CHAPITRE VII : De partout dans le monde.
2ième Partie : Mauvais garçons.
Sanctuaire, Maison du Sagittaire, 15 février 1968
Aioros se réveilla en sursaut et sortit d’un bond de son lit,
seulement vêtu de la chaîne en or que lui avait offert son père
après son retour de Babylone. Son esprit chassa les dernières
bribes du songe dans lequel il était encore plongé un instant
plus tôt et le chevalier d’or se concentra sur les perceptions de
ses sens aiguisés : quelqu’un approchait de la maison du Sagittaire.
Le gardien du neuvième temple du zodiaque sortit de sa chambre en courant
puis se dirigea vers l’endroit où reposait la boite de Pandore
contenant son armure sacrée. Mais au bout de quelques foulées,
une fois ses idées éclaircies et ses sens définitivement
sortis de la torpeur du sommeil, il s’arrêta. S’il y avait
eu combat dans la maison du Cancer, il l’aurait senti dans son sommeil
et aurait été réveillé depuis longtemps. Le visiteur
était donc autorisé à arpenter l’escalier. Le protocole
voulait qu’il revête son armure pour accueillir les visiteurs, mais
il venait de reconnaître le cosmos de la personne qui venait. Rassuré
et estimant que son visiteur venait à peine de franchir la maison du
Scorpion, lui laissant donc un peu de temps, il se dirigea vers la salle d’eau
afin de se rafraîchir le visage. Il revêtit ensuite des sous-vêtements
propres ainsi que sa tunique au style antique favorite.
Il se dirigea ensuite à l’entrée de sa demeure au moment
précis où son oncle Diomède arrivait sur le seuil du temple
de pierre. Celui-ci portait la boite de pandore de l’armure de Pégase
sur son dos ainsi qu’un petit sac de voyage sur l’épaule.
-Salut, dit le garçon en retenant de justesse un bâillement.
-Salut gamin, répondit le chevalier de bronze avec un sourire. Tu as
une tête terrible ! Je t’ai tiré du lit ?
-Bingo !
Cette fois-ci le jeune chevalier ne put réprimer un long et sonore bâillement.
-Pour une fois que je faisais une vraie nuit…
-Pas de cauchemars ?
-Non, pas cette fois. Ils me laissent tranquille depuis quelques jours…
-Bonne nouvelle alors.
-Je ne sais pas… Ce n’est pas la première fois depuis Babylone
qu’ils s’en vont, mais ils sont toujours revenus jusqu’à
présent. Je ne dois pas avoir encore récupéré des
techniques (secrètes) que j’ai subies ce jour-là... Tu pars
en voyage ?, demanda Aioros en désignant du menton le sac.
-Oui, le Grand Pope m’a désigné avec quelques autres pour
m’occuper du problème des chevaliers noirs qui se sont échappés
de l’île de la Reine Morte. Nous partons en traque et je ne sais
pas combien de temps cela va nous prendre pour les débusquer. Je passe
donc te dire au revoir.
-Qui t’accompagne ?
- Bayer du Toucan, Belial du Fourneau, Mirfak de Persée, Jacob de la
Girafe et Jason de la Carène.
-De valeureux compagnons. Néanmoins… Trois chevaliers de bronze
et trois chevaliers d’argent… N’est-ce pas beaucoup pour une
bande de chevaliers noirs ? , demanda le garçon en passant une main
dans ses cheveux désordonnés.
-Je le pense aussi. Il semblerait que le Grand Pope veuille faire preuve de
prudence sur les conseils d’Akiera.
-Akiera n’est pas connu pour sa prudence, dit Aioros pensivement. S’il
estime qu’il faut faire attention dans cette histoire, je te recommande
d’être particulièrement sur tes gardes.
-Je le serai… Tu passeras mes salutations à tes parents et au petit,
je n’aurai pas le temps de passer les voir avant qu’on embarque.
-Je n’y manquerai pas, mais je ne sais pas quand je pourrai le faire.
Maintenant le Grand Pope veut qu’il y ait toujours au moins deux maisons
occupées… Normalement Saga devrait revenir de Rodorio demain pour
me relever, mais Praesepe va s’absenter quelques temps et je vais sans
doute être coincé ici encore un moment.
