Les enfants d' Asgard
Hagen de Merak : Le galop du cheval
Hagen de Merak ou le galop du cheval. Il est difficile de se montrer dur avec
Asgard quand on fait partie de la petite minorité des gens qui n'ont
jamais eu froid et jamais eu faim, et pourtant, quand je pense à ma patrie,
je sens mon coeur se serrer. Asgard ne nous aime pas, nous ses habitants. Asgard
nous est cruel et nous maltraite. En mon for intérieur, je compare souvent
Asgard à une femme, une vestale dure et glacée qui nous hait et
nous méprise, repousse nos avances et rit quand nous mourons pour elle.
Et pourtant, nous, Asgardiens, l'aimons tous, notre terrible patrie. Là
n'est pas le moindre des paradoxes dans lesquels nous vivons.
Hum.... Je voulais vous parler de ma vie, mais je m'aperçois que j'ai
un peu dévié de mon sujet. Reprenons.
Je suis né avec une jolie petite cuiller d'argent dans la bouche. Mon
père et ma mère étaient tous deux des hauts prêtres
d'Odin, et comptaient parmi les gens les plus influents de tout Asgard. Cependant,
je n'eus pas le privilège de les connaître avant un bon bout de
temps, car ils m'abandonnèrent immédiatement aux tendres soins
d'un bataillon de nourrices, puis de professeurs.
Mes premières années de vie furent dorées mais actives.
Je fus élevé au Palais avec les autres enfants des prêtres
d'Odin, et j'avais à suivre avec eux tout un panel de cours de toutes
sortes, et ce, dès mon plus jeune âge. En Asgard, il est tenu pour
acquis qu'un enfant de prêtre sera appelé à devenir prêtre
à son tour et nous étions éduqués en conséquence.
Seigneur! Je me rappelle encore à quel point j'étais nul. Toutes
les matières qui exigeaient un minimum de cervelle me passaient largement
au dessus de la tête. Je mis deux ans de plus que mes camarades à
savoir lire, et je ne fus jamais capable de retenir les innombrables prières
que nous étions censées connaître par coeur. Mais je m'en
moquais. J'étais le bouffon du groupe, je faisais rire même nos
précepteurs et tout le monde m'appréciait. Dès le début,
je m'étais lié avec une toute petite fille, une charmante petite
poupée blonde comme les blés, plus jeune que moi et pourtant beaucoup
plus douée. J'adorais lui faire des farces et lui tirer les couettes.
Vous aurez évidemment deviné que cette fillette n'était
autre que la princesse Freya, deuxième fille de Son Altesse Hildegarde
de Polaris. Freya n'était pas beaucoup appréciée de nos
autres compagnons de jeu. Hé oui! Les adultes cachent leurs sentiments
derrière une révérence hypocrite, mais les enfants sont
indifférents à la notion de respect et de rang, et ils traitaient
Freya durement. Allez savoir ce qui ne leur plaisait pas chez elle... Peut-être
sa timidité. Peut-être son excellence en cours. Peut-être,
tout bêtement, sa beauté fragile. Mais moi, je l'aimais bien....
Ma petite vie bien réglée ne résista malheureusement pas
à mon cinquième anniversaire. Ce jour-là, la petite fête
que je donnais fut brutalement interrompue par l'irruption d'un homme très
grand et très blond dans mes appartements. C'était mon père.
Il congédia familièrement mes amis et s'assit auprès de
moi. Cet homme me flanquait la frousse. Je fis mine de reculer, mais mon père
me prit par le bras.
"- Assez, Hagen. Ne me fais pas perdre mon temps! Calme-toi. Assieds-toi
et ferme les yeux...."
J'obéis. Mon père ferma les yeux a son tour et prit ma tête
dans ses mains baguées. Son front toucha le mien. Après un court
moment, il me demanda de rouvrir les yeux.
"- Alors, Hagen...Qu'as-tu vu?"
Ce que j'avais...vu? Les yeux fermés? L'homme se moquait-il de moi?
"- Rien, évidemment...."
A ces mots, le visage de mon père parut se décomposer....
"- Rien... Aucune image ne t'est-elle venue à l'esprit?
- Aucune, père..." Puis, comme je le voyais si triste, j'ajoutai:
"je suis désolé..."
Mon père se releva lentement et appela ma nourrice.
"- Solveig, mon fils a été refusé par Odin. Il ne
sera jamais prêtre. Il est dorénavant hors de question de le garder
ici et de lui faire suivre un enseignement pour lequel il n'est pas fait.
- Mais, Seigneur... Qu'allons-nous en faire?"
Mon père soupira. A ce moment, je fus sûr que ce qui le préoccupait
le plus n'était pas mon sort, mais sa propre honte d'avoir engendré
un fils indigne. Il se tourna vers moi.
