que nous laissions aux plus jeunes. Les humains sont faibles et lents, et les loups ont un féroce appétit. Albérich de Delta montre tranquillement son côté ambitieux et calculateur. Il est visiblement prêt à tout pour gagner un surcroît de pouvoir. Je ne comprends pas ses désirs. Pour moi, le seul fait de courir libre dans les montagnes fait de moi le roi du monde. Et tous les honneurs et les titres qu'il convoite ne pèseront jamais lourd face aux puissantes mâchoires d'un loup.... Oui, décidément, je ne comprends pas ces gens. Pourtant, à la base, je viens de leur monde...
J'ai réprimé un sourire quand Albérich nous a récité son nom entier en bombant le torse. Je pourrais faire pareil: "Voici mon nom: Fenrir, machinchouettième du nom, de la grande famille des Fenrir, seigneurs d'Asgard". Bah! Quel intérêt? La valeur d'un homme est fixée par ses actions et pas par son nom. En plus, je ne sais même pas combien d'hommes avant moi ont porté ce nom de Fenrir. Et enfin, même si ma famille a été aussi puissante et connue que celle d'Albérich, son nom est tombé dans l'oubli depuis longtemps. Enfin... depuis une douzaine d'années... Depuis la mort de mes parents pour être précis.
Je devais avoir six ans à ce moment-là. Pourtant, je me rappelle encore très bien la scène. J'étais avec mes parents. Nous faisons une promenade à cheval accompagnés de quelques-uns de leurs amis. Le temps était magnifique et ma mère riait. Elle était heureuse. Je riais aussi. Et puis nous avons été attaqués par un ours. Si je n'avais pas aujourd'hui autant d'aversion envers ces gros lourdauds poilus, je dirais que cet animal devait être effrayé, blessé ou affamé pour nous charger ainsi. Ma mère a été la première à tomber sous ses griffes. Mon père, dans ses pathétiques efforts pour lui porter secours, n'a pas tardé pas à succomber également. Et les amis de mes parents, diriez-vous? Oui, ces hommes puissants et tous armés de rapières, d'arcs et d'épées? Hé bien pas un seul n'a osé s'interposer. Ils ont fait lâchement faire demi-tour à leur cheval et se sont enfuis sans regarder en arrière, laissant mes parents à la merci de l'ours. Et ils ne sont même pas revenus porter secours aux éventuels survivants.
Si je suis ici aujourd'hui, c'est grâce à ma meute. Les loups m'ont sauvé de l'ours en l'attaquant au péril de leur propre vie. Les loups ont léché mes larmes et m'ont ramené dans leur refuge. Les loups m'ont donné un abri et de quoi manger. Et de ce jour, c'est au milieu des loups que j'ai vécu.
Les loups m'ont immédiatement adopté comme un des leurs. Et j'ai appris, moi, à devenir un vrai loup. J'ai peu à peu abandonné le langage humain pour apprendre celui de la meute. Pendant un moment, j'ai même commencé à courir à quatre pattes, avant de me rendre compte que mon corps n'était pas fait pour ça et de revenir à la course à deux pattes. Pendant longtemps, j'ai été l'élément faible de la meute et cela me mettait en rage. Je n'avais pas de crocs, ma mâchoire n'avait aucune force, je courais trop lentement.... Je n'étais pas capable de ramener beaucoup de gibier de nos parties de chasse. Et puis, j'ai commencé à réfléchir. J'ai essayé de me fabriquer des armes capables de me donner la puissance que je n'avais pas. La pierre, lourde, capable d'assommer d'un seul coup. La lance qui peut blesser et même tuer. L'arc qui transperce à distance. Les pièges qui happent le petit gibier. La pierre, encore, mais pointue, pour m'aider à trancher la viande, à prendre une plus grande part de nourriture que celle que mes pauvres dents pouvaient m'offrir. Peu à peu, j'ai commencé à gagner ma place dans la meute.
Je me souviens encore très bien du combat terrible qui m'a opposé à Jing, le chef. Jing était un mâle d'une taille impressionnante. Il était déjà âgé et beaucoup de jeunes avaient déjà tenté de le défier pour prendre sa place à la tête de la meute. Aucun loup, pourtant, n'avait jamais réussi à le vaincre. Aucun loup, c'est vrai, n'avait droit à une seconde chance. Jing était sans pitié avec les prétendants qu'il battait. Il les égorgeait systématiquement. Dans le monde des humains, on aurait sans doute dit qu'il faisait des exemples.