-Je ne vois pas à quoi ça sert de te faire moisir ici, nous sommes
en paix.
-Il veut sans doute revenir petit à petit au fonctionnement normal du
Sanctuaire en prévision de la venue d’Athéna…, fit
Aioros en haussant les épaules.
-Peut-être… Tu ne t’ennuies pas trop au moins ?
-Il y a pas mal de visiteurs qui montent les escaliers pour aller voir le Grand
Pope si bien que je suis souvent sollicité. Et Galan passe souvent me
voir, répondit le garçon avant de laisser échapper un autre
bâillement.
-Bon, je vais te laisser aller te recoucher. N’oublie pas d’embrasser
Aiolia pour moi.
-T’inquiètes pas. Et fais bien attention à toi.
-Promis, mais je pense qu’une fois qu’on aura débusqué
nos proies, en ce qui nous concerne, Bayer, Belial et moi, nous n’aurons
sans doute pas grand-chose à faire si ce n’est regarder l’artillerie
lourde en action.
Village de Rodorio, le même jour
Saga mit sa main sur le front fiévreux d’une jeune fille alitée.
Elle devait avoir à peu près son âge mais osait à
peine le regarder, comme s’il était un saint ou un ange descendu
du ciel. Après s’être concentré quelques secondes,
il retira sa main et lui adressa un sourire rassurant. Elle ferma alors les
yeux et s’endormit presque instantanément. Il se tourna alors vers
les parents de la jeune fille qui se tenait respectueusement à l’écart.
-Je pense que c’est juste une très mauvaise grippe. J’ai
fait ce que j’ai pu, mais mes talents de guérisseur restent limités.
Elle devrait dormir quelques heures, si son état ne s’est pas amélioré
je vous conseille de l’emmener voir quelqu’un de plus compétent
que moi.
-Nous sommes sûrs que cela ne sera pas nécessaire. Nous avons toute
confiance en vous, seigneur Saga.
Le chevalier fit un petit geste de la main, comme pour chasser cette marque
de déférence excessive. Il dut pourtant en supporter encore de
nombreuses autres avant de pouvoir enfin prendre congé de la famille.
Les grands-parents, les cousins, les neveux, tout le monde était là,
tout le monde voulait le voir, lui parler, le toucher.
Après s’être finalement retrouvé gentiment mais fermement
sommé de déjeuner avec tout ce joli monde, et avoir ainsi pu constater
de lui-même que ses soins avaient porté leurs fruits lorsque la
jeune fille se fut réveillée en début d’après-midi,
Saga se retrouva enfin dans la grande rue du village. Presque instantanément,
un groupe d’enfants se mit à le suivre à petite distance.
Il passa ensuite saluer quelques amis avant de remonter par un petit chemin
escarpé vers une petite demeure de pierres blanches bâtie sur la
colline surplombant Rodorio. C’est là que vivait Yvan, un des anciens
partenaires d’entraînement de Saga qui était à présent
un sergent de la garde du Sanctuaire. L’endroit était devenu la
deuxième maison de Saga, il y vivait la plupart du temps lorsqu’il
n’était pas de permanence sur la montée des douze maisons.
Le jeune garçon marchait sans se presser et en sifflotant. Ce ne fut
que lorsqu’il fut presque arrivé qu’il constata que la porte
était grande ouverte, ce qui était étonnant car lorsqu’il
avait brièvement croisé Yvan le matin celui-ci lui avait dit qu’il
était de garde à l’entrée du domaine et ne serait
pas de retour avant le lendemain en soirée. Peut-être le russe
avait-il échangé son tour de garde avec quelqu’un d’autre…
Saga eut la vague impression que quelque chose n’allait pas, sans arriver
à déterminer quoi. Il haussa les épaules : après
tout, il allait vite en avoir le cœur net. Alors qu’il n’était
plus qu’à quelques mètres du seuil de la maison, son sixième
sens réagit et le prévint d’un danger. Il se retourna et
attrapa au vol une petite pierre ronde qui allait l’atteindre à
la nuque. Un inconnu, sans doute un enfant d’à peu près
son âge d’après sa corpulence, se tenait sur le chemin que
venait d’emprunter Saga comme s’il venait de surgir du néant.
