CHAPITRE VI : De partout dans le monde.
1ière Partie : L’appel des destins.
Sanctuaire, Temple du Cancer, 15 septembre 1967
Les chevaliers d’or du Cancer et des Gémeaux étaient plongés dans la perplexité. Une troisième personne, revêtue d’une grande bure et dont le visage était dissimulé dans l’ombre d’une capuche, attendait patiemment la fin des délibérations des deux guerriers. Saga arborait une expression méfiante vis-à-vis du visiteur tandis que son aîné à la peau d’ébène ne cessait de se frotter le bouc qu’il avait laissé pousser récemment. De son autre main il tenait l’objet qui était cause de tant d’interrogations : un parchemin finement enluminé sur lequel était écrit un message en grec ancien.
-Effectivement cela est intriguant… , dit Praesepe.
-Je ne savais pas quoi en penser alors je me suis dis qu’il serait mieux
de te le montrer, dit Saga.
-Tu as bien fait. En tout cas, ce document me paraît tout à fait
authentique.
-Mais le sceau…
-Il s’agit de la signature du Pope Akbar, le prédécesseur
de Sion. Cela signifie donc que ce laissez-passer a été rédigé
il y a plus de 250 ans. Même si cela est inhabituel, notre visiteur a
bien le droit de traverser les douze maisons.
Saga jeta un regard rempli de défiance à l’inconnu encapuchonné.
-Tout de même je me demande si…
-Tu peux prendre congé, Saga, coupa Praesepe. Tu es le premier gardien
de la montée des douze maisons en l’absence de Sérapis et
tes précautions t’honorent. Mais je prends les choses en mains
et vais conduire notre visiteur jusqu’au palais.
-Très bien, dit Saga d’un ton sec. Je laisse la responsabilité
de cette affaire au gardien de la quatrième maison.
Le chevalier des Gémeaux commença à redescendre vers son
temple.
-Puis-je connaître votre nom ? , demanda Praesepe à l’inconnu.
Le visiteur ne répondit pas et resta parfaitement immobile. En fait,
l’homme (ou la femme) n’avait pas bougé d’un pouce
depuis qu’il était arrivé sur le seuil de la demeure. Cela
pouvait aussi bien être une statue revêtue d’une cape pour
ce qu’en savait Praesepe.
-Comme il vous plaira… Veuillez me suivre.
Praesepe avança vers son temple et l’inconnu lui emboîta
le pas.
-Ca bouge ! Au moins ce n’est pas une blague douteuse de Saga, pensa
le chevalier.
* * * * * * * * * * * * *
-Je reconnais en effet l’écriture de mon prédécesseur, dit Sion après parcouru le parchemin.
Le maître du Sanctuaire fit un geste de la main en direction de l’inconnu
encapuchonné.
-Très bien, ce document vous a permis de venir jusqu’ici pour me
rencontrer. Mais quel est donc le but de votre visite ?
L’homme demeura parfaitement stoïque.
-Je crois qu’il ne parlera pas tant que je serais ici, intervint Praesepe.
-Tu as sans doute raison, mon ami. Veux-tu donc attendre à l’extérieur ?
-Je reste à portée de voix, au cas où…
Le chevalier du Cancer prit donc congé. Lorsque la lourde porte à double battant se fut refermée derrière lui le visiteur retira la capuche qui dissimulait son visage.
Tokyo, 2 octobre 1967
Une ruelle lugubre, seulement éclairée par la lumière de ternes étoiles… Une jeune fille apeurée qui fuit devant trois jeunes hommes… Les insultes qui fusent de bouches empestant le saké… Un talon qui se brise et un corps qui chute dans les détritus…
Deux des hommes saisirent la jeune femme, la maintenant immobile et l’empêchant
de crier tandis que le troisième, le plus jeune et le plus beau qui était
vêtu d’un luxueux costume trois-pièces américain,
s’approchait en jouant avec un couteau à cran d’arrêt.
La plus pure terreur se lisait dans le regard de la jeune fille.
-Tu apprendras qu’on ne me dit pas non, dit le playboy en faisant danser
son couteau devant les yeux de la fille. J’imagine que tu ne savais pas
qui j’étais… Tu vas l’apprendre à tes dépens…
-Qu’est-ce qu’elle devrait apprendre ? Que tu es un imbécile
de yakuza et que tu n’as pas plus d’honneur qu’un cochon,
dit soudain une voix féminine.
Les trois hommes regardèrent dans la même direction et découvrirent
une jeune fille adossée à un mur de la ruelle. Ils se demandèrent
pendant une fraction de seconde comment ils n’avaient pas pu la voir,
mais ces considérations furent vite balayées par l’absolue
perfection de la vision qui s’offrait à eux. Elle était
vêtue d’une tenue moulante en cuir rouge, tenue qui mettait particulièrement
en valeur ses formes athlétiques et parfaitement proportionnées.
Elle avait les cheveux attachés en queue de cheval ce qui laissait admirer
à loisir son visage harmonieux et sa bouche sensuelle colorée
de noir. Indiscutablement il s’agissait de la plus jolie fille que les
trois voyous n’avaient jamais vu.
Le chef de la bande fit signe à ses compagnons de relâcher leur
proie qui s’enfuit sans demander son reste.
-Et bien jeune fille… Est-ce que tu réalises que je pourrais être
vexé par tes paroles ?, dit le beau gosse.
-Comme je l’ai dit tu ne vaux pas mieux qu’un cochon. Un cochon
n’a pas d’amour propre, je ne pense donc pas pouvoir te vexer.
-Charmante !
D’un claquement de doigt, il ordonna à ses compagnons de la saisir.
Il se demanderait toute sa vie ce qu’il s’était passé
ensuite…
Le play-boy se retrouva allongé au sol, le talon de la fille en train
de broyer ses parties intimes tandis que ses deux amis se tordaient de douleur
autour de lui.
-En effet, on me dit souvent que je suis charmante, se moqua la fille.
Après un instant d’hébétude, la douleur atteignit
le cerveau de l’homme et il se mit à hurler de douleur et de surprise.
-On se croirait dans un mauvais manga ou un comics book tout aussi médiocre…,
dit une voix.
La fille venait de se faire surprendre presque de la même façon
qu’elle avait pris au dépourvu les trois hommes. Mais sa réaction
fut bien plus rapide et offensive que celle des voyous. Prenant son pied d’appui
sur la poitrine du beau gosse, elle bondit avec la vitesse l’éclair
sur l’homme qui venait d’apparaître. C’était
un jeune homme vêtu d’un long manteau de cuir, d’une grande
beauté et dont les cheveux bleu-marine étaient coupé courts.
La jeune fille essaya de l’atteindre d’un coup de poing au visage,
mais il écarta le coup d’un revers de la main. Elle enchaîna
d’autres coups, presque au maximum de sa vitesse, mais l’homme para
chaque tentative sans difficulté et en bougeant à peine.
-Je ne suis pas là pour me battre, dit-il simplement en saisissant le
poignet droit de la fille.
Elle lança un coup de pied que l’homme esquiva en la lâchant.
-Qui es-tu ? , demanda-t-elle en se mettant en garde.
-Je suis Mardouk, roi de Babylone.
-Mardouk ?!
Après une seconde de surprise, elle se tourna vers les trois voyous qui
se relevaient péniblement.
-Déguerpissez, tout de suite !
Ils ne se firent pas prier et s’enfuirent en claudiquant. La jeune fille
se détendit à peine, restant sur une position défensive.
-Désolé, je ne voulais pas vous priver de vos proies, dit Mardouk.
-Je pourrais leur remettre la main dessus sans problème mais je pense
qu’ils se tiendront calmes à l’avenir…
-Il est bien triste qu’une jeune fille avec votre ascendance soit réduite
à jouer la justicière et à poursuivre quelques vauriens
éméchés. Le temps où vos semblables protégeaient
ce pays de toutes les menaces, humaines ou surnaturelles, est-il donc à
ce point révolu ?
-Mes « semblables » ne sont plus. Il était un temps
où les protecteurs de ce pays étaient innombrables, du temps de
ma grand-mère ils étaient encore un nombre conséquent.
Mais aujourd’hui, je suis la dernière.
-Ainsi c’était donc vrai… La marche du temps qui fait que
partout dans le monde les créatures de légendes s’évanouissent
dans l’oubli vous aurait tant touché.
-Que me voulez-vous ?, dit la jeune fille avec un air agacé.
-Vous offrir la possibilité de changer d’échelle.
Elle le regarda sans comprendre.
-Vos talents, votre force devraient servir à de plus grandes causes que
ce à quoi vous les utilisez.
-Je les utilise au mieux, répondit-elle avec colère. Je perds
mon temps avec vous. Alors que je vous parle, quelqu’un a peut-être
besoin de moi quelque part dans celle ville.
Elle tourna les talons et commença à s’éloigner.
-Accordez-moi encore une seconde et si vous le souhaitez je rattraperai le temps
que je vous fait perdre en vous aidant cette nuit.
-Je n’ai pas besoin d’aide, dit-elle en continuant à s’éloigner.
-Tout le monde a besoin d’aide. Vous êtes seule, isolée.
Votre combat est certes admirable, mais il est sans fin. Quelle trace laissera-t-il ?
Quand vous ne serez plus, quand les kamis seront à jamais des mythes
périmés, qui prendra la relève pour continuer ce combat
que vous ne pourrez pas gagner seule ? Votre tâche restera inachevée.
Elle se retourna finalement et le regarda sans se remettre en garde.
-Si vous nous rejoignez vous ne serez plus seule et vous pourrez utiliser votre
force au mieux, pour changer le monde à tout jamais et en faire un endroit
meilleur. C’est la seule chose qui compte vraiment, la seule chose qui
mérite que l’on se batte et que l’on meure pour elle. C’est
notre rôle, notre responsabilité.
Elle le regarda dans les yeux, troublée tant par ses paroles que par
le regard de saphir du babylonien.
-Je réfléchirai, dit-elle après une hésitation et
avant de se retourner et de partir en courant.
Mardouk resta immobile un moment puis partit finalement dans la direction opposée.
Jamir, 15 octobre 1967
Le jour se levait sur Jamir et Praesepe venait d’être réveillé
par la lumière du soleil qui traversait la toile de sa tente. Le chevalier
s’extrait de son sac de couchage et sortit à l’air libre,
prenant une grande inspiration. Il était chaudement vêtu, l’air
du Tibet étant particulièrement frais à cette époque
de l’année.
Cela faisait déjà trois jours que le chevalier avait rejoint cette
région isolée. Il avait installé son petit campement devant
une tour à niveaux que Sion lui avait indiquée. C’est en
ce lieu que l’ancien chevalier du Bélier avait grandi et avait
suivi sa formation près de deux cent cinquante ans plus tôt. Praesepe
avait perçu une émotion inhabituelle dans la voix de Sion lorsque
celui-ci lui avait indiqué l’endroit où il voulait qu’il
se rende. De très vieux souvenirs, presque oubliés avaient dû
affluer à l’esprit du vieux Pope à ce moment-là.
Sion n’avait pas réellement précisé les raisons qu’il
avait d’envoyer Praesepe en cet endroit désert depuis plus de trois
vies d’hommes.