Quand j'ai défié Jing, je savais très bien que le combat n'aurait que deux issues possibles. La victoire ou la mort. Jing a accepté le défi. Il n'avait pas le choix, c'était son devoir de chef. Mais je pense qu'il aurait bien voulu l'éviter, parce qu'il était sûr de l'issue du combat et que, quelque part, il m'aimait bien...
La meute a accepté que je livre bataille avec mes armes habituelles, une lourde pierre et un bâton pointu. En face, Jing n'avait évidemment pas d'arme. Mais son épaisse fourrure grise absorbait très bien les chocs et ses crocs pouvaient me décapiter d'un seul coup. La meute s'était placée en cercle autour de nous et attendait le début de l'affrontement dans un silence complet. J'ai attaqué le premier, avec sauvagerie. J'ai porté plusieurs coups avant que Jing se remette de sa surprise. Sa fourrure a pris une vilaine couleur brune. Jing a compris que j'étais résolu à me battre de toutes mes forces. Il est passé, lui aussi, à l'attaque.
Le combat a duré une bonne heure au bout de laquelle Jing a commencé à montrer des signes de fatigue. Il était puissant, bien sûr, mais plus tout jeune. J'avais plusieurs fois atteint son échine et méchamment entaillé une de ses pattes. En échange, le vieux loup m'avait déchiré le flanc et la cuisse. Je saignais beaucoup trop et je savais que je devais clore la lutte au plus vite, ou mourir de mes plaies. Jing est passé une dernière fois à l'attaque. J'ai esquivé brutalement tout en prenant ma lourde pierre à pleines mains. Grâce à mon seul élan, j'ai transporté tout le poids de mon corps vers l'avant et j'ai réussi à assener au vieux chef un puissant coup sur le crâne. Nous avons roulé dans la poussière tous les deux. Mais moi, je me suis relevé, alors que Jing avait été mis KO.
Il n'y a pas eu un glapissement. La meute- MA meute- a accepté son nouveau chef sans broncher. Quelques jeunes mâles, pourtant, on grogné d'impatience. Ils voulaient que je mette un terme à la vie du vieux loup étendu sur le sol. Je me rappelle que j'ai regardé Jing longtemps avant de prendre une décision. Finalement, je n'ai pas pu accepter l'idée de donner le coup de grâce à ce noble loup qui m'avait accepté dans sa meute. J'ai cherché un peu d'eau pour en asperger Jing et laver ses plaies. Les jeunes mâles ont poussé de nouveaux grognements. Alors, moi aussi, j'ai grogné. J'ai émis un sombre avertissement en levant doucement ma lourde pierre tachée de sang. Les jeunes loups se sont retirés, effrayés.
A son réveil, Jing m'a reconnu comme son chef. J'ai dû déployer des trésors de diplomatie pour qu'il accepte de ne pas quitter la meute pour chercher, seul, une mort honorable dans les montagnes. J'avais besoin de lui. Le vieux loup avait beau avoir trouvé plus fort que lui, il restait un symbole de puissance pour la meute. Quelque part, je savais que je ne pourrai jamais le remplacer entièrement.


Je n'avais pas tout à fait oublié le langage des humains. En fait, bizarrement, je ne l'avais pas oublié du tout, je m'en rendais compte à chaque -rares- fois que ma route croisait celle des hommes. Je comprenais tout ce qu'ils disaient. Au début, j'ai soigneusement évité de me retrouver sur leur chemin. J'adoptais le même comportement que la meute et ne chassais les humains qu'en période de famine. Et puis, petit à petit, je suis devenu plus espiègle. Je ne disparaissais plus dans les buissons dès que j'entendais des voix, mais je restais à portée de vue, et parfois même je venais au devant des voyageurs. Ils me saluaient alors avec un petit sourire (les jeunes filles surtout -?!-), sans se douter qu'à quelques pas, mes loups étaient prêts à fondre sur eux au moindre geste suspect. Parfois, ils engageaient la conversation. J'arrivais à leur répondre, même s'il me fallait chercher mes mots de temps à autre.
Je revenais parfois sur les terres de mes parents. Elles étaient toujours entretenues, ce qui montrait qu'elles avaient été données à quelqu'un. J'avais été leur seul enfant, mais mon père avait des frères et soeurs. Ceux-ci habitaient loin d'ici, dans d'autres contrées du Nord, mais je suppose que certains étaient venus en Asgard quand même pour occuper le domaine. Après tout, l'-MON- héritage laissé par la mort de mes parents était important.
La maison, par contre, tombait en ruines. Je ne suis pas un sentimental, mais ça m'a quand même fait un peu mal au coeur, la première fois, de voir la chambre où j'avais dormi défoncée, les tapis sur lesquels j'avais joué pourris et gorgés d'eau.