Il portait des habits de mauvaise qualité et presque usés jusqu’à
la trame. Les traits de son visage étaient cachés par un turban
rouge et il était en train de jongler avec une demi douzaine d’autres
petites pierres.
-Jolis réflexes, commenta l’inconnu.
Il attrapa alors toutes les pierres dans ses deux mains et les lança
en cadence sur Saga. Celui-ci les attrapa au vol avec sa main droite, sans même
utiliser son cosmos. Il les broya alors sans effort apparent et entrouvrît
sa main pour laisser couler la poussière de roche jusqu’au sol
en un mince ruisseau.
-Que signifie ceci ?, demanda le chevalier. Qui êtes-vous et que
me voulez-vous ?
-Je suis le bras de la justice qui vient réclamer le prix des crimes
commis ! Je suis… ta mort !
L’inconnu se mit en position de combat. L’œil expert de Saga
vit à sa posture et à sa gestuelle qu’il s’agissait
sans doute d’un individu habitué aux choses du combat. Mais si
aucun sentiment de crainte ne l’habitait, un léger agacement commençait
à se dessiner sur le visage du jeune chevalier.
-Je suis un chevalier d’or. J’imagine que tu sais ce que cela signifie
et qu’il vaudrait donc mieux que nous évitions d’en venir
aux mains, dans ton propre intérêt. Si nous prenions le temps de
parler et si tu m’expliquais de quel crime tu me crois coupable ?
-Je n’ai pas de temps à perdre à discuter, seule ta mort
règlera notre différent !
Sans perdre une seconde de plus, le mystérieux garçon se rua à
l’assaut.
-C’est inutile…, commença Saga avant de se taire soudainement.
Un cosmos venait de se former autour du corps de son assaillant.
-Un cosmos doré ! , hurla presque Saga, stupéfait.
Il se mit en garde en catastrophe et surtout bien trop tard. S’il évita
de justesse un premier coup, le poing gauche de l’inconnu vint dans le
même millième de seconde terminer sa course dans le bas ventre
du chevalier ce qui le projeta en arrière à travers la porte de
la maison. C’est alors qu’il se passa quelque chose d’encore
plus inattendu : Saga venait de se retrouver dans un tunnel dimensionnel.
Le passage était analogue à ceux qu’ouvrait Saga avec
sa technique de l’Another Dimension : des étoiles et des objets
célestes semblaient flotter autour de lui tandis que le tunnel lui-même
se présentait sous la forme de deux damiers translucides et apparemment
infinis.
Saga était stupéfait car il n’avait pas ressenti l’ouverture
du passage, ce qu’il estimait impossible. -A moins que cette porte n’ait
été ouverte bien avant mon arrivée… Et qu’elle
ait été maintenue ouverte derrière une illusion suffisamment
fine pour tromper mes perceptions…
Même si le jeune chevalier n’était pas sur ses gardes, la
complexité de l’embuscade dans laquelle il venait de tomber suffisait
à prouver que son mystérieux assaillant était un individu
particulièrement redoutable et aux ressources très larges. Celui-ci
venait de se jeter dans le passage à la suite de Saga et lança
alors un coup de pied rotatif au visage du chevalier qui, le souffle coupé
et encore trop ahuri pour réagir correctement, ne put rien faire d’autre
que d’accompagner le coup afin d’en amoindrir l’impact. Il
fut encore projeté en arrière et parvint de l’autre côté
du passage dimensionnel.
Saga et son assaillant se trouvaient à présent dans un paysage
enneigé et plongé dans la nuit, seulement éclairé
par les étoiles et la lumière blafarde de la Lune. Saga sentait
qu’ils étaient toujours sur Terre, mais devina qu’ils se
trouvaient sans doute en un lieu où nul ne pourrait venir à son
secours. S’il avait eu un peu de temps pour analyser la situation, il
aurait pu deviner grâce aux caractéristiques magnétiques
locales qu’ils se situaient sur l’axe magnétique de la Terre,
au pôle Nord
Un voile passa devant les yeux de Saga qui atterrit sur ses pieds, chancela
mais réussit à tenir debout de justesse. Cherchant à reprendre
ses esprits, il se cacha le visage derrière ses bras mais son agresseur
ne lui laissa aucun répit et lui laboura alors les côtes et le
bas ventre de plusieurs coups rapides. Saga voulut contre-attaquer et sortir
de sa garde mais au moment précis où il écarta ses bras
il fut cueilli par un violent uppercut qui le fit décoller du sol. Le
chevalier se retrouva couché sur le dos tandis que l’inconnu bondissait
dans les airs en concentrant son cosmos dans son poing.