-Tu comprendras tout seul, ne t’inquiètes pas. Ce voyage se fera
dans le plus grand secret et tu reviendras ensuite à moi sans faire de
détour.
Praesepe n’avait donc posé aucune question même s’il
se doutait que cette mission avait un rapport avec le mystérieux inconnu
qui s’était entretenu avec Sion.
Trois jours s’étaient donc écoulés, à attendre
et à ne rien faire. Praesepe avait toujours apprécié le
confort qu’apportait la solitude lorsqu’il s’agissait d’étudier
ou de méditer mais il avait fait le tour des livres qu’il avait
emmené avec lui et commençait à trouver le temps très
long. Il réalisait aussi combien sa femme Sonya lui manquait, cela faisait
plusieurs années qu’il n’était pas resté aussi
longtemps sans la voir.
Maudissant la rigueur du climat, il décida de courir un peu pour se réchauffer.
Il fit donc une dizaine d’aller-retour entre la tour et le pont de bois
peu engageant qui l’avait mené là.
La onzième fois qu’il passa devant la tour, il entendit un bruit
semblant provenir d’un étage. Il se demanda s’il n’avait
pas rêvé et s’apprêtait à repartir lorsqu’il
entendit de nouveau quelque chose. Décidant d’en avoir le cœur
net, il prit son élan et bondit jusqu’à la fenêtre
du premier étage, la tour n’ayant pas de porte.
Si l’intérieur de l’édifice était poussiéreux
et rempli de toiles d’araignée, rien de plus logique si l’on
considérait le temps qu’il était resté inhabité,
les divers meubles et objets qui le remplissaient étaient malgré
tout parfaitement conservés. Un simple coup de balai, et l’endroit
serait de nouveau parfaitement habitable. Même s’il savait que Sion
ne lui en aurait pas voulu, Praesepe avait évité de pénétrer
dans l’édifice jusqu’à présent, respectant
le caractère privé de la demeure. Se sentant comme un cambrioleur
ou un profanateur de tombe, il avança néanmoins d’un pas
décidé.
Il ne lui fallut pas longtemps pour trouver l’origine du bruit qui l’avait
guidé là.
Sanctuaire, salle du Grand Pope, 17 octobre 1967
Sion avait retiré son masque et se tenait le dos voûté
et le visage entre ses mains sur son trône.
-Il a l’air encore plus vieux que d’habitude, constata Praesepe.
Le chevalier du Cancer était la seule personne au monde, à sa
connaissance en tout cas, à contempler régulièrement le
visage ravagé par la vieillesse de Sion. Il savait que les pouvoirs de
Sion, qui lui permettaient de prolonger sa vie, atteignaient leur limite. Bientôt
son ami mourrait : Praesepe avait toujours été conscient
de cet état de fait. Mais jamais encore il n’avait autant été
frappé par l’inéluctabilité de la chose.
-J’ai toujours su que mes ancêtres étaient originaires du continent de Mu. On m’avait dit que j’étais l’ultime descendant de ce peuple et qu’il mourrait donc avec moi. Je l’avais accepté même, bien que l’envie de partir à la recherche de mes origines et d’en avoir le cœur net m’eut fortement habité durant mes jeunes années. Mon instinct me criait que quelque part sur cette planète mes semblables existaient encore. Mais la guerre sainte est arrivée et, juste après son issue sanglante, j’ai été nommé Grand Pope par Athéna. Ecrasé sous le poids de la responsabilité de devoir préparer la prochaine guerre sainte, je m’étais résigné à accepter ce que l’on m’avait dit.
-Mais ton instinct avait vu juste, n’est-ce pas ? L’homme qui se tenait ici le mois dernier partageait les mêmes origines que toi.
Sion lâcha son visage et s’enfonça dans son siège,
regardant le plafond.
-En effet. Etonnant non, les facéties du destin ? J’avais
renoncé à retrouver mon peuple et c’est finalement lui qui
est venu à moi.
-Pourquoi ? Pourquoi maintenant ?
-Ce sont mes ancêtres qui ont créé les armures des chevaliers
à la demande d’Athéna. Si ce secret de fabrication s’est
perdu lors de la destruction du continent, ce sont les descendants du peuple
de Mu qui sont les plus à même de réparer les armures endommagées,
sinon les seuls.
-Tu veux dire que tous les chevaliers du Bélier à travers les
millénaires, dont la tâche traditionnelle est la réparation
des armures, sont originaires de ce peuple ?
Sion hocha la tête, la mélancolie se lisant sur son visage ridé.
-Le signe du Bélier est le seul dont l’armure a été
portée sans interruption durable depuis les temps mythologiques. Et ironiquement
chacun de ces chevaliers était à chaque fois formé en étant
persuadé qu’il serait le dernier de la lignée des chevaliers
muviens car on lui avait toujours dit qu’il était l’ultime
survivant de son peuple. Mais à chaque fois, un nouvel « ultime
survivant » était trouvé.
-Pourquoi ce mensonge ?
-Mon peuple a presque été décimé par la destruction
du continent qui avait été son berceau. De plus ses ennemis étaient
multiples car les secrets que renfermait notre ancienne Nation étaient
aussi nombreux qu’inestimables. Athéna s’est donc proposée
de leur permettre de disparaître et de fonder des communautés cachées
en différents endroits sur Terre. Elle a juré de tout faire pour
que tous croient que la lignée s’était éteinte et
de protéger ce secret. En échange, elle voulait juste que le poste
de chevalier du Bélier soit à jamais occupé par le plus
valeureux des muviens.
Praesepe eu un sourire ironique.
-Elle voulait que ceux qui avaient construit les armures soit ceux qui les répareraient…
En bref, Athéna s’est assurée le meilleur service après-vente
de l’histoire…
Sion haussa un sourcil devant cette expression à laquelle il n’était
pas familier.
-Ne manque pas de respect à notre déesse.
-Telle n’était pas mon intention. Nous servons la déesse
de la guerre et de la sagesse. Il est logique d’avoir fait en sorte que
les armures puissent toujours être réparées en prévision
des innombrables affrontements futurs. Je déplore néanmoins qu’il
ait fallu pour cela entretenir un tel mensonge.
-Tu n’aurais pas dû être au courant mais les circonstances
l’ont voulu. Seule Athéna et mes prédécesseurs au
poste de Grand Pope étaient dans la confidence par le passé. Plus
à chaque fois l’ancien chevalier du Bélier qui était
mis dans le secret lorsqu’on lui présentait son successeur. Peut-être
d’ailleurs que certains ont eu l’occasion de mourir au milieu des
leurs...
La mélancolie de Sion sur ces paroles noua la gorge de Praesepe.
-Dans mon cas, Athéna n’a apparemment pas tenu compte du fait que
j’étais Grand Pope et ne me l’a pas révélé,
préférant que je l’apprenne au même moment que mes
prédécesseurs à la fonction de gardiens de la première
maison. Elle devait sans doute penser que cela aurait pu me distraire de ma
tâche…
-Dans ce cas, Athéna vous connaissait bien mal.
Sion leva un sourcil perplexe.
-Ou alors elle me connaissait vraiment très bien.
Praesepe ne sut que répondre à cela. Après un moment il
se retourna vers le bébé endormi dans son couffin qu’il
avait déposé à l’entrée de la salle.
-Et donc si tes congénères se sont manifestés s’était
pour nous remettre ton successeur.
-En effet, le petit Mü sera le prochain à porter l’armure
du Bélier. Et il arrive parmi nous juste à temps pour que j’aie
le temps de le former.
Praesepe grimaça devant cette allusion directe à la mort prochaine
de son ami. Il se rendit compte qu’il avait presque une rancune irrationnelle
pour l’enfant car sa seule présence en ce lieu le mettait face
à son futur deuil.
-Comment peuvent-ils être certains que ce bébé a le potentiel
pour devenir un chevalier d’or ? Et comment savaient-ils que tu…
enfin… que le moment de nous l’amener était venu ?
-Comme je te l’ai dit nombreux et précieux sont leurs secrets.
Leurs capacités de divination et de prédiction sont sans égales.
S’ils estiment que ce petit sera un chevalier d’or, nous pouvons
le considérer comme acquis. En outre sur la justesse du moment, nous
ne pouvons que constater l’excellence de leur choix.
Praesepe serra les dents mais ne dit rien. Il constata alors qu’un air
lugubre s’était inscrit sur le visage de Sion.
-Quelque chose ne va pas ?
-Je repensais aux dernières paroles de notre visiteur. Même s’il
n’a pas été parfaitement clair et spécifique…
-Quoi donc ? , insista Praesepe.
Sion resta silencieux de longues secondes avant de reprendre la parole.
-Après que je lui ai rédigé un nouveau sauf-conduit et
que j’ai appliqué mon sceau sur le parchemin… Il a laissé
entendre, à moins que je ne me sois fait des idées ou que j’aie
mal interprété ses paroles… Il a laissé entendre
donc qu’il s’écoulerait sans doute beaucoup moins de temps
avant que ce parchemin ne soit utilisé que la dernière fois…
-Etant donné ta longévité exceptionnelle, cela ne veut
pas dire grand chose, fit remarquer le chevalier à la peau d’ébène.
-Je sais mais j’ai eu cette impression… comme si un destin tragique
et rapide attendait mon successeur.
-Tu le dis toi-même, tu t’es peut-être juste fait des idées,
dit Praesepe d’un ton rassurant.
Constatant le mutisme de son ami, le chevalier du Cancer reprit la parole.
-Attends-tu autre chose de moi ?
-Pas dans l’immédiat. Mü vivra ici avec moi pendant les prochains
mois puis je commencerai sa formation. Il lui faudra plus tard aller la terminer
à Jamir, là où se trouvent nos instruments d’entraînement.
Je pourrai l’encadrer à distance mais il serait mieux que quelqu’un
soit sur place avec lui de temps à autre. J’aimerais que ce soit
toi.
Praesepe regarda le couffin avec un regard moins dur que la fois d’avant.
-Bien sûr, tu peux compter sur moi.
Ile de la Reine Morte, 12 janvier 1968
Pour la première fois en bien des années, les cinq seigneurs noirs de l’île maudite étaient réunis au même endroit. Les plus puissants des chevaliers noirs passaient d’ordinaire leur temps à comploter les uns contre les autres, chacun voulant augmenter son pouvoir sur cette terre désolée dont même les plus misérables des damnés des enfers n’aurait pas voulu. Leurs alliances occasionnelles étaient souvent fort éphémères et ne duraient en général que le temps d’une échauffourée contre d’autres seigneurs ; parfois elles finissaient avant même la fin des combats, chacun croyant pouvoir obtenir une victoire encore plus importante dans la trahison.
Mais ce jour-là tout était différent. Un élément extérieur était venu offrir l’opportunité dont des générations de chevaliers noirs auraient rêvé. Une opportunité si forte que toutes les anciennes querelles devenaient caduques. L’heure était au rassemblement de toutes les forces disponibles et c’est ainsi que les cinq seigneurs étaient venus tenter de convaincre le seul chevalier noir de l’île à avoir porté une véritable armure d’Athéna. Et ils ne seraient pas trop de cinq pour cette tache, l’homme qui s’était appelé Gienah une éternité auparavant et qui était connu à présent sous le nom de Cygne Noir était en effet le plus solitaire et indépendant des habitants de cet enfer terrestre. Mais aussi sans doute le plus puissant et donc un allié qu’il serait folie d’ignorer.
