Les enfants d' Asgard

Siegfried de Dubhe : l'éveil du Dragon

 

Asgard obéit à des règles. Des règles très strictes. Ces règles, tout enfant en âge de marcher apprend à les connaître par coeur, car elles seules peuvent permettre la survie dans l'enfer de glace qu'est notre patrie.
Et pourtant, ce jour-là, mes parents et moi avions délibérément choisi de les enfreindre. La raison en était puérilement simple: nous avions faim.
A priori, cela peut surprendre. En effet, comparée à la grande majorité de la population en Asgard, notre situation était très enviable. Mon père était un Gardien du Secret. Cela voulait dire familièrement qu'il était dans les petits papiers de la Grande Prêtresse d'Odin et que lui et sa famille avaient droit de braconnage, de chasse et d'abattage dans la forêt royale. Nous avions une maison construite en dur et du bois pour la chauffer. Beaucoup d'Asgardiens n'avaient pas cette chance.
Depuis qu'Asgard est Asgard, l'hiver en est le fléau. Il balaie notre malheureux pays de vents d'une extrême violence, bloque les cols qui sont notre seul lien avec le reste du monde, fait chuter les températures en deçà de moins quarante degrés. Et il tue. Chaque année, il prélève sa ration de victimes dans notre pauvre peuple. Mes parents et moi avions la chance d'être à l'abri du froid, mais pas de la faim. En hiver, le gibier est rare en Asgard. Les animaux partent, hibernent ou se terrent pour échapper au blizzard. Evidemment, les gens font des provisions, mais si l'hiver se prolonge trop, alors celles-ci ne suffisent plus et ne peuvent pas être renouvelées.
Ce jour-là, le vent était tombé et la température était brutalement remontée. C'est une situation qui peut être dangereuse, car le manteau neigeux est affecté par ce changement climatique. La sagesse aurait voulu que nous ne sortions pas. Seulement, nous avions l'estomac creux, et nous savions que ce temps clément allait faire sortir le gibier. L'occasion était trop belle de regarnir le garde-manger.
Nous nous sommes donc solidement équipés et nous sommes partis à la chasse tous les trois. Nous connaissions la grande forêt comme notre poche. Nous avancions silencieusement et contre le vent pour essayer de surprendre le rare gibier qui avait laissé des traces dans la neige. Mais, en définitive, ce fut nous qui fûmes surpris! La forêt se situait malheureusement à flanc de montagne. Nous n'entendîmes le caractéristique grondement sourd qu'une fraction de seconde avant de voir l'avalanche débouler sur nous à la vitesse d'un cheval au galop. J'entendis les hurlements de ma mère, le bruit des arbres déracinés, puis je cessai de remarquer quoique ce soit quand la panique déferla en moi.

Il était pourtant écrit que je ne mourrais pas ce jour. Incroyablement, je réussis à me débattre contre le lourd linceul blanc qui m'engloutissait. Avec l'énergie du désespoir, je refusai de mourir, je refusai de me rendre, d'abandonner, je refusai même de sombrer dans l'inconscience, ce que tout mon corps exigeait. Avec une force totalement surhumaine, je me projetai vers le haut au moment où la vague m'engloutissait, repoussant férocement les assauts terribles de la neige. Lorsque je m'effondrai enfin, j'étais bleu de froid, au bord de l'étouffement et à la lisière du coma, mais j'avais dégagé tout le haut de mon corps. Sans conteste, Odin m'était venu en aide.
Quand je me réveillai, j'étais couché sur un lit inconfortable et couvert de bandages de la tête aux pieds. J'avais été retrouvé par des chasseurs, venus dans la forêt dans le même but que mes parents et moi. Il avait fallu l'aide et les pouvoirs d'un serviteur d'Odin pour sauver mes membres gelés. Je m'en tirais à bon compte.
Malheureusement, quand je me renseignai sur le sort de mes parents, je n'eus droit qu'à des hochements de tête gênés. Avec une tristesse insondable, je dus me rendre à l'évidence: mon père et ma mère n'avaient pas bénéficié du même miracle que moi. Ils étaient à présent au Walhalla. J'avais dix ans et j'étais orphelin. Ma situation n'était pas très enviable. J'étais trop jeune pour prendre en charge le domaine de mon père, qui allait être mis en tutelle et géré par de lointains cousins. Il était pour moi hors de question de dépendre désormais de ces gens que je connaissais a peine. D'autre part, il n'existait pas d'orphelinat en Asgard: la politique d'aide sociale n'était pas vraiment une priorité dans un pays où tout allait déjà si mal.
Finalement, je résolus d'essayer de rentrer comme benjamin dans la garde royale. J'étais peut-être très jeune, mais j'étais déjà grand et robuste pour mon âge. Je fus accepté.