Sentant le danger, Saga se laissa totalement guider par les réflexes
acquis durant son entraînement et agit machinalement : il lança
ses jambes en arrière et se dégagea grâce à une roulade,
une fraction de secondes avant que le poing de son agresseur ne pulvérise
le sol à l’endroit où se trouvait sa tête, vaporisant
la neige et la glace et creusant un cratère d’un mètre de
diamètre. Tandis que l’inconnu se redressait, Saga avait éveillé
son cosmos qui se manifesta violemment sous la forme de flammes dorées
autour de son corps.
-Assez ! , hurla le jeune chevalier en se jetant sur son adversaire qui
venait déjà à sa rencontre.
Comme deux images dans un miroir, les combattants frappèrent en même
temps de leur poing droit qui se heurtèrent avec violence. L’impact
fut accompagné d’un bruit de tonnerre assourdissant et la glace
se fendit perpendiculairement aux deux combattants sur plus de vingt mètres
dans chaque direction. Le temps sembla suspendu un instant, les deux adversaires
étaient immobiles, comme figés. Et soudain leurs corps furent
balayés par l’onde de choc : ils volèrent dans les
airs sur plusieurs dizaines de mètres avant de s’écraser
lourdement. A présent totalement alerte, Saga fut debout quasiment instantanément.
Bien décidé à en finir aussi vite que possible, il se rua
sur son agresseur qui se relevait plus péniblement. C’est alors
qu’il vit que le turban de l’inconnu avait été arraché
par l’échange précédent. Il s’arrêta
net car ce qu’il voyait… n’avait pas de sens !
-Quelle est donc cette folie ? Tu es… moi ?
Saga avait en effet l’impression de se retrouver face à un miroir :
l’inconnu était son parfait reflet.
Celui-ci s’était relevé et remis en position défensive.
-Je te croyais plus futé, et je pensais que tu avais déjà
compris. Oui, vois donc mon visage ! La preuve de ton usurpation et de
ta complicité dans un crime odieux !
-C’est impossible, ou bien je suis en train de rêver - enfin de
cauchemarder plutôt – ou bien je suis victime de quelque illusion !
Mais Saga écarta presque instantanément la possibilité
de l’illusion. A présent qu’il avait un peu de temps, il
constata que son double avait le même cosmos que lui. Si Saga n’avait
évidemment pas de mal à imaginer que quelqu’un puisse imiter
son aspect, il lui paraissait impossible que quiconque soit capable d’imiter
son cosmos. Plus précisément que l’illusion soit faite avec
une perfection suffisante pour tromper un maître en la matière
tel que lui, maintenant qu’il était sur ses gardes !
Alors… était-il bel et bien en train de rêver ? Ou plutôt
de cauchemarder ?
-En garde ! , lui cria son image. Finissons-en afin que je puisse reprendre
ce qui me revient de droit !
-Mais enfin de quoi parles-tu ?
-Allons cher frère, ne te fais pas plus idiot que tu n’es.
-Frère ? Tu veux dire que nous sommes frères jumeaux ?
-Très perspicace ! Pff… Tu me prends réellement pour
un imbécile... Feindre l’ignorance ne te sauvera pas !
-Je ne feins rien ! J’ignorais totalement ton existence ! J’ignore
tout de ma famille !
-Quel mensonge pathétique ! Tu savais pourtant qui j’étais
au moment de ton vol !
-Je ne comprends rien à tes histoires, qu’est-ce que je t’aurais
volé ?
-Ma vie tout simplement, mon destin de chevalier d’or ! Tu t’es
servi de moi pour atteindre un statut que moi seul mérite, ce que je
vais prouver en te terrassant ! Je prendrai alors la place qui me revient
parmi les puissants et je châtierai l’immonde assassin !