C’était le plus âgé des chevaliers noirs, le redoutable Dragon Noir, qui avait mené la discussion et présenté leur requête. Le Cygne Noir, qui n’était pas revêtu de son armure ce qui constituait un fait peu commun parmi les chevaliers maudits, était assis sur un énorme rocher et surplombait ses visiteurs d’un peu plus de deux mètres. L’impressionnante musculature de son torse nu brûlé par le soleil ne manquait de mettre mal à l’aise les seigneurs noirs, qui étaient sur leur garde. Il avait poliment écouté ce que le porte-parole avait exposé mais son sourire narquois ne laissait guère de doute sur sa réponse.
-Franchement, autant je ne suis pas surpris que les autres s’embarquent
dans cette folie, autant j’avoue que je suis déçu que tu
les suives et que tu te sois même dévoué pour parler en
leur nom, dit le géant blond. Ces quatre-là sont des crétins
mais tu vaux mieux que ça, Dragon Noir.
Les quatre seigneurs visés s’agitèrent nerveusement. Quelques
insultes furent prononcées à voix basse.
-Nous aurons un allié puissant, répondit le porte-parole.
-Puissant certes, j’ai senti son cosmos aller et venir, flottant dans
l’air comme une odeur de mort, depuis quelques jours. Je pense même
avoir bien mieux évalué que vous la puissance de cet étranger.
Et si j’étais à votre place je m’interrogerais sur
les raisons qui peuvent le pousser à s’allier à une bande
de minables comme vous.
-Peu nous importe ses raisons ! Nous avons tous toujours rêvé
d’une telle occasion.
-Pas moi, ricana l’ancien chevalier d’Athéna. Venir sur cette
île était mon choix et je n’ai rien à voir avec vous.
-Nous perdons notre temps avec lui, intervint Orion Noir.
-Il pourrait trahir notre secret et prévenir le Sanctuaire, continua
Ours Noir.
-Pff… Le Sanctuaire d’Athéna n’aurait pas besoin de
moi pour gérer une menace aussi pitoyable que la votre, se moqua l’homme
du Nord.
-Nous pouvons te forcer à venir avec nous, dit alors Cerbère Noir.
-Si tu avais à choisir entre la mort et nous suivre, tu pourrais mieux
voir ton intérêt, appuya l’Autel Noir avec un ton menaçant.
Celui qui fut le chevalier du Cygne éclata de rire. Son hilarité se prolongea durant de longues secondes avant qu’il ne reprenne sa contenance et essuie ses larmes.
-Des menaces ? Vous voulez mourir avant même d’avoir commencé
votre équipée ?
-Calmons-nous ! , intervint Dragon Noir. Il n’est dans l’intérêt
de personne de faire couler le sang aujourd’hui.
Les quatre autres seigneurs obtempérèrent en maugréant.
-Nous partons à présent, conclut le porte-parole.
Après de derniers regards hostiles, tous tournèrent les talons
et se mirent en route.
-Attendez ! , les rappela alors la voix du Cygne Noir.
Les maîtres de l’île firent volte-face et regardèrent
avec méfiance l’ancien chevalier.
-Cela tombe bien que vous m’ayez rendu visite. Avant que vous ne partiez
l’un d’entre vous a affaire avec une de mes connaissances.
-Qui ça ? , interrogea Dragon Noir.
-Lui, répondit Cygne Noir en pointant Ours Noir du doigt.
Le seigneur noir en question était un homme d’environ seize ans.
Il était de taille moyenne mais très trapu. Son visage dénué
du moindre charme et son crâne rasé étaient couverts de
cicatrices.
-Moi ? , s’étonna le seigneur noir.
-Toi, oui. Suivez-moi.
-Nous n’avons guère de temps pour… , commença Dragon
Noir.
-Il s’agit d’un défi noir, coupa Cygne Noir.
-Un défi noir ? , répéta Ours Noir, abasourdi. Qui
ose me défier ?
La stupeur se lisait sur les visages des autres seigneurs noirs. Le défi noir était une provocation en duel que nul seigneur noir ne pouvait ignorer. Celui qui lançait le défi tentait tout simplement de prendre la place du seigneur noir provoqué. N’importe qui pouvait en lancer un, mais le combat étant à mort, cela demeurait rare. En outre Ours Noir était indiscutablement l’un des plus puissant combattant de l’île. Qui pouvait être assez fou pour le défier ?
-Réponds-moi ! , insista le défié. Qui est ce chien ?
-Tu vas bientôt le savoir. Suivez-moi vous tous.
Cygne Noir sauta alors de son rocher et commença à se diriger
vers son repaire. Les cinq seigneurs se regardèrent puis lui emboîtèrent
finalement le pas de façon hésitante.
Aucune parole ne fut échangée lors du trajet menant à la
cabane en bois qui faisait office de demeure à l’ancien chevalier
d’Athéna. Les murs et le toit étaient couverts de cendres
volcaniques et l’édifice avait une allure des plus misérable.
-Attendez-moi ici, dit le Cygne Noir avant de pénétrer dans son refuge et de tirer la porte derrière lui, laissant les seigneurs noirs en plan. Ces derniers entendirent une conversation venant de l’intérieur puis, au bout de moins d’une minute, la porte se rouvrit. Cygne Noir réapparut, accompagné d’un jeune enfant qui devait être âgé d’à peine cinq ans. Le jeune garçon avait un visage sévère et le teint hâlé. Ses cheveux bruns étaient coupés court et se dressaient en mèches désordonnées. Ses yeux verts transpercèrent Ours Noir qui n’en croyait pas ses yeux.
-J’espère que c’est une plaisanterie, souffla Ours Noir.
-Pour toi, cela pourrait être une très mauvaise plaisanterie, répondit
Cygne Noir avec un sourire mauvais.
-Quel âge as-tu, gamin ? , demanda le seigneur défié
avec un mépris absolu.
-Cinq ans aujourd’hui même.
-Tu as à peine l’âge de couper ta viande toi-même et
tu penses pouvoir me défier ? C’est ridicule ! , s’exclama-t-il
en prenant à témoin les autres seigneurs noirs.
-Je ne suis peut-être pas en âge de couper ma viande, mais je suis
suffisamment vieux pour te couper en deux, répliqua l’enfant avec
un ton de défi.
Une froide détermination se lisait sur le visage de l’enfant.
La dureté de son expression le vieillissait de plusieurs années.
Dragon Noir leva un sourcil perplexe à l’intention de Cygne Noir.
-Ours Noir n’a pas tort. Voir un seigneur défié par un guerrier
si jeune, qui n’est même pas un chevalier noir de surcroît,
est sans précédent. De plus, même si ce garçon était
vainqueur contre toute probabilité, jamais les membres du clan d’Ours
Noir ne le reconnaîtraient comme leur maître.
-C’est sans importance, répondit le Cygne Noir. Ce défi
noir ne sera qu’un combat d’honneur. Si mon protégé
gagne, il ne fera pas valoir ses droits sur les vassaux d’Ours Noir. Vous
pourrez démanteler ce clan et vous répartir ses membres à
votre guise.
Cette perspective aurait dû être alléchante pour les seigneurs
noirs mais ils restèrent stoïques. En effet, aucun n’imaginait
une seule seconde qu’Ours Noir puisse mordre la poussière.
-Très bien, les termes du défi sont donc établis, conclut
le Dragon Noir.
-Finissons-en, dit l’Ours Noir en s’avançant.
L’enfant alla à sa rencontre et ils s’arrêtèrent
à cinq mètres l’un de l’autre. Tous s’écartèrent
pour faire de la place aux combattants, formant un cercle autour d’eux.
Les deux duellistes se fixaient dans le blanc des yeux, aucun ne baissait le
regard.
-Malgré ton impertinence, je vais tenter de t’achever d’un
seul coup, gamin. Je ne tiens pas à te faire souffrir.
-Quelle magnanimité ! , railla l’ancien chevalier d’Athéna
dans l’assistance. Tu n’es pourtant pas connu pour ces délicates
intentions !
-Je n’ai aucun intérêt à tuer un enfant, se défendit
le seigneur noir.
-Tu n’as pas toujours eu autant de scrupules…
-Que veux-tu dire ?
-Peut-être la mémoire va-t-elle te revenir avant la fin…
, murmura Cygne Noir d’un ton mystérieux.
Ours Noir ignora cette dernière remarque. Il se concentra et une aura
sombre comme la nuit entoura son corps. Il s’élança alors
vers l’enfant tout en armant un coup. Il abattit alors son poing, qui
devait être aussi gros que le crâne de son adversaire, dans le but
de lui porter un coup fatal. Le jeune combattant bloqua le coup avec la paume
de sa main gauche, apparemment sans le moindre effort.
-Quoi ? , laissa échapper le chevalier noir, abasourdi.
Il tenta de forcer mais son poing ne pouvait plus avancer, ne serait-ce que
d’un millimètre. Il voulut alors atteindre du pied son jeune adversaire
mais son coup ne fit que brasser l’air : l’enfant semblait
s’être volatilisé.
-Derrière toi, dit la voix de l’enfant dans son dos.
Le seigneur noir se retourna alors vivement et l’enfant lui sauta au
visage. Le casque d’Ours Noir vola en l’air au milieu d’une
giclée de sang tandis qu’une profonde entaille apparaissait sur
sa joue droite. L’enfant s’éloigna d’un pas souple,
comme un escrimeur.
-Voilà une autre cicatrice pour ta collection ! Ne me remercie pas…,
se moqua-t-il.
Le seigneur porta ses mains sur son visage lacéré avec un cri
de douleur, sous le regard stupéfait des autres seigneurs noirs.
-Je crois que vous pouvez déjà réfléchir à
la façon dont vous allez vous répartir ses sbires, commenta Cygne
Noir à leur intention.
-Espèce de petit vaurien ! , cria le guerrier blessé. Je
vais te démembrer !
Oubliant sa blessure, le chevalier noir se rua sur son adversaire. Au lieu d’attendre, l’enfant vint à sa rencontre en courant. Surpris, Ours Noir voulut interrompre sa course pour se protéger, mais l’enfant fut trop rapide. Son poing s’abattit sur l’estomac du chevalier noir, faisant voler en éclat la partie de l’armure noire qui lui protégeait le bas-ventre. L’enfant prit une impulsion et s’envola presque, effectuant un saut périlleux arrière afin de d’atterrir quelques mètres plus loin.
Le seigneur tomba à genou en crachant du sang, le souffle coupé.
Son regard était empli de fureur et de douleur. Il se releva péniblement,
la respiration rauque.
-Ce n’est pas possible !
Le cosmos noir du chevalier maudit se déploya avec une vigueur renouvelée
par la colère.
-BEAR FURY ! , hurla-t-il alors qu’une aura de la forme d’un gigantesque ours l’entourait. Le cosmos ténébreux se concentra dans les poings du guerrier et il s’élança une nouvelle fois vers son jeune adversaire. Les deux bras du guerrier s’abattirent sur l’enfant comme les pattes d’un ours s’apprêtant à déchiqueter une proie. Mais le gamin n’était pas une proie ordinaire. Il bloqua les deux membres chargés d’énergie cosmique de son opposant en en attrapant les deux poignets. Un sourire passa sur le visage froid de l’enfant et il effectua une légère torsion sur les deux avant-bras. Deux sinistres bruits de craquement retentirent quand les os se brisèrent comme du verre en même temps que les protections de l’armure noire.