Parfois, des gens passaient à proximité. La plupart du temps, c'était des paysans, visiblement chargés de s'occuper du domaine. De temps en temps venaient aussi les nouveaux propriétaires, un homme et une femme à l'air hautain, accompagnés d'un jeune homme peut-être un peu plus âgé que moi. Des Fenrir, sans l'ombre d'un doute. Ils en avaient les yeux en amande et les oreilles légèrement pointues. Par contre, leurs cheveux d'un rouge sanguin n'étaient pas une caractéristique de notre famille. Je me rappelle qu'à l'époque, j'ai plusieurs fois maudit ces gens d'avoir accepté de remplacer mes parents sur leurs terres. Malheureusement pour eux, Odin a entendu mes malédiction... et les a exaucées.
Les terres d'Asgard ont de nombreux inconvénients. Le froid. Le manque de gibier. Les vents glacés. La neige. Pourtant, la guerre n'en a plus fait partie depuis longtemps. Quand elle est arrivée, elle a surpris tout le monde, ma famille en premier. Par hasard, j'étais là quand les tueurs sont arrivés. Ils étaient deux. Le premier était petit et avait des cheveux roses. Il portait une curieuse armure bleue foncé et était armé d'une sorte d'épée en pierre rose, assez comique. Le deuxième, lui, était grand et très blond. Son armure était grise et rouge. Des deux, c'était lui le plus impressionnant, mais il avait l'air assez mécontent d'être là. Il restait immobile pendant que son compère attaquait férocement mon cousin aux cheveux rouges. Lui aussi avait revêtu une armure, mais il ne faisait visiblement pas le poids. Finalement, il s'est écroulé aux pieds de son agresseur. Bien évidemment, je ne suis pas intervenu. Ces histoires ne me regardaient pas. Ça a été le seul épisode de la guerre que j'ai vu. Il m'avait paru peu glorieux et assez incompréhensible. J'ai su par la suite que les troupes d'Odin avaient repoussé les assaillants en un jour.

Et puis le temps est passé... La vie a continué. Ma meute a connu des heures tristes et des heures gaies. Parfois, je revenais encore sur les terres de mes parents, mais ça m'arrivait de plus en plus rarement. Plus que jamais, j'étais un loup et le monde des hommes m'indifférait. Et puis un jour....

...j'étais là, dormant en compagnie des loups sur ce qui avait été le sol du séjour de la maison de mon enfance. Le blason en forme de loup, qui avait survécu au temps, a brusquement éclaté. Derrière, il y avait une armure. Elle représentait un loup à deux têtes. Je l'ai reconnue: c'était l'armure que mon cousin portait lors de son dernier combat. Elle a éclaté à son tour et ses morceaux sont allés recouvrir mon corps. Je n'en revenais pas, elle m'allait comme un gant. Je me tournais devant Jing pour lui faire apprécier ma nouvelle tenue quand j'ai été interrompu par un rire de femme. C'était une jeune fille richement vêtue qui avait l'air de beaucoup s'amuser à me regarder. Je me suis senti grotesque. Je lui ai demandé sans douceur qui elle était et ce qu'elle faisait là. Elle m'a répondu de bonne grâce, pas désarçonnée du tout par mon agressivité:
"- Je suis Hilda de Polaris, la Grande Prêtresse d'Odin"...
La fameuse princesse Hilda. Bah! Un beau nom et un titre ronflant, mais sans grand intérêt pour moi. Je me suis préparé à lui adresser quelques piques assez vertes, mais elle a tendu sa lance et tous mes loups se sont prosternés devant elle, même Jing. Les répliques que j'avais en tête n'ont pas pu franchir mes lèvres. Hilda a continué à parler:
"- En revêtant cette armure, tu as accepté la charge de guerrier divin. Si tu m'obéis aveuglément, je ferai en sorte que tes terres te soient rendues et que le nom des Fenrir retrouve l'éclat qu'il avait jadis."
Epoustouflé, je me suis à mon tour prosterné devant la princesse et je lui ai juré obéissance.

Cela peut vous étonner. Au fond, j'étais un loup depuis trop longtemps pour vraiment désirer devenir un propriétaire terrien. Mais une raison particulière exigeait de moi que j'accepte le marché de Hilda: la vengeance. Le désir de faire payer ces hommes riches et puissants qui, voilà des années, ont abandonné mes parents à leur sort. Le désir de voir couler leur sang, le désir de les voir mourir seuls et dans la souffrance. Cela, un loup, même chef de meute, ne peut pas l'accomplir. Mais c'est tout à fait la portée d'un riche seigneur appartenant à l'illustre famille des Fenrir.