-Je n’ai rien volé ! Je suis devenu chevalier d’or car
c’était mon destin !
-Vraiment ? Vas-tu nier que tu t’es servi de moi pour éveiller
le cosmos doré en toi ? Sans cela… tu n’aurais pas atteint
le statut qui est le tien !
Saga voulut nier l’accusation mais il resta bouche bée alors que
son frère était déjà sur lui pour poursuivre le
combat. Un coup de poing frappa avec une violence à peine amortie un
Saga décontenancé, manquant de peu de lui défoncer la cage
thoracique au niveau du cœur. Un coup du tranchant de la main aurait sans
doute brisé la nuque du chevalier s’il n’avait pas bloqué
le coup en attrapant le poignet de son frère un millimètre avant
l’impact. Ne lâchant pas sa prise, Saga tourna sur lui-même
afin de projeter son frère dans les airs. Celui-ci se rétablit
avec agilité et retomba sur ses pieds après une acrobatie.
Saga n’avait pas contre-attaqué, occupé qu’il était
à faire le tri dans ses pensées tandis que les souvenirs du moment
où il avait atteint le septième sens lui revenaient. Il se souvint
du moment où, fou de rage contre son père, il avait poussé
son cosmos jusqu’à l’extrême limite. Mais aussi terrifiante
qu’ait été sa rage, cela n’avait pas suffi à
lui ouvrir la porte de l’ultime cosmos. Non, pour franchir ce seuil il
avait eu besoin d’autre chose : que son cosmos entre en résonance
avec un cosmos étranger mais en même temps semblable au sien. Saga
savait qu’il existait des liens mystérieux entre les jumeaux. Mais
si entre deux jumeaux ordinaires il existait déjà un lien particulier,
le jeune chevalier comprit qu’entre deux frères nés sous
le signe des Gémeaux et prédisposés à la naissance
au cosmos, ce lien ne pouvait qu’être bien plus fort. Certaines
pièces du puzzle se mettaient en place et Saga commençait enfin
à voir la situation avec plus de clarté.
-Oui, c’est vrai… Je comprends à présent ! Lorsque
j’ai poussé mon cosmos à la limite ce jour-là, le
tien a réagi malgré la distance. Ils sont entrés en résonance
et les perceptions de nos sens se sont développées de façon
exponentielle jusqu’à nous mener au septième sens…
-Ha, tu reconnais enfin t’être servi de moi.
-Je n’étais pas au courant de ton existence, je n’avais jamais
compris ce qui s’était réellement passé…
-Mensonge ! Tu m’avais emprisonné, j’étais sous
ton contrôle total !
Saga regarda son frère de longues secondes en réfléchissant
à toute allure.
-Ma maîtrise cosmique devait être meilleure que la tienne, dit-il
finalement. Bien que cela fut une communion bilatérale… j’étais
en position dominante ! Oui, je suppose que tu as raison : d’un
certain point de vue je me suis servi de toi…
-Mais tu as mal calculé ton coup, car moi aussi j’ai découvert
le cosmos doré ce jour-là ! J’ai mis longtemps à
comprendre ce qui s’était passé. Mais un jour notre grand-mère
m’a appris ton existence sur son lit de mort et ce qu’il était
advenu de nos parents. J’ai décidé d’aller au Sanctuaire
pour débusquer l’assassin lorsque l’on m’a pris pour
toi. J’ai alors réalisé avec horreur ton vol ainsi que ta
complicité ! J’ai dès lors arpenté le Sanctuaire
et Rodorio dans ton ombre et me suis durement entraîné afin de
récupérer ce qui me revient de droit !
-J’ai du mal à te suivre mais sache que si je reconnais m’être
servi de toi involontairement, je n’ai néanmoins rien volé !
C’était mon destin de revêtir l’armure des Gémeaux,
les choses ne pouvaient pas tourner autrement. L’armure m’a accepté
et j’ai été reconnu chevalier d’or, rien ne peut changer
ce fait !
-Faux, l’armure aurait dû revenir au plus méritant de nous
deux, et je vais prouver que c’était moi, Kanon, qui aurait du
devenir le chevalier d’or des Gémeaux !