"- Le Palais ne peut pas se permettre de nourrir un garçon inutile,
Hagen. Tu dois choisir: soit tu pars vivre tout seul de ton côté,
soit tu restes au Palais, mais pour devenir un simple domestique..."
Partir seul? Vivre par moi-même, à cinq ans? Me retrouver dehors,
avec l'hiver qui avançait? J'étais peut-être fier de ma
petite personne, mais je n'étais pas fou. Je décidai de mettre
mon orgueil de côté, et je choisis le deuxième terme de
l'alternative.
Mon père eut un hochement de tête et quitta la pièce. Je
ne le revis plus avant très longtemps. Et, au fond de mon coeur, un vilain
pincement exigeait à toute force de me faire pleurer.
Passer de la vie confortable d'un fils de prêtre à la vie beaucoup
plus dure d'un domestique du Palais fut une des épreuves les plus dures
que j'aie jamais eu à traverser. Je dus apprendre à me lever aux
aurores, à exécuter les tâches les plus rebutantes sans
jamais me plaindre, à me nourrir de reliefs de repas et à dormir
dans des pièces mal chauffées. Je dus également apprendre
à supporter les coups des autres enfants et les brimades des adultes.
Au milieu de ces gens, je ne réussis pas à me faire un seul ami.
On me reprochait mes tenues de velours (qui ne restèrent pas bien belles
très longtemps, d'ailleurs), et surtout mes petites mains blanches qui
n'avaient jamais exécuté de travail plus dur que de seller un
cheval ou dessiner des runes sur une feuille de papier. On me rendit la vie
tellement infernale que, plus d'une fois, je pensai fuir du Palais pour tenter
de vivre par mes propres moyens. Je ne mis bien sûr jamais mon projet
à exécution, cela aurait été une folie. En fait,
je fus patient. Très patient, en regard de mon caractère bouillant
et emporté. Je tins le coup un an. Et puis vint le jour où ma
patience s'évanouit et où toute ma colère explosa d'un
seul coup.
Depuis longtemps, j'avais ce qu'on pourrait appeler un ennemi intime. Entre
nous deux, ce fut comme un coup de foudre, mais à l'envers: je le détestai
immédiatement et il me rendit la pareille. L'ennui c'est qu'Oleg n'était
pas encore un adulte, ce qui voulait dire qu'on lui pardonnait ses excès
et ses colères en évoquant son jeune âge. A l'inverse, il
n'était plus un enfant non plus, et ses coups faisaient très,
très mal. Ce jour-là, il me trouva à quatre pattes en train
de réparer et de nettoyer la grande mosaïque du sol de la salle
de réception. C'était un travail pénible et délicat
que j'avais mis plusieurs semaines à réaliser et qui était
en passe d'être fini. Je passais une dernière couche d'un épais
verni spécial qui résisterait aux assauts de milliers de pas de
danse. Oleg avait à la main un très gros tonneau rempli de déchets
des cuisines. Il réussit à se faufiler derrière moi sans
que je l'entende marcher, et, d'un seul coup, renversa le tonneau sur moi et
mon ouvrage. Je fus submergé d'ordure et le lourd conteneur me blessa
cruellement au front et à la main. Mais ce ne fut pas le pire: les déchets
d'incrustèrent dans le verni presque durci, et, malgré mes efforts,
je ne pus les déloger. Mon travail venait d'être réduit
à néant. Oleg, lui, riait aux éclats.
Un voile rouge me passa devant les yeux et, brusquement, je perdis tout contrôle
de moi-même. Avec une fureur que je n'avais jamais connue, je me jetai
sauvagement sur le jeune homme et je le frappai en aveugle de toutes mes forces.
Oleg tomba à terre, la mâchoire défoncée. Je ne m'arrêtai
pas de cogner pour autant. Pendant plusieurs minutes, je m'acharnai sur lui,
martelant sans pitié son visage. Finalement, la garde fut alertée,
les dieux savent comment. Il ne fallut pas moins de cinq hommes pour me maîtriser.
Oleg se tira de l'aventure défiguré à vie. Moi, j'eus droit
à quatre jours de carcan, exposé dans la cour intérieure
du Palais. Quatre jours de carcan, dehors, en plein hiver, sans boire ni manger.
Pour l'enfant de six ans que j'étais, cela équivalait à
une sentence de mort. Le premier jour, je réussis à résister
aux assauts terribles du froid. Le deuxième jour, je tombai en hypothermie
et je sombrai dans l'inconscience. Le troisième jour, Odin me vint en
aide sous les traits d'une de ses plus jeunes servantes.
Freya... La petite princesse blonde ne m'avait pas oublié. Dans le petit
gredin couvert de neige et prisonnier du carcan, elle avait immédiatement
reconnu le camarade de jeu de ses premières années et s'était
empressée de demander ma grâce. Malheureusement, elle eut beaucoup
de mal à l'obtenir et ce ne fut qu'au soir de la troisième journée
que ses gens me libérèrent et me transportèrent dans ses
appartements.