Le chevalier noir recula en hurlant devant la vision de ses deux poignets meurtris.
L’enfant lança alors un coup de pied rotatif sur le genou du guerrier
en perdition, le brisant net. Les seigneurs noirs grimacèrent au nouveau
bruit dérangeant d’os broyés tandis qu’Ours Noir s’effondrait,
une expression terrifiée sur le visage.
-Tu m’avais dit que tu me tuerais d’un seul coup, mais je n’ai
rien dit de tel, dit le garçon d’un ton glacial. Tu n’es
pas un ours, tu es une souris. Et je suis un chat…
Une lueur de sadisme passa dans les yeux de l’enfant alors qu’il
s’approchait de sa victime.
-Ne joues pas avec lui, intervint alors Cygne Noir. Ne t’abaisses pas
à son niveau car tu ne pourrais jamais en remonter. Accomplis ta vengeance
et finissons-en.
-Vengeance ? , le seigneur noir vaincu pleurait presque. Mais quelle vengeance ?
C’est la première fois que je le rencontre !
L’enfant se contenta d’abord de fixer le chevalier noir avec un
regard froid, ne semblant pas vouloir apporter d’éclairements sur
les raisons de leur combat. Puis ses yeux se firent moins implacables alors
qu’ils se remplissaient de larmes.
-Tu as tué mes parents, dit-il enfin d’une voix à peine
tremblante.
Alors qu’il essuyait ses larmes d’un revers de main, le seigneur
noir le fixait sans comprendre avec un air affolé.
-Tes parents ? Tu te trompes, je le jure !
-Il n’y a pas d’erreur, intervint le Cygne Noir. Cela remonte à
trois ans, peu de temps après que tu sois devenu un chevalier noir. Ils
s’agissaient de plaisanciers espagnols dont le voilier s’était
fracassé sur les récifs qui entourent l’île.
Ours Noir resta bouche bée alors que les souvenirs affluaient en lui.
* * * * * * * * * * * * *
L’homme luttait de toutes ses forces pour faire avancer son fragile radeau de sauvetage à travers les flots déchaînés. Il tentait de faire abstraction des pleurs de sa femme (qui étaient de toute façon presque couverts par le vent) et n’avait pas pris le temps de jeter un regard en arrière vers leur voilier qui avait fini de sombrer dans les eaux noires. Il maniait inlassablement sa rame afin de traverser les vagues, ses muscles étaient tétanisés par l’effort et son souffle se faisait rauque. Seule sa volonté, toute dirigée vers la côte qu’il distinguait au loin, lui permettait de tenir.
En vingt ans d’expérience maritime, jamais il n’avait essuyé une telle tempête et surtout jamais il n’avait été ainsi pris au dépourvu par la soudaineté avec laquelle le temps avait basculé. Son mât avait été brisé net sans prévenir et son impuissance avait été totale lorsqu’il avait senti que son voilier était inexorablement emporté vers les récifs de cet archipel qu’il savait mortellement dangereux. Il se maudissait de n’avoir pas évité cette zone dont il connaissait la terrible réputation. A présent tout ce qui comptait était de rattraper ce qui pouvait encore l’être et de sauver sa famille.
Il avait l’impression qu’à chaque coup de rame donné leur embarcation ballottée de toute part reculait au lieu d’avancer. C’était un combat acharné pour le gain du moindre centimètre les rapprochant de la terre ferme… de la vie. Combien de temps cela dura-t-il ? Sans doute presque la totalité de la nuit mais cela lui sembla des jours entiers.
Lorsque tout son corps ne fut plus que douleur, il constata enfin que ses efforts avaient payé et que l’île s’était bel et bien rapprochée. Elle était là, presque à portée de main. Il ne manquait quasiment rien pour en finir. Il pensa à son fils et obtint le sursaut d’énergie qui lui était nécessaire. Il devint telle une machine, sa conscience se noyant dans sa tâche.
Sa femme dut le gifler violemment pour qu’il arrête de fendre l’air de sa rame. Il n’avait même pas réalisé qu’il était en train de labourer le sable de la rive depuis déjà plusieurs dizaines de secondes, il avait été sourd aux cris de sa compagne. Il reprit vite ses esprits et sauta de l’embarcation. Il faillit pleurer en sentant la terre ferme sous ses pas mais il se retint. Saisissant la corde qui était attaché à la proue de leur canot, un dernier effort lui permit de tirer l’embarcation sur plusieurs mètres afin de la sortir totalement des flots.
Il se laissa alors tomber au sol, face contre terre et les bras en croix, haletant.
Sa femme mit pied à terre et s’avançait vers lui lorsqu’elle
se figea.
-Il y a quelqu’un, dit-elle à l’intention de son mari.
L’homme se redressa, regarda son épouse avec surprise puis regarda
dans la direction qu’elle fixait. Il distingua alors trois silhouettes
dressées à la limite de la plage, à peine discernables
à la lumière des étoiles. Ce qui lui sembla être
des rires lui parvint également. Au prix d’un effort presque inhumain,
il se remit sur pied, fit signe à sa compagne de rester là puis
s’avança vers les inconnus.
-Notre bateau a coulé, cria-t-il dans le vent lorsqu’ils ne furent
plus qu’à quelques mètres. Nous avons besoin d’aide.
En avançant il avait constaté que les trois individus étaient
bel et bien en train de rire. Des rires plutôt cruels en outre…
Maintenant qu’il commençait à les distinguer un peu mieux,
il fut interloqué par leur allure. Les trois inconnus portaient d’étranges
tenues noires, semblables à des armures. L’un des hommes s’avança
alors jusqu’à lui. Le naufragé eu un mouvement de recul
en découvrant le visage de l’inconnu. Si ce visage était
celui d’un jeune garçon qui entrait à peine dans l’adolescence,
quelque chose le mettait mal à l’aise. Le mal et la cruauté
semblaient se lire sur ses traits qui semblaient presque inhumains. L’homme
réalisa en un instant qu’il ne devait pas attendre la moindre aide
de ces trois inconnus. Son instinct lui hurlait même qu’il devait
craindre le pire.
-Votre karma ne doit pas être fameux ! Echapper à une telle
tempête, se battre pour survivre avec une si belle énergie…
Et tout cela pour arriver sur cette île, entre toutes… C’est
ce que l’on appelle ne pas être payé pour ses efforts.
Le marin naufragé commença à reculer, de plus en plus inquiet
quant à la suite des événements.
-Merci en tout cas ! Nous manquions de distraction et l’on peut dire
que vous tombez à pic.
* * * * * * * * * * * * *
-La mémoire te revient ?
C’était une constatation et non une question de la part de l’enfant.
-J’imagine que tu avais sans doute oublié cet incident, continua
Cygne Noir. Tes exactions auront été tellement nombreuses ces
dernières années que je conçois facilement que tu es du
mal à te souvenir de certaines.
-Il n’y avait pas d’enfant ! C’est une erreur !
La voix du chevalier noir était brisée mais cela semblait laisser
l’enfant vengeur totalement indifférent.
-Je t’en prie arrête-le ! , supplia-t-il Cygne Noir.
-Il n’y a pas d’erreur. La femme a caché l’enfant lorsqu’elle
vous a vu arriver. Et son père a survécu assez de temps au déchaînement
de violence gratuite que vous leur avez fait subir pour ramper jusqu’à
ma demeure et me confier le nourrisson. Je l’ai élevé depuis
lors. Quand il a été assez âgé pour comprendre, je
lui ai raconté son histoire tragique. Il a rapidement compris que pour
venger ses parents et survivre dans cet enfer, il devait devenir fort car seule
la force est reconnue par ici. Je l’ai donc entraîné et ses
progrès ont dépassé toutes mes attentes.
L'ancien chevalier de bronze du Cygne se détourna alors et commença
à marcher vers sa demeure.
-Il est temps d'en finir Shura, dit-il sans se retourner à l'intention
du gamin.
Celui-ci hocha la tête, s'avança vers l'Ours Noir qui eu un mouvement
de recul craintif.
-L’heure de la justice ! , dit le garçon.
Le coup partit si vite qu'aucun des seigneurs noirs ne put le distinguer clairement.
Ils regardèrent leur ancien congénère s'effondrer dans
la poussière, la gorge broyée, et s'éteindre après
un dernier spasme d'agonie. Le garçon le contempla quelques secondes
puis se détourna et s'en alla rejoindre son mentor sans un regard en
arrière vers les autres seigneurs noirs.
Arrivé devant son antre, Cygne Noir se retourna une dernière
fois et fixa Dragon Noir droit dans les yeux.
-Puisse ta mort être rapide et sans douleur inutile.
Le Dragon Noir tiqua devant cet étonnant vœux puis se ressaisit
et adressa un sourire ironique en retour.
-Puisses-tu ne jamais regretter de ne pas nous avoir suivi.
-Aucune chance.
* * * * * * * * * * * * *
L'homme que l'on appelait Guilty contemplait le ciel étoilé,
allongé sur les roches recouvertes de cendres volcaniques. Il était
empli d'une grande mélancolie et avait la gorge serrée. Son regard
se portait plus particulièrement vers la constellation du Cerbère,
celle qui avait été sa constellation protectrice du temps où
il était chevalier. Avant sa déchéance et son exil sur
cette île infernale décrétée par le Grand Pope Akbar.
Il avait envie d’arracher le masque tribal qui dissimulait ses traits
depuis tant de temps.
-Non pas encore… Je ne peux céder si près de la fin.
Des souvenirs agréables, oubliés depuis une éternité,
refaisaient surface. Son enfance, son entraînement auprès de son
maître, ses exploits de chevaliers... Même les souvenirs moins plaisants,
comme sa trahison et sa chute, lui paraissaient plus doux, comme s'ils avaient
été enfin digérés. Pour la première fois
depuis qu’il était devenu le gardien, il se souvint même
de son vrai nom qui lui avait été arraché en même
temps que le reste de son identité et de son statut de chevalier.
-La proximité de la mort sans doute, pensa-t-il. Ma malédiction
s'achève ce soir. Enfin...
Il entendit alors les bruits de pas au moment même où il ressentit
le cosmos étranger qui était néanmoins devenu familier
au cours des dernières semaines.
Il se leva alors pour faire à son adversaire.
-A ma mort... , songea-t-il avec une impression étrange.
L'étranger était recouvert d'une grande cape noire et portait
une capuche qui dissimulait totalement ses traits. Il était d'une taille
et d'une stature impressionnante et se tenait, immobile, à quelques mètres
du gardien de l'île.
-Vous êtes ici pour libérer les chevaliers noirs. Ma tâche
est de les garder captifs sur cette île. Seule la mort mettra un terme
à ma mission qui est aussi ma malédiction.
-Alors meurt, répondit la voix la plus étrange qu'aie jamais entendu
Guilty.
Une voix profonde qui semblait vibrer d'une tonalité presque minérale.
Une voix indubitablement inhumaine...