-Tu ne comprends pas. S’il est fréquent qu’il y ait des combats
ou des épreuves pour départager les postulants aux armures de
bronze, cela n’arrive jamais pour les armures d’argent ou d’or.
L’ordre des choses veut qu’il n’y ait qu’un seul et
unique postulant. Le destin a voulu que ce soit moi, et non toi, qui reçoive
un entraînement au Sanctuaire. Le destin a choisi qui de nous deux serait
chevalier d’or, il te faut l’accepter, répondit Saga d’un
ton ferme.
Saga sentit son frère intensifier son cosmos, l’alimentant de sa
rage.
-Tu crois que je vais accepter ces boniments sans rien dire ? Crois-tu
pouvoir fuir le combat aussi facilement ?! , hurla-t-il avant d’attaquer
de nouveau.
Kanon frappa l’air avec son poing, générant des millions
d’ondes de choc qui filèrent sur Saga à une vitesse presque
luminique. Mais cette fois-ci le chevalier était sur ses gardes et ne
se laissa pas prendre de vitesse. Il ne bougea pas d’un pouce, se contentant
de dévier légèrement les coups de la main droite, son bras
bougeant tellement vite qu’il en était presque invisible. Kanon
fut médusé de voir son frère se défaire si facilement
de cette attaque mais il ne se laissa pas démonter et retourna au corps
à corps.
Saga évita un premier coup de poing d’un léger mouvement
sur le côté, esquiva encore un coup de pied, écarta d’un
revers de main un crochet, bloqua un uppercut… Sans même déployer
son cosmos, Saga resta hors de portée des coups de son frère qui
ne se résignait pas pour autant. Puis enfin il contre-attaqua. Profitant
d’un mouvement un peu trop ample de son adversaire sur un coup de pied
fouetté, il se baissa à la vitesse de l’éclair et
balaya le pied d’appui de son opposant. Celui-ci commençait à
tomber sur le côté lorsqu’il se prit le genou du chevalier
en pleine poitrine, ce qui l’envoya rouler dans la neige. Il se releva
d’une pirouette, le souffle rauque et les yeux injectés de sang.
-Je reconnais que tu as du mérite, dit Saga d’un ton neutre tandis
que Kanon se jetait à nouveau sur lui.
Tout en esquivant aisément des assauts qui commençaient à
être désordonnés, le chevalier continua à parler
d’un ton presque détaché des événements.
-Tu t’es entraîné seul et pourtant tu es parvenu à
un excellent niveau. Un niveau réellement admirable même, mais
qui ne pèse rien face au mien. J’ai reçu l’entraînement
des chevaliers d’or et j’ai déjà connu l’épreuve
du feu du vrai combat. Nous avons certes le même cosmos, mais la maîtrise
que j’en ai et mon expertise dans l’art de la guerre sont sans commune
mesure avec les tiennes. Je te le redis encore, ce combat est inutile. Tu ne
peux tout simplement pas gagner.
Sur ces paroles, Saga décocha un direct du droit foudroyant qui atteint
son frère au visage, lui faisant exploser une arcade sourcilière,
sans que celui-ci ne puisse réagir.
A bout de souffle et aveuglé par le sang coulant de la blessure, il mit
un genou à terre.
-C’est impossible, il ne peut pas exister un tel écart entre nos
forces, gémit-il.
-Je te l’ai dit cet affrontement n’a que trop duré. Il est
grand temps de prendre vraiment le temps de parler.
-Je n’ai rien à dire au complice d’un assassin, répondit-il
en se relevant pour se remettre une nouvelle en position de combat.
-Mais quelle est donc cette folie ? , s’agaça presque le chevalier
d’or. Explique-toi !
La seule réponse fut l’explosion du cosmos de Kanon dont l’aura
flamboyante fit s’évaporer le sang qui coulait sur son visage,
cautérisant la plaie. Saga ne put réprimer un sursaut de surprise :
certes le coup manquait de puissance et Kanon n’en maîtrisait pas
toutes les subtilités, mais… c’était bel et bien un
embryon d’explosion galactique que venait de déclencher son frère !
L’énergie destructrice déferla sur le chevalier qui se contenta
de tendre le bras et la formidable puissance se dissipa sur la paume dressée
de Saga, ne laissant que quelques étincelles et une légère
fumée sur sa peau.
-C’est incroyable ! , commenta Saga. Mon maître Akiera m’avait
dit que même sans lui j’aurais été capable de maîtriser
les techniques des Gémeaux de façon autodidacte, mais je ne l’avais
jamais vraiment cru. Que tu puisses presque maîtriser ce coup sans avoir
reçu de formation prouve que tu es tout comme moi sous la protection
de la constellation Gémeaux. Cela signifie aussi que tu ne peux donc
postuler à aucune autre armure parmi les 88. Les arcanes du gardien de
la troisième maison devaient être présents en toi à
un niveau presque instinctif, comme un héritage génétique.
-Ce n’est pas tout à fait exact, répondit Kanon d’une
voix faible.
Avoir vu Saga stopper aussi facilement son attaque semblait avoir atteint son
moral et il se laissa tomber à genoux en frappant le sol des ses poings.
-Que veux-tu dire ? , demanda Saga.
-Ce lien qui nous lie… Je m’en suis servi pour t’espionner
à distance à ton insu. Ce contact était très ténu,
sinon tu m’aurais senti également, mais cela m’a permis d’avoir
des informations sur tes techniques.
-Comment ?
-La façon dont tu faisais exploser ton cosmos… Cela me donnait
des pistes à explorer pour mon entraînement.
-Mais si ce que tu dis est vrai, n’aurais-je pas dû également
ressentir quand toi tu utilisais ton cosmos à son paroxysme ?
Kanon secoua la tête.
-J’ai appris à contrôler ce lien à ma guise et
je peux le couper à volonté.
Après avoir répondu, Kanon se releva et se remit une nouvelle
fois en garde.
-Kanon… Il est temps de renoncer, je n’ai nul désir de me
battre contre toi. Et… tu ne m’as toujours pas dit quel est ce crime
dont tu me crois complice.
-Surpasse l’intensité de mon cosmos… et… je te répondrai !
-Comment ?
-Faisons brûler nos cosmos à leur paroxysme ! Voyons celui
qui est le plus puissant !
-L’issue ne fait aucun doute ! Mais s’il faut cela pour te
ramener à la raison… J’accepte donc ton challenge.
Les deux frères enflammèrent leur cosmos simultanément
et commencèrent à les intensifier au maximum. La lumière
produite par leurs auras dorées éclairait les alentours, qui n’avait
pas vu le jour depuis plusieurs mois, comme s’il était midi en
Grèce et qu’un soleil d’été inondait les lieux
de ses rayons dorés. Saga se rendit compte que leurs septième
sens étaient presque aussi aiguisés l’un que l’autre.
Avec de l’entraînement et du temps, Kanon pourrait devenir son égal,
cela ne faisait aucun doute.
-C’est incroyable, je pense qu’un autre chevalier serait incapable
de nous différencier en ressentant uniquement nos auras. C’est
comme si nous étions deux reflets de la même personne, commenta
Saga.
-C’est vrai que l’on s’y tromperait, répondit Kanon.
Même si je dois reconnaître que ton cosmos est bel et bien plus
intense que le mien…
-L’écart est infinitésimal, dit Saga. Tu aurais parfaitement
pu être chevalier d’or à ma place, je comprends maintenant
ta frustration.
-Mais contrairement à ce que tu prétends, le destin n’a
pas encore arrêté son choix définitif sur lequel de nous
deux serait chevalier d’or ! , dit Kanon alors qu’une lueur
mauvaise lui passait dans les yeux.
Saga sentit alors son jumeau altérer légèrement son cosmos
et comprit une seconde trop tard ce qu’il se passait.
-Je te rends la monnaie de ta pièce, Saga.
Kanon venait d’établir le contact entre leurs deux consciences.
Et apparemment il avait ouvert grand les vannes. Cela, ajouté à
leur proximité physique et à l’intensité à
laquelle ils avaient poussé leurs énergies, eut des conséquences
pour le moins spectaculaires.
Lorsque leurs deux énergies se furent synchronisées et entrèrent
en parfaite résonance, leurs corps furent arrachés du sol et s’élevèrent
dans les airs comme des fusées. Arrivés en un instant à
plus de deux mille mètres d’altitude, leurs auras dorées
se fondirent alors en une seule qui se manifesta sous la forme d’une gigantesque
boule de feu doré de près de cent mètres de diamètre.
La lumière de la manifestation cosmique fut perçue jusqu’à
plus de cinq mille kilomètres de là, comme si un petit soleil
s’était soudain levé. Toutes les personnes ayant une certaine
maîtrise ou connaissance du sixième sens - guerriers sacrés,
shamans, moines bouddhistes, médiums… - perçurent l’événement.
Ceux qui se trouvaient dans un rayon limité autour du lieu furent réveillés
en sursaut ou pris d’une migraine foudroyante. Mais même à
l’autre bout du monde, certains sentirent une étrange gêne
ou furent pris d’un petit vertige.
De leur côté, les deux frères virent les perceptions de
leurs sept sens se dilater à un tel point qu’ils devinrent presque
une entité omnisciente. Saga voyait les électrons tourner autour
des atomes composant son corps et entendait les battements du cœur d’un
nouveau né à l’autre bout de la planète. Kanon ressentait
sur sa peau les variations de pressions causées par un ouragan se déchaînant
en Amérique du Nord et les vents portaient à son nez les odeurs
raffinées d’une parfumerie du sud de la France. Tous deux avaient
conscience de chacun des microcosmos présent sur terre, cinq milliards
d’âmes leur apparaissaient comme des petites flammes dans la nuit.
Etant celui qui avait établi volontairement le contact et étant
doté d’une parfaite connaissance du lien qui les liait, Kanon se
retrouva en position dominante sur Saga dont il satura les sensations grâce
à l’effet de surprise. Le chevalier hurlait et se tenait la tête
à deux mains, incapable de trier et d’interpréter les perceptions
de leur sens cumulés. Profitant de la désorientation de son frère,
Kanon l’enferma dans une prison mentale similaire à celle dans
laquelle Saga l’avait précipité involontairement quatre
ans plus tôt. Des chaînes mentales lièrent les membres de
Saga et une lourde porte d’acier se referma sur son cachot symbolique.
A présent seul maître de l’incroyable puissance qu’avait
révélé leur symbiose, puissance qui ne le submergea pas
que grâce à un colossal effort de volonté, Kanon ouvrit
d’une seule pensée un passage dimensionnel vers un continuum qu’il
avait repéré quelques mois auparavant. C’était un
espace unidimensionnel, dépourvu de ligne temporelle. Une prison dont
il serait impossible à Saga de s’échapper vu l’état
dans lequel son frère comptait l’y envoyer.
La rupture dans le réel se présentait comme une véritable
crevasse d’ébène dans le ciel. Une plaie ouverte dans les
dimensions, totalement insondable. Kanon s’approcha et saisit le corps
catatonique de son frère, le soulevant à bout de bras au-dessus
de sa tête.
-Rendez-vous à notre prochaine réincarnation ! , cria-t-il
avant de précipiter son frère dans ce qui serait un exil éternel.
La faille se referma après avoir avalé le chevalier. La lumière
engendrée par leur cosmos cumulés s’évanouit tandis
que les sens du vainqueur revenaient à leur niveau ordinaire. La gravité
reprit également ses droits et le frère survivant commença
à choir dans le vide.
-J’ai réussi ! , cria Kanon tout en déployant son cosmos
afin de contrôler la chute.
-J’ai réussi ! J’ai réussi ! , cria-t-il
sans relâche tout le temps qu’il mit à rejoindre le sol glacé,
pleurant des larmes de joie.
Il se posa finalement et se laissa tomber sur la glace, fourbu de ses efforts
récents.
-Mère, la première moitié de ma tâche, la plus difficile,
est achevée. Il ne me reste plus qu’à châtier mon
odieux géniteur et tout sera accompli, dit-il à voix haute. Je
pourrai alors prendre la place de Saga parmi les douze et accomplir enfin ma
destinée ! Tous mes projets vont pouvoir se réaliser !
Kanon se releva et commença à se concentrer afin d’ouvrir