Quand je me plonge dans mes souvenirs et que je me remémore la caserne où je passai trois ans, je me souviens toujours et avant tout du froid qui y régnait. Aucune de ses immenses pièces n'était chauffée. Les officiers prétendaient qu'au bout de quelques mois au plus, nous nous serions habitués à ces températures, ou nous aurions renoncé. Il s'avéra qu'ils eurent raison et que, au bout du compte, je fus capable d'aller et venir en simple tunique de coton dans les couloirs glacés de l'édifice. Mais au début, je faillis plusieurs fois tomber en hypothermie. Nous, les benjamins, dormions dans une immense salle remplie de courants d'air. Ou du moins, essayions de dormir. Certains tentaient de lutter contre le froid en dormant dans le même lit pour partager leur chaleur corporelle. Ces pratiques étaient très sévèrement sanctionnées par les officiers quand elles étaient découvertes. Pour ma part, dormir contre un autre garçon m'inspirait un tel dégoût que je ne cédai jamais à cette facilité.
L'entraînement était très dur et portait essentiellement sur le combat à mains nues. Très vite, je me démarquai de mes compagnons: j'était plus rapide, plus fort et plus coriace que les autres, et il devint de plus en plus difficile de me trouver des partenaires. Aussi dut on rapidement m'intégrer dans une classe supérieure. Même au sein d'un groupe d'adolescents de trois ans mes aînés, je n'avais pas de mal à terrasser mes adversaires.
Mes talents devaient être tellement exceptionnels qu'ils parvinrent jusqu'aux oreilles de la Grande Prêtresse d'Odin, Son Altesse Hildegarde de Polaris. La Dame avait deux filles, mais aucun fils et se faisait du souci pour leur sécurité: elle savait qu'Odin était en mauvais termes avec d'autres dieux du Nord. En conséquence, l'éclatement d'une guerre dans un avenir proche n'était pas impossible. Ce fut elle-même, en personne, qui vint me chercher à la caserne. Nous discutâmes pendant plus d'une heure. La Dame voulait tout savoir sur ma vie et ma personne. Au bout du compte, je dus réussir son test, puisqu'elle me demanda de la suivre au Palais pour devenir le page et le protecteur de sa fille aînée, Hilda, future Grande Prêtresse. J'acceptai.
Je n'avais jamais vu la princesse Hilda que de loin. Entre nous, le courant passa immédiatement. C'était encore une petite fille, mais elle était déjà très douce et très belle. Malgré son jeune âge, elle était déjà pleinement consciente des devoirs de sa future charge et l'acceptait avec une soumission sereine. J'appris également à connaître sa jeune soeur, Freya, et son protecteur et ami, Hagen. Hagen était plus jeune que moi, plus spontané, plus souriant, peut-être plus innocent aussi. Je l'aimai immédiatement comme un frère.
Etre pages des jeunes princesses n'était pas un travail de tout repos. Hagen et moi suivions un entraînement intensif pour être en mesure de les protéger dans n'importe quelle situation. Souvent, notre instructeur, un très grand guerrier qui avait risqué plusieurs fois sa vie pour Asgard, nous faisait nous battre entre nous. Hagen se révélait être un combattant particulièrement coriace et doué. Pour la première fois depuis le début de ma carrière militaire, je trouvai face à moi un adversaire à ma mesure.
Ces quelques années furent les plus heureuses de ma vie. Mon admiration respectueuse pour la princesse Hilda s'était au fur et à mesure du temps transformée en attachement profond, puis en passion. Je l'aimais, de toute la force d'un très jeune homme devant son premier amour. Je l'aimais, mais je la révérais aussi, comme ma princesse et la future souveraine du royaume d'Asgard. Je n'osais faire part à Hilda de mes sentiments, par contre, j'en parlais souvent avec Hagen. Mon jeune ami se débattait quant à lui dans les mêmes affres que moi, mais en pire. Il avait constamment été auprès de la jeune Freya depuis ses six ans, et celle-ci le traitait depuis longtemps avec la familiarité d'une petite soeur pour son grand frère. L'ennui, c'est que les sentiments de Hagen envers la jolie princesse blonde n'avaient plus grand-chose de fraternels.
Cette période fut malheureusement bien courte, et très vite, de nouveaux ennuis reléguèrent à l'arrière-plan nos soucis d'adolescents. Asgard était à nouveau en danger, et Hagen et moi partîmes combattre les serviteurs d'autres dieux du Nord dans une guerre atroce et ridicule. Nous eûmes à affronter les magiciens des glaces de Frigg et les soldats de lumière de Balder pour des motifs tellement stupides que les larmes me vinrent aux yeux plusieurs fois, et que j'aurais volontiers refusé le combat si le sort d'Asgard n'avait pas été en jeu. Ce fut au cours de ce combat que Hagen et moi portâmes nos armures divines pour la première fois. Cette sensation enivrante qui m'envahit quand l'armure du Dragon d'Alpha vint recouvrir mon corps, jamais je ne l'oublierai. Nous, guerriers divins, n'étions alors pas au complet: nous ne fûmes que quatre à défendre Asgard cette fois-là, avec à notre tête la Grande Prêtresse Hildegarde de Polaris elle-même. Au cours de cette guerre, je sauvai la vie de Hagen plusieurs fois, et Hagen sauva plusieurs fois la mienne. Au bout d'une journée de combat, nous réussîmes à repousser nos ennemis et à sauvegarder nos frontières. Mais nous fûmes impuissants à sauver la vie de notre Grande Prêtresse, qui, après avoir causé de lourdes pertes au camp adverse à l'aide de ses terribles pouvoirs, s'effondra d'épuisement.
A l'issue de la bataille, Hagen et moi avons prononcé les serments de frères jurés.
Le temps a passé. Asgard a pansé ses blessures. Ma chère Hilda est devenue la nouvelle souveraine de notre royaume. Depuis la bataille, je n'ai plus revu l'armure divine d'Alpha. Je suppose qu'elle est retournée sommeiller dans sa cache de pierre. Je suis plus proche de Hilda que jamais, cependant, ces derniers temps, je la trouve plus froide et plus lointaine. Il est vrai que la charge d'un royaume est une lourde responsabilité. En secret, je m'essaie à la poésie pour tenter de lui déclarer ma flamme, mais les résultats ne sont pas fameux....