Le cosmos du chevalier maudit s'enflamma avec une intensité qui aurait fait trembler de peur bien des adversaires. Il s'élança vers son adversaire en concentrant toute son énergie dans son poing et porta un coup comme seuls les chevaliers de la déesse Athéna peuvent en porter,un coup à fendre les cieux, un coup qui aurait abattu un chevalier noir, voire même un authentique chevalier d'argent, instantanément. Même un des mythiques chevaliers d'or aurait été ébranlé par un tel assaut.
Mais l'inconnu ne fit aucun geste pour esquiver ou se dérober à
l'impact qui l'atteignit en pleine poitrine et l'encaissa sans même broncher.
Les os du poignet de Guilty se brisèrent comme du verre, lui laissant
l'impression qu'il était un mortel ordinaire ayant frappé un mur
d'acier trempé.
Le cosmos du visiteur s'enflamma, à peine une fraction de seconde. Guilty
ne vit qu'un flash de lumière et il se retrouva au sol, tous les os du
corps réduits en poussière.
-La délivrance! , pensa-t-il.
Puis il mourut, redevenant au dernier moment l’homme qu’il avait
été puisque sa dette était payée.
Groenland, 13 janvier 1968
-Pose ça là-bas, s’il te plaît, dit Akiera en désignant
un des rares espaces vides d’une pièce où s’entassaient
des cartons et diverses fournitures.
-A vos ordres monsieur ! , répondit Sérapis qui portait un
carton qui semblait aussi lourd qu’il était encombrant.
-Non attends ! , l’interrompit Lyn. Ce sont des babioles dont on
s’occupera en dernier. Ca va nous encombrer si on le met là, on
va plutôt le poser dans la remise.
-Tu es sûre… , commença Akiera.
-Je veux bien le mettre où vous le voulez, mais je voudrai l’y
mettre vite. Je ne sais pas si vous vous rendez compte que c’est vraiment
très lourd, coupa Sérapis avec un ton blasé.
-Et de mon côté, j’ajouterai que je ne vais pas pouvoir garder
ce passage ouvert indéfiniment.
C’était Saga qui avait parlé d’une voix où
transpirait la même exaspération amusée que dans celle de
Sérapis. Il était assis en tailleur à côté
d’un portail dimensionnel et des gouttes de sueur perlaient sur son front.
Akiera et Lyn regardèrent les deux chevaliers d’or avec un air
perplexe puis se fixèrent dans les yeux.
-Dans la remise, dirent-ils d’une même voix.
-Ca veut dire que je vais encore devoir sortir dehors ? , se lamenta le
chevalier du Taureau. Je suis brésilien, je vous le rappelle. Si vous
vouliez ma mort vous ne vous y prendriez pas autrement.
-Je t’avais prévenu qu’il fallait te couvrir, se défendit
Akiera.
-Tu m’avais dit que tu voulais que je t’aide pour un déménagement
à Stockholm ! La Suède c’est déjà froid,
mais je ne m’attendais à ce que ce soit un déménagement
inter-dimensionnel vers le Groenland auquel j’étais convié.
-Allons Sérapis, ne vois-tu pas l’importance de l’instant ?
Deux chevaliers d’or en exercice plus un ancien mobilisés pour
un déménagement. On peut considérer cela comme un événement
d’ampleur historique, dit Saga avec une pointe d’ironie dans la
voix.
-Je vous revaudrai ça, dit Akiera avec un ton diplomate. Cela nous arrange
beaucoup et vous conviendrez bien que nous ne pouvions pas demander à
nos amis suédois de nous aider vu l’aspect exotique de la procédure.
-Et puis il faut bien qu’il y est de bon côté à être
marié à un demi-dieu qui a plein d’amis demi-dieux, ajouta
Lyn avec un sourire.
Sérapis partit d’un grand éclat de rire et s’éloigna.
-Procédure exotique pas tant que ça, dit-il avant de quitter la
pièce. A la fin c’est toujours le gars costaud qui porte les cartons.
* * * * * * * * * * * * * *
Sérapis et Akiera, fourbus, étaient affalés dans deux
grands canapés disposés autour d’une table basse où
étaient posées des boissons chaudes.
-Je préférerais affronter les 108 spectres d’Hadès
seul plutôt que de m’installer dans ce pays, dit Sérapis
avant de porter un chocolat chaud à ses lèvres.
-Je t’avoue que cela ne m’emballe pas vraiment, convint Akiera.
Mais le père de Lyn est gravement malade et nous allons donc aider ma
belle-mère à faire tourner leur bar le temps qu’il se rétablisse.
Et puis si mon beau-père est suédois, ma belle-mère est
originaire d’ici. Je crois que Lyn avait envie de passer quelques années
dans ce pays depuis longtemps, les circonstances n’ont fait que précipiter
les choses.
-Quitte-la ! , dit Sérapis avec un œil rigolard.
-Voilà un ami de bon conseil ! , commenta Saga en pénétrant
dans la pièce, le petit Aphrodite installé sur ses épaules.
L’enfant était tout sourire et s’amusait à mettre
la pagaille dans la longue chevelure du chevalier des gémeaux.
-Je devrais t’engager comme nounou, plaisanta Akiera.
-Ha oui, ça serait une super idée, appuya le garçon.
Saga se contenta de sourire et fit descendre Aphrodite de ses épaules.
Celui-ci s’en alla en courant, sans doute à la recherche de sa
mère.
-Il ne t’a pas trop fatigué ? , lui demanda l’androgyne
avec un sourire.
-Non, ça va. Je l’ai même trouvé un peu fatigué.
Akiera haussa les épaules.
-Sans doute l’agitation de la journée…
-Il me disait juste qu’il regrettait beaucoup que vous n’ayez pas
pu emmener votre jardin avec vous...
- Il aimait bien y donner un coup de main à sa mère…
-Ca va être difficile par ici !, fit remarquer Sérapis.
-On lui a promis d’essayer…
Le chevalier du Taureau regarda son ami avec un œil incrédule.
-Vous ne m’avez tout de même pas fait porter du matériel
de jardinage ?
Akiera simula une quinte de toux et changea habilement de sujet.
Les trois serviteurs d’Athéna discutèrent paisiblement
un long moment, Saga rapportant les dernières anecdotes du Sanctuaire
et Sérapis racontant sa vie au Brésil.
-Tu penses essayer d’entraîner ton fils ? , demanda Sérapis
au bout d’un moment.
Akiera regarda Sérapis comme si celui-ci venait de dire quelque chose
de totalement incongru.
-Lyn m’arracherait les yeux sans la moindre hésitation. Elle a
déjà eu du mal à accepter que je parte pendant deux ans
pour m’occuper de la formation de Saga… J’ai même été
verni qu’elle ait bien accepté de me reprendre ! De toute
façon, c’est un garçon vif mais un peu chétif, je
ne pense pas qu’il ferait un bon guerrier.
Sérapis acquiesça en se levant.
-Bon ce n’est pas tout ça, mais il va falloir que je rentre. Avec
le décalage horaire je devrais arriver au Brésil pour la séance
d’entraînement de l’après-midi.
-Tes élèves peuvent se passer de toi…
-Je ne crois pas, non : je ne peux les laisser se relâcher si je
veux en faire des combattants valables… Sion n’arrête pas
de me dire que la nouvelle génération de chevaliers va bientôt
arriver, que je vais bientôt crouler sous les élèves talentueux,
mais pour le moment je ne vois rien venir.
-Cela ne te ressemble pas de te plaindre de tes élèves. Le grand
Sérapis aurait-il perdu ses talents de maître hors pair ?
-Je ne me plains pas, répondit le chevalier en levant un sourcil vexé.
Je n’ai pas grand-chose à reprocher à leur état d’esprit.
Mais ils ne sont tout simplement pas destinés à devenir de grands
chevaliers, alors j’essaie simplement d’en tirer le meilleur possible.
Akiera hocha la tête, comme si le sujet ne le concernait plus vraiment.
-Au fait le Brésil s’est remis de la perte de la coupe du monde ?
, dit-il finalement avec un sourire en coin.
-Ne m’en parle pas ! Un vrai drame ! Je compte les jours jusqu’à
la prochaine au Mexique et j’espère que les dieux du foot seront
avec nous, cette fois !
-Curieuse parole pour un serviteur d’Athéna…
Le chevalier du Taureau se leva en haussant les épaules puis adressa
un clin d’œil à Saga.
-Je vous dépose, j’imagine, répondit le jeune chevalier
d’or.
-Je comptais un peu dessus…
-Tu t’en vas ? , demanda le petit Aphrodite qui venait de revenir
dans la pièce, la main dans celle de sa mère.
-Et oui, je dois encore faire le taxi…
-Tu reviens bientôt ?
-Aph’, ce n’est pas exactement comme si Saga habitait la maison
voisine, expliqua Akiera en passant la main dans les cheveux de son fils. Il
reviendra quand il le pourra.
La déception se lut un instant sur le visage de l’enfant, avant
d’adresser un grand sourire à l’assistance.
-Merci encore pour le coup de main, dit Lyn aux deux hommes.
* * * * * * * * * * * * * *
Akiera tenait dans ses mains un tableau représentant le duel opposant
Achille et Hector. C’était l’œuvre de Lyn qu’il
préférait, et il avait fini par la convaincre de l’accrocher
dans leur salon de longue lutte car la jeune femme trouvait cela fort peu modeste.
Mais à présent l’ancien chevalier était en train
de se demander où il convenait d’accrocher le cadre dans la pièce
pour une bonne harmonie, ce genre de considération n’étant
pas son fort.
Alors qu’il se grattait le crâne, son fils passa la tête dans
l’entrebâillement de la porte
-Papa, il y a quelqu’un qui t’appelle !
-Ha oui ? Qui donc ? , répondit-il d’un air distrait.
Aucune réponse ne venant, Akiera se détacha de ses considérations
esthétiques pour constater que son fils était déjà
reparti. Il poussa un soupir, posa le cadre contre un mur et entreprit d’aller
à l’entrée de la demeure. La porte était fermée,
il l’ouvrit néanmoins pour jeter un coup d’œil à
l’extérieur mais personne n’y attendait. Il décida
alors par acquis de conscience de chercher Lyn et la trouva en train de ranger
les ustensiles dans la cuisine.
-Quelqu’un voulait me voir ?
-Pas que je sache…
-Vraiment ? Aph’ m’a dit que quelqu’un me cherchait.
-J’ai vu personne. Tu t’en sors avec ta croûte?
-Pas vraiment, je ne sais pas où la mettre. Tu ne veux pas me donner
ton avis ?
-C’est ton idée… , fit-elle en se retournant pour lui faire
un clin d’œil.
-Certes, dit-il avec un sourire résigné. Et, en passant, tu sais
très bien que ce n’est pas une croûte.
Il alla à la chambre de son fils et le trouva allongé sur son
lit, somnolant ou endormi.
-Saga avait raison apparemment…
Il regarda son fils en silence quelques secondes puis alla s’allonger
à côté de lui. Le garçon bougea et s’accrocha
à son père.
-Aph’ ? , interrogea-t-il à voix basse.
-Oui, papa, répondit-il sans ouvrir les yeux.
-Tu m’as raconté des histoires quand tu m’as dis que quelqu’un
me cherchait…
-Non, il t’appelle toujours.
-Comment ça ?
-Oui, je l’entends.
-Je n’entends rien, répondit Akiera en levant un sourcil perplexe
et en se demandant pourquoi son fils se payait sa tête.
-Il appelle dans la tête.
Akiera reste interdit pendant quelques secondes. Il passa la main sur le front
de son fils mais constata qu’il n’avait pas de fièvre.
-Qu’est-ce que tu veux dire ?, demanda-t-il d’une voix un peu
plus inquiète.
L’enfant ouvra les yeux et regarda son père comme s’il était
un idiot.
-Ecoute, répondit simplement l’enfant.
Troublé, il décida d’obtempérer. Il se concentra
et perçut quasiment instantanément une voix.
-Akiera, chevalier des Gémeaux… Akiera, chevalier des Gémeaux…,
répétait-elle sans cesse.
L’ancien chevalier se leva et sortit de la chambre en fermant la porte
derrière lui.
-Qui me parle ?, demanda-t-il agressivement avec son cosmos.
-Je suis le Cygne Noir… Nous devons nous voir.
Akiera se souvint alors de cette mission de traque qu’il avait effectué
bien des années auparavant et qu’il l’avait conduit sur l’île
de la Reine Morte.
-Le Cygne Noir ? Que me veux-tu ? , dit-il avec un ton encore plus
agressif.
-Nous devons nous voir. Viens à moi.
Et la communication cosmique s’interrompit brutalement.
Akiera ne savait que penser. Pourquoi un traître, un chevalier noir,
voulait-il le voir ? Comment était-il simplement arrivé à
le contacter ? Et surtout… comment son fils avait-il pu percevoir
cet appel avant lui ?
Il retourna dans la chambre de son fils et constata qu’il s’était
endormi. Akiera se pencha sur Aphrodite et passa tendrement la main sur son
visage endormi. C’est alors qu’il sentit une petite masse dans le
cou de son fils. Il palpa à nouveau et sentit que les ganglions de son
fils étaient anormalement enflés.
L’ancien chevalier demeura figé, paralysé comme jamais il
ne l’avait été par quelque adversaire que ce soit.
Au bout d’un long moment il se leva et alla rejoindre Lyn. Celle-ci en
avait terminé avec son rangement et avait le visage des gens qui en ont
fini avec une corvée. Sa mine réjouie s’assombrit néanmoins
quand elle vit l’air préoccupé de son mari.
-Qu’est-ce qui se passe ? La dernière fois que tu as eu cette
tête-là je ne t’ai pas revu pendant deux ans.
-Aphrodite… Je crois qu’il est malade. Peut-être les oreillons,
je ne sais pas. Il faudra l’emmener chez le médecin dès
demain.
Lyn écouta ses explications sans rien dire puis resta encore silencieuse
un moment.
-Il y a autre chose, n’est-ce pas ?
-Oui… Je dois m’absenter.
-Là tu commences vraiment à me rappeler de mauvais souvenirs.
Tu m’avais promis que…
-Je sais ce que j’ai promis, coupa-t-il. Mais j’ai encore certains
devoirs, je te l’ai dit. Même si je ne sais pour ainsi dire rien,
cela ne devrait pas me prendre longtemps. Et si on me fait me déplacer
pour rien, je t’assure que je ferai savoir mon mécontentement de
façon très explicite.
Elle lui lança un regard qu’il ne put soutenir. Enfin, il tourna
les talons et sortit de la pièce.
Ile de la Reine Morte, 14 janvier 1968
Le Cygne Noir avait perçu l’arrivée d’Akiera bien
avant que celui-ci ne vienne frapper à la porte de sa misérable
demeure.
-Entre, dit-il simplement.
Comme il s’y était attendu, le chevalier maudit constata que son
invité était de fort méchante humeur. Ses yeux magnifiques
lançaient des éclairs que n’aurait pas reniés Zeus.
Il nota aussi que son visiteur ne portait pas la légendaire armure des
Gémeaux comme le dernière fois, mais était vêtu d’habits
pour le moins ordinaire : baskets, jean et blouson de cuir.
-Tu as mis du temps, commenta le chevalier noir.
-Il y a des perturbations dimensionnelles totalement anormales autour de cet
endroit, répondit Akiera. Je n’ai donc pas pu me transporter ici
directement.
L’ancien chevalier d’or s’approcha et s’assit sans rien
demander sur le tabouret libre de la pièce.
-Que diable s’est-il passé ici ? Où est le gardien ?
-Mort. Les chevaliers noirs se sont enfuis.
-Comment ces misérables sont-ils parvenus à le tuer ?
-Quelqu’un d’autre s’est occupé de la besogne. Leur
allié.
-Qui est-il ?
-Je ne le sais pas. Mais je le soupçonne fortement d’être
responsable des perturbations qui t’ont contrarié.
Akiera se leva et marcha un moment dans la pièce décrépite
en réfléchissant. Finalement il s’arrêta et fixa le
chevalier noir.
-Pourquoi m’as-tu contacté ? Et pourquoi n’es-tu pas
parti avec les autres ?
-Pour la seconde question, je suis ici car telle a toujours été
ma volonté.
-Je crois m’en souvenir, maugréa Akiera.
-Quant à la raison qui m’a fait t’appeler… Et bien
pour commencer, je pensais que tu aurais été intéressé
par cette nouvelle.
-Pas vraiment… Je ne suis plus un chevalier : un autre porte l’armure
des Gémeaux. Et comme je connais le Grand Pope, il doit déjà
être au courant de ce qui s’est passé ici. Et en outre, la
perspective de quelques insignifiants chevaliers noirs se baladant en liberté
ne doit pas l’empêcher de dormir. Il a sans doute toute sorte de
problèmes bien moins anecdotiques à régler.
-C’est faire bien peu de cas de leur allié…
Akiera regarda le chevalier noir avec une expression indifférente pour
bien lui signifier que l’affaire ne semblait pas le traumatiser non plus.
-Pourquoi m’as-tu contacté moi ?
-Tu as été mon dernier contact avec le Sanctuaire. Cela m’a
paru approprié. D’autant plus que nous avons une affaire en suspens…
-Je ne vois pas de quoi tu veux parler, coupa Akiera en tournant les talons.
Je n’ai que trop perdu mon temps alors si tu veux bien m’excuser…
-Attends, chevalier d’or ! , le rappela Cygne Noir. Une autre raison
m’a incité à te contacter !
Akiera qui était sur le pas de la demeure s’arrêta, et se
retourna en lançant un regard qui ne laissait guère de doute sur
son état d’esprit.
-J’ai recueilli un enfant il y a de cela trois ans. Je l’ai entraîné
afin qu’il puisse accomplir une vengeance personnelle. Ce garçon
est exceptionnel, sa place n’est pas sur cette île. Sa place est
parmi tes semblables. Parmi les douze.
-Allons donc, répliqua Akiera d’un ton moqueur et incrédule.
Tu veux me faire croire que tu as trouvé un futur chevalier d’or
en ce lieu maudit des dieux ?
-Il a battu un seigneur noir à cinq ans sans se faire toucher une seule
fois et en s’amusant littéralement de son adversaire.
-La belle affaire… Vaincre un chevalier noir n’a rien d’un
exploit légendaire…
-En aurais-tu été capable à son âge ?
-Pff… Comment le descendant d’un habitant de cette île maudite
aurait-il pu avoir été choisi par Athéna ?
-Ses parents ne venaient pas de cette île. Ils se sont échoués
sur ses rivages et ont été massacré alors qu’il n’était
encore qu’un bébé et…
-Cela ne change rien, coupa Akiera en faisant mine de partir.
Le chevalier noir se leva avec un air menaçant.
-Je refuse que ton mépris à mon égard et ta mauvaise humeur
condamnent l’avenir de cet enfant. Tu ne partiras pas d’ici sans
lui.
Akiera regarda son hôte avec un regard interloqué. Il lut dans
ses yeux que le chevalier noir semblait bel et bien décidé à
utiliser la force pour l’empêcher de partir.
-Comment es-tu parvenu à me contacter? , demanda soudain l’ancien
chevalier d’or.
Pour la première fois, l’homme qui s’appelait Gienah parut
décontenancé par la tournure de la conversation.
-Projeter son cosmos sur une si grande distance est normalement une chose inaccessible
à un simple chevalier de bronze, continua Akiera.
-On dira que j’ai progressé, répondit finalement Cygne Noir.
J’ai eu du temps pour réfléchir sur mon cosmos.
-Tu cherchais à me contacter directement… Tu n’as pas fait
exprès de déranger mon fils.
Le chevalier noir parut réellement surpris.
-J’ignorais que ton fils avait perçu mon appel. J’ignorais
même que tu avais un fils. Ma maîtrise est imparfaite : je
ne suis qu’un ancien chevalier de bronze renié, comme tu l’as
dit. Mon appel cosmique ne devait pas être assez précis.
Akiera hocha la tête, apparemment satisfait de la réponse.
-Ce garçon a-t-il été contaminé par les valeurs
nauséabondes de cette île ?
-Seule son envie de se faire justice l’a animé durant toute ces
années. Le mal de cet endroit ne l’a pas atteint, j’y ai
veillé.
-Vraiment ? Pourquoi as-tu donc fait ça ? Tu ne cesses pourtant
de dire que tu es à ta place sur cette île ?
-C’est exact. Mais ce n’est pas sa place. J’ai été
un chevalier d’Athéna, je sais donc encore reconnaître quand
je vois quelqu’un qui a les qualités requises pour le devenir.
Akiera ferma les yeux et réfléchit de longues secondes.
-Très bien, je vais le mener au Sanctuaire. Le Grand Pope décidera
que faire de lui.
Les deux hommes se fixèrent de longues secondes.
-Cygne Noir, tu es une personne peu ordinaire. Tu as conservé une certaine
forme d’honneur malgré les apparences... Je m’étais
presque trompé à l’époque quand j’avais dit
que tu ne méritais pas que je te tue… Peut-être seras-tu
digne un jour de recevoir le châtiment que tu m’avais réclamé.
-J’attends ce jour avec impatience…
* * * * * * * * * * * * * *
Shamash attendit le départ de l’ancien chevalier d’or des
Gémeaux avant de reprendre ses investigations sur l’île.
Même sans être aux aguets et à sa recherche, Akiera n’aurait
en effet pas manqué de le repérer si le babylonien avait utilisé
son cosmos. Si Shamash avait même été totalement pris au
dépourvu par l’arrivée de l’ancien chevalier d’or,
il avait réussi à dissimulé efficacement ses traces, d’autant
plus facilement en fait que le chaos cosmique et dimensionnel qui régnait
sur l’île avait évidemment attiré toute l’attention
du serviteur d’Athéna.
Non pas qu’une confrontation eut été absolument catastrophique…
Mais il était encore un peu tôt pour attirer l’attention
du Sanctuaire et avoir à répondre à certaines questions.
Finalement, Shamash ne pouvait même que se féliciter du passage
impromptu d’Akiera. Celui-ci était en effet un expert des questions
dimensionnelles, et il était allé directement au cœur du
problème. Caché dans l’ombre, Shamash avait donc suivi l’ancien
chevalier jusqu’au point de conjonction des perturbations.
Il s’agissait d’un petit plateau couvert de cendres noires, rien
de plus anecdotique sur cette île. Mais même un homme ordinaire
se serait senti mal à l’aise en cet endroit et aurait senti instinctivement
que quelque chose n’allait pas. Akiera puis Shamash avaient perçu
que c’était comme si des dizaines de passages dimensionnels s’étaient
ouverts simultanément avant de se refermer aussitôt.
Des traces de pas de plusieurs dizaines de personnes venaient d’un côté
du plateau et allaient au centre. Là les traces devenaient indéchiffrables,
les cendres avaient été remuées comme s’il y avait
eu une grande agitation ou que les hommes s’étaient battus. Puis
les traces de pas repartaient de l’autre côté du plateau,
vers l’océan.
Akiera avait semblé d’une grande perplexité comme s’il
ne s’expliquait pas ce qui s’était passé. Perplexité
à peu près égale à celle qui habitait à présent
Shamash, même s’il en savait à priori plus que l’ancien
chevalier d’or. Il était à présent de nouveau au
centre du plateau et essayait de lire les traces au sol du mieux qu’il
le pouvait à la lumière des étoiles et de la lune.
-Vous pouvez vous montrer, dit-il soudain sans même se lever.
-Moi qui pensais être discret, répondit Cygne Noir en sortant de
l’ombre.
-Vous l’êtes. Mais je suis très attentif…
Le chevalier noir s’avança jusqu’au centre de l’endroit.
-Je n’efface pas des traces que vous vouliez examiner, au moins.
-Non, je ne crois pas qu’elles me diront grand-chose de plus, de toute
façon.
-Vous avez découvert quelque chose, malgré tout ?
Shamash se leva et regarda le chevalier noir du coin de l’œil.
-Si c’était le cas, qu’est-ce qui vous fait croire que je
vous le dirais ?
-Rien. C’était juste pour faire la conversation…
Shamash haussa les épaules.
-Allez-vous parler de moi à votre ami ?
-Mon ami ? Ho, vous voulez parler du chevalier, enfin l’ex-chevalier,
Akiera ! Je ne pense pas qu’il serait ravi d’entendre que l’on
puisse penser que nous sommes amis… Et non, je ne lui parlerai pas de
vous.
Shamash hocha la tête.
-Quelque chose est entré ici, n’est ce pas ? , demanda Cygne
Noir même si ce n’était pas vraiment une question. Quelque
chose qui n’est pas ressorti.
Shamash hésita un moment avant de répondre.
-Cela en a tout l’air.
-Vous ne voulez pas vous étendre sur le sujet, hein, dit Cygne Noir avec
un sourire. Je sens que vous en savez long. Même Akiera en savait plus
long qu’il ne voulait le dire. Il était inquiet malgré sa
désinvolture.
Cygne Noir donna des coups de pied dans la poussière, effaçant
des traces.
-C’est dommage… Quelques-uns des chevaliers noirs qui se tenaient
là quand c’est arrivé n’étaient pas des mauvais
bougres.
Puis il commença à s’en aller.
-Au plaisir de vous revoir, dit-il avant de disparaître dans la nuit.
-Au plaisir, murmura Shamash qui demeura encore un long moment sans bouger.
Groenland, 18 janvier 1968
Akiera tenait Lyn serrée contre lui. La belle jeune femme était secouée de sanglots et les larmes coulaient sans discontinuer sur son visage. Akiera avait le visage marqué mais il n’avait pas pleuré. Tandis qu’il chuchotait des mots apaisants à l’oreille de son épouse, il semblait plongé dans d’insondables réflexions.
Le diagnostic avait été terrible et sans appel. Le médecin
avait tenté de leur présenter les choses avec le maximum de tact,
mais il avait été finalement incapable d’atténuer
la portée dévastatrice de ses paroles. Il leur avait d’abord
dit que les symptômes qu’ils avaient observés sur Aphrodite
avaient été causé par une leucémie.
-Mais malheureusement, ce n’est pas le pire, avait-il ajouté.
La leucémie seule aurait laissé une chance de guérison
à leur enfant. Mais les médecins avaient également trouvé
une tumeur dans le cerveau de l’enfant.
Enorme et impossible à opérer.
Le médecin n’avait pu leur offrir qu’une misérable
année comme avenir pour leur enfant. Peut-être six mois de plus
si l’enfant était hospitalisé.
Le ciel leur était tombé sur la tête et ils étaient
sortis de l’hôpital totalement groggy.
Tandis que Lyn demeurait inconsolable, Akiera avait commencé à
réfléchir. Et petit à petit, il avait commencé à
entrevoir ce qu’il estimait la seule voie à suivre.
Lorsque les larmes de Lyn commencèrent à se tarir. Il se décida
à parler.
-Je dois l’entraîner, dit-il simplement.
-Quoi ? , répondit-elle d’une voix enrouée et faible.
-Aphrodite… Je dois l’entraîner, c’est la seule solution.
-Qu’est-ce que tu racontes ? , de la colère se mêla
soudain à la tristesse de Lyn. Ton fils va mourir et la seule « solution »
a laquelle tu penses c’est de l’entraîner pour qu’il
joue au super-héros comme son idiot de père.
-Tu ne comprends pas…
Il voulut lui passer la main dans les cheveux mais elle le repoussa.
-Tu n’as jamais voulu que je te parle vraiment du cosmos. Le septième
sens, l’ultime cosmos qui fait de moi un chevalier d’or… C’est
la vie ! Et cela peut être la survie d’Aphrodite !
Elle le regarda sans comprendre.
-Lorsqu’un chevalier s’éveille au septième sens pour
la première fois, on dit que toutes ses fonctions vitales sont restaurées.
C’est une véritable renaissance, au niveau cellulaire !
-Ce que tu dis n’a pas de sens.
-Au contraire ! Notre Grand Pope a été capable de prolonger
sa vie pendant plus de deux siècles grâce à l’ultime
cosmos. Moi-même, je suis capable d’utiliser les capacités
de guérison du septième sens pour permettre à Aphrodite
de survivre bien plus longtemps que tout ce que la science pourrait lui offrir !
S’il s’éveillait au septième sens… il se guérirait
lui-même !
-Mais comment le pourrait-il ! Il est trop jeune, il n’a rien à
voir avec vous autres !
-Détrompes-toi. Saga n’était pas beaucoup plus âgé
lorsqu’il est devenu chevalier d’or. Et l’autre jour il m’a
montré qu’il avait ce potentiel en lui.
-Alors entraîne-le… Mais je ne veux pas qu’il devienne un
guerrier !
-Tu ne comprends pas… C’est son destin ! Le destin l’a
choisit et nous… nous avons essayé d’aller à l’encontre
de cette destinée. Athéna a besoin de douze chevaliers d’or
pour sa future bataille. Elle a choisit Aphrodite, mais s’il ne peut pas
devenir chevalier car nous ne le voulons pas… alors il mourra, pour laisser
la place à un autre élu…
Lyn se leva en repoussant son mari.
-Je te crois… Je n’ai pas d’autre choix que de croire que
tu as raison…
Elle sembla alors hésitante.
-Mais même si je suis injuste… je crois que je t’en voudrai
toujours.
Une île au milieu de l’océan Atlantique, 30 janvier 1968
Même quand on est l’héritier d’une lignée légendaire,
même quand l’on porte le nom d’ancêtres divinisés
dans les mythes des hommes, il est certains spectacles qui peuvent couper le
souffle.
Ainsi même des êtres tels que Mardouk et Amon Râ, chefs respectifs
du conseil mésopotamien et des familles divines du Nil ne purent retenir
un soupir d’admiration devant les splendeurs architecturales qui leur
faisaient face. Les deux demi-dieux pourtant habitués des splendeurs
antiques et revêtus de leurs armures légendaires faites des écailles
de Tiamat et de l’or blanc des Pharaons, regardaient le panorama qui leur
était offert comme deux enfants.
Devant eux se dressait une structure pyramidale de quatre niveaux. Les murs
de trois premiers niveaux étaient ornés de figures guerrières
et animales : des aigles et des léopards dévorants des cœurs
humains. Le dernier niveau était couvert de glyphes et en son centre
jaillissait de la pierre un crotale à plume de la bouche duquel sortait
un visage humain aux traits évoquant la sagesse et la noblesse.
Devant la pyramide, on trouvait un vestibule avec une centaine de statues représentant
des guerriers emplumés alignés en dix rangées.
Plus loin se dressait une autre structure pyramidale dotée de quatre
escaliers sur chacune des arêtes et dont chaque niveau était décoré
de statues de tigres et de serpent. Sur la plate-forme du haut de la pyramide
était bâti un petit édifice précédé
par des piliers figurant des serpents à plumes.
Enfin, un peu plus au nord de ces constructions on apercevait une plate-forme
carrée d’environ vingt-cinq mètres de côté
ornée de nombreux bas-reliefs.
-Magnifique, commenta finalement l’égyptien dont les grands yeux
brillaient d’excitation. Tout est parfaitement préservé,
on se croirait revenu dans le temps… Comment une île abritant un
site avec de telles constructions aztèques a-t-elle pu rester secrète ?
-Des constructions toltèques, corrigea le babylonien. Il est certain
que bien des archéologues tueraient père et mère pour pouvoir
accéder à un tel endroit. Mais il semblerait que cette île
dispose de nombreuses protections mystiques et Shamash a eu beaucoup de mal
à la localiser. D’ailleurs si Elle ne nous en avait pas parlé,
nous n’aurions même jamais soupçonné son existence.
-Qu’allons-nous trouver ici ?
-Un allié, j’espère.
-Si les habitants de cet endroit ont pris tant de peine à se cacher,
ils ne vont peut-être pas apprécier de voir débarquer des
intrus, fit remarquer l’égyptien avec un sourire.
-Certes, mais nous ne sommes pas n’importe quels intrus… Et nous
allons bientôt être fixé : quelqu’un vient.
L’héritier des pharaons regarda dans la direction et aperçut
un homme qui s’approchait d’une démarche sereine. Il devait
avoir dans les quarante ans et portait une tenue guerrière antique qui
aurait semblé totalement anachronique en un autre lieu. Son épaisse
armure était faite de coton piqué et ses habits étaient
ornés de nombreux motifs colorés. Une courte épée
finement ouvragée dotée d’une lame d’obsidienne et
d’un manche en bois sculpté pendait à son côté.
Enfin, il portait sous le bras un heaume de cuivre rappelant une tête
de serpent. Ses traits de type amérindiens étaient d’une
grande finesse.
Le bel égyptien passa une main sur son crâne rasé avant
de se tourner vers son ami.
-Tu parles ?
L’autre se contenta de lui faire un clin d’œil.
Tandis que l’homme s’approchait, Mardouk se fit la réflexion
qu’il ressemblait étonnamment au visage de pierre présent
sur la première pyramide.
-Bienvenue à vous, Mardouk, roi de Babylone, et Amon Râ, seigneur
du Nil. Votre visite était attendue, j’espère que votre
voyage fut agréable.
Si l’égyptien laissa apparaître sa surprise, son compagnon
n’en fit rien, comme si le fait que leur venue soit connue des habitants
de l’île était naturel. Les deux hommes s’inclinèrent
légèrement en signe de salut.
-Il l’a été, répondit Mardouk. Et même s’il
avait été pénible, cela aurait été un bien
maigre prix à payer pour pouvoir contempler de telles splendeurs. Pouvons-nous
savoir à qui nous avons l’honneur ?
-Je me nomme Calli Huemac, quinzième descendant d’Acatl Topiltzin
Quetzalcóatl.
-Dans ce cas, vous êtes certainement l’homme que nous voulions rencontrer :
l’héritier du serpent à plume. Autant aller droit au but :
je suppose que vous connaissez nos projets puisque vous étiez au fait
de notre arrivée, nous sommes donc ici pour vous proposer de vous joindre
à nous.
L’homme fit non de la tête.
-Il est vrai que j’ai connaissance de votre croisade et de vos objectifs.
Mais vous vous trompez, je ne suis pas l’homme qu’il vous faut rencontrer.
Cette fois-ci, Mardouk ne put cacher sa surprise.
-Veuillez me suivre, ajouta l’homme en les invitant du geste à
lui emboîter le pas.
Les deux voyageurs se regardèrent un instant avec perplexité puis
suivirent Huemac.
-A qui nous menez-vous ?, demanda Mardouk.
-Au maître des lieux, bien évidemment.
Mardouk hocha la tête sans demander plus de précisions.
-Les lieux semblent déserts, je suis étonné de ne voir
personne à part vous, s’étonna-t-il néanmoins après
un moment.
-Aujourd’hui est le troisième des jours funestes. Si je n’avais
pas dû venir vous accueillir, je serais en ce moment dans ma demeure avec
ma femme et j’éviterais de sortir.
-Jour funeste ?, releva Amon.
-Les toltèques ont un calendrier de dix-huit mois de vingt jours, auxquels
se rajoutent cinq jours réputés funestes pour arriver à
365 et je t’épargne les finesses pour avoir l’équivalent
des années bissextiles… , expliqua Mardouk avec un air contrarié.
Quel idiot, je n’avais pas réalisé que nous étions
l’un de ces jours !
-Vous avez une bonne connaissance de notre culture, commenta Huemac. Que vous
ayez choisi ce jour pour vous rendre en ce lieu est effectivement un fort mauvais
présage.
-Combien êtes-vous à vivre sur cette île ?, demanda
l’égyptien pour changer de sujet.
-Un peu plus de cinq milles. Nous sommes une petite communauté qui vit
en autarcie.
-Cinq milles, cela me semble peu. Je pensais que vous vous étiez installé
depuis presque mille ans.
-Nous surveillons notre démographie avec attention. Et vous pensez bien,
nous sommes arrivé sur cette île en l’an 987 du calendrier
chrétien, après que mon ancêtre partit en exil de la capitale
de l’empire, Tula.
-Ce départ avait été provoqué par une confrontation
sanglante avec son ennemi Tezcatlipoca, si les légendes disent vrai,
intervint Mardouk.
-Certes, et surtout par le fait que le peuple avait choisi de suivre son ennemi
plutôt que lui, ce qui l’a incité à abandonner le
combat. Accompagné d’une centaine de fidèles, il prit la
mer et arriva sur cette île.
-Néanmoins vous semblez garder un œil sur le reste du monde, dit
l’égyptien. Vous maîtrisez parfaitement notre langue, par
exemple.
-Nous parlons toujours le nahuatl entre nous, mais nous maîtrisons en
effet les langues du monde extérieur.
-Cela rend plus pratique vos voyages hors de l’île, j’imagine,
commenta Amon.
-En effet, répondit Huemac avec un sourire. Les voyages forment la jeunesse
et nombreux sont nos jeunes gens qui décident de partir quelques années
découvrir le monde. Tous ou presque finissent par revenir.
-Vous l’avez fait aussi, non ? , demanda l’égyptien.
-En effet. J’ai même obtenu le plus beau des trésors, mon
épouse, lors de ce périple.
Les deux visiteurs se firent la réflexion que la compagnie de l’homme
était fort agréable. Malgré ses habits guerriers, il transpirait
la sérénité et la sagesse. Connaissant les préceptes
de Quetzalcóatl, Mardouk se doutait que la guerre n’avait jamais
dû atteindre cette île, et que cette communauté vivait dans
un havre de paix depuis mille ans.
Tout en marchant, Huemac présenta les divers monuments, exposant la symbolique
des diverses décorations et la signification des glyphes gravées
dans la pierre. Ses explications, claires et riches, ravirent les voyageurs
qui ne se firent pas priés pour demander détails et précisions.
Il les mena donc sur un chemin pavé qui passait entre les deux pyramides
et qui montait vers la plate-forme. En s’approchant de la structure, les
deux visiteurs distinguèrent plus précisément les détails
des bas-reliefs. Il s’agissait de fleurs entourées d’une
natte tressée et dont les pétales étaient décorées
de croix. Mardouk reconnut une représentation de Vénus, l’étoile
du matin qui était associée au mythe de Quetzalcóatl.
Ils gravirent bientôt l’escalier de la plateforme et Mardouk aperçut
alors qu’une statue représentant un homme en pagne, agenouillé
avec les mains posées sur ses genoux, se trouvait au centre de l’aire.
La statue semblait faite en terre séchée, et était d’un
réalisme saisissant, chacun des muscles étant parfaitement taillé,
comme sur une statue grecque antique.
-Voici Acatl Topiltzin, dit leur guide.
Ils regardèrent la représentation du roi-dieu de Tula avec respect.
Lorsqu’ils réalisèrent qu’Huemac gardait le silence,
Amon décida de prendre les devants.
-C’est une pièce magnifique, et nous apprécions cette visite...
Mais je croyais que vous deviez nous mener au maître de l’île…
-Vous ne m’avez pas compris, répondit Huemac.
-Comment cela ? , s’enquit l’égyptien.
Il réalisa que son compagnon était bouche bée, absolument
stupéfait.
-Ce qu’il veut dire c’est que…
Mardouk n’eut pas le temps de finir sa phrase avant que ce qu’ils
prenaient pour une statue ne se mette à bouger. La couche de terre et
de poussière qui recouvrait un corps bien vivant s’effrita tandis
que l’homme se levait.
Huemac mit un genoux à terre et s’inclina respectueusement, aussitôt
imité par les deux visiteurs.
-Je suis Acatl Topiltzin Quetzalcóatl, dit l’homme d’une
voix enrouée. Cela fait 447 ans que je n’avais pas bougé
un muscle. J’espère donc que vous serez digne de cet effort…
* * * * * * * * * * * * *
-Cette sorcière le savait, tu ne penses pas ?, chuchota Amon à
l’oreille de son ami.
-C’est fort probable en effet. Je pense que cela a dû L’amuser
de nous envoyer ici sans rien nous dire.
Ils avaient suivi en silence Topiltzin et Huemac lorsque ceux-ci s’étaient
dirigés sans plus de cérémonie vers une petite rivière
qui coulait paresseusement derrière la plate-forme. Là, l’ancien
roi-dieu de Tula s’était nettoyé de la crasse accumulée
en quatre siècles d’inactivité puis s’était
revêtu d’habits similaires à ceux de son lointain descendant,
l’arme et l’armure exceptés. Le visage de l’homme était
bel et bien le même que celui représenté sur la première
pyramide et la relation de filiation entre lui et Huemac était flagrante
même si l’ancêtre paraissait plus jeune de cinq ans que son
lointain descendant. Il était d’une grande beauté et dégageait
une formidable présence. Son corps musclé parfaitement proportionné
laissait deviné une grande habileté dans les arts de le guerre.
-Vous semblez bien étonné de me voir, commenta Topiltzin en passant
une main dans ses cours cheveux noirs pour les coiffer sommairement.
-Nous pensions trouver vos descendants, pas vous en personne, répondit
Mardouk en s’excusant presque.
-Toujours aussi facétieuse, n’est ce pas ?, leur dit-il avec
un sourire amusé.
Les deux amis s’échangèrent un regard entendu.
-Je suis bel et bien Acatl Topiltzin Quetzalcóatl, fils de Mixcoatl et
de Chilmaman, né en la belle cité dorée de Xicalanco il
y a plus de mille ans de cela. J’ai foulé le sol de la légendaire
Teotihuacán, j’ai renversé et massacré les traîtres
qui avaient volé le trône de Tula à mon père puis
j’ai régné sur la cité pendant de longues années
de paix. Jusqu’à mon exil en ce lieu… Nul ici ne cherche
à vous tromper.
-Au moment de votre départ, vous aviez annoncé votre retour prochain,
que vous reprendriez un jour votre place. Tout à l’heure vous nous
avez dit que vous n’aviez pas bougé depuis…
-1521, l’année où ce brigand de Cortes a foulé le
sol de mon pays et où cet imbécile de roi aztèque nous
a confondus.
-Pourquoi n’êtes vous pas intervenu pour sauver votre peuple ?,
demanda Amon.
-Ma Tula était en ruine depuis des siècles déjà
à ce moment-là. Et les peuples qui avaient succédé
à mes anciens sujets étaient toujours sous l’influence néfaste
de mon ancien ennemi, Tezcatlipoca. C’était une autocratie en pleine
décadence qui faisait couler des torrents de sang humain sur les pentes
des pyramides sacrées lors de vains et ridicules sacrifices. Elle ne
méritait peut-être pas la fin brutale et sanglante que les espagnols
lui ont apportée… mais elle méritait de finir, sans l’ombre
d’un doute.
Topiltzin accompagna cette déclaration d’un geste de la main définitif.
-Je me suis donc à nouveau retiré, sans intervenir.
-Savez-vous pourquoi nous sommes ici ?, demanda Mardouk.
-Evidemment. Mes oreilles n’ont pas été sourdes pendant
tout ce temps et je suis au fait de vos motifs.
-Mais je suppose que si vous n’avez pas daigné aider votre peuple
dans le besoin, vous ne voudrez pas nous aider non plus aujourd’hui, dit
Amon.
Mardouk leva un sourcil devant l’aspect brutal de l’affirmation
de son ami. Le roi-dieu de Tula fixa le maître du Nil pendant de longues
secondes, ses yeux si sages l’instant d’avant semblant soudain lancer
des éclairs. Mais Amon soutint son regard sans ciller.
Finalement, ce fut Huemac qui mit fin à la confrontation muette des
deux hommes.
-Les circonstances sont totalement différentes, dit-il simplement. Nous
arriverons bientôt à la fin du Cinquième Soleil.
-Le Cinquième Soleil… la cinquième ère de l’humanité,
selon vos croyances, pensa Mardouk à voix haute.
-Exactement, continua Topiltzin en détournant le regard d’Amon
pour regarder Mardouk. Le Cinquième Soleil aurait dû être
celui des hommes. Vous et vos semblables… les dieux olympiens et leurs
serviteurs… moi-même… nous n’aurions pas dû prendre
part à ce Soleil. Une volonté qui aurait du cesser d’interférer
et qui bouleverse néanmoins l’ordre des choses et l’équilibre
de l’univers depuis trop longtemps a imposé notre présence.
Mardouk et Amon hochèrent la tête, réalisant simultanément
que leur voyage serait couronné de succès.
-Si rien n’est fait, le Sixième Soleil sera celui du néant
et durera éternellement. Je pense toujours qu’une partie de l’humanité
a été corrompue de manière presque irrémédiable…
Mais le genre humain ne mérite pas d’être anéanti
pour autant… Je lutterai donc à vos côtés.