Quand je m'éveillai, je flottais dans un bain tiède, mais qui
paraissait brûlant à ma peau gelée. Avec grand peine, j'inspectai
ce que je pouvais voir de la salle de bains. Je ne reconnaissais pas la décoration
des murs ... je n'était jamais venu ici... Et puis, un éclair
doré me fit tourner la tête. Freya était là, toute
petite dans sa robe de dentelle blanche. Elle affichait une mine anxieuse. Soudain,
ma lucidité me revint d'un seul coup. Dieux, mais j'étais tout
nu dans ce bain, moi! Avec un hoquet convulsif, j'attrapai une serviette pendue
non loin de la baignoire et la ramenai vers moi. Elle se trouva trempée
et inutilisable, mais au moins ma pudeur était à peu près
sauve. Freya pouffait, pas du tout gênée. Interdit, je la regardai
un moment. Mes joues étaient rouges et brûlantes... Je ne savais
pas quel comportement adopter.. Et puis, finalement, le grotesque de la situation
me fit rire à mon tour.
A partir de ce moment, je ne quittai plus Freya. Celle-ci avait demandé
et obtenu de sa mère que je reste avec elle pour remplacer le frère
qu'elle n'avait jamais eu. Je fus donc élevé avec elle comme son
camarade de jeu, puis, quand nous eûmes grandi, comme son page. Quand
j'atteignis l'âge de neuf ans, la Grande Prêtresse Hildegarde de
Polaris me demanda de suivre un entraînement intensif pour pouvoir être
capable de protéger la petite princesse blonde de tous les dangers. Vous
pensez si j'étais fier quand j'acceptai! Je fus un élève
exceptionnellement doué et zélé.
Avec le recul, je pense que la Grande Prêtresse craignait déjà
un éventuel danger pour sa fille et qu'elle voulait minimiser les risques
en faisant de son meilleur ami un bon combattant. D'ailleurs, je ne fus pas
le seul à recevoir le très dur entraînement de maître
Ulric: un garçon un peu plus âgé que moi nommé Siegfried
m'y rejoignit très vite. Lui était d'avantage chargé de
veiller sur la princesse Hilda, la soeur aînée de Freya.
La suite des événements montra que les craintes de la Grande Prêtresse
étaient fondées. Deux dieux du Nord attaquèrent Asgard
sous un prétexte des plus futiles, une histoire de bonne femme. Siegfried
et moi, en plus de deux autres jeunes hommes, partîmes nous battre pour
notre patrie et pour Odin. Ce fut la première et la dernière fois
que je portai l'armure divine du Cheval de Bêta, et j'ose dire que je
lui fis honneur. Siegfried ne se battit pas trop mal non plus, d'ailleurs...
Ce fut une guerre héroïque et éclatante, une guerre qui plut
à notre dieu. A nos côtés, nous, guerriers divins, avions
la Grande Prêtresse et ses pouvoirs époustouflants, accompagnés
de ses prêtres. C'est là que je revis mon père. Il me vit
aussi, et ne fut pas peu surpris de me voir porter la puissante armure sacrée
de Bêta. Nous ne nous battîmes pas côte à côte
et quand il fut touché par un ennemi, je ne me portai pas à son
secours. C'est comme ça.
Au crépuscule, nous avions glorieusement repoussé nos assaillants.
Siegfried et moi avions fait des ravages dans leurs rangs, et nous en étions
fiers. A l'issue de la bataille, lui et moi avons décidé de devenir
des frères jurés.
Ce fut là mon premier et mon plus glorieux combat. Les escarmouches qui
suivirent cette guerre ne sont même pas dignes d'être mentionnées.
A ces occasions, je ne portai d'ailleurs même pas l'armure divine de Bêta,
qui était allée s'engloutir dans son fleuve de lave en attendant
de nouvelles aventures.
Aujourd'hui, Asgard est à nouveau en paix. La princesse Hilda a pris la suite de sa mère sur le trône et règne avec une grande sagesse. Quant à Freya, que les dieux me pardonnent!... Elle est devenue une ravissante jeune femme, et elle n'a même pas l'air de s'en rendre compte. Elle m'appelle "mon frère" et "mon ami", me prend par la main et tombe dans mes bras comme jadis, lorsque j'avais six ans et qu'elle en avait cinq... Mais le temps a passé... Bon sang, Freya, je ne suis pas ton frère! Je ne l'ai jamais été! Ne comprends-tu rien? Fais-tu semblant de ne pas remarquer cette rougeur qui me monte aux joues à chaque fois que tu me souris? Siegfried, lui, sait depuis longtemps quels troubles m'habitent. Il se débat d'ailleurs dans des affres semblables face à la belle et digne Hilda de Polaris... Oh, Freya, mon amour, moi qui n'ai jamais reculé devant aucun obstacle, je ne sais pas comment te dire... Comment t'avouer... A quel point je t'aime à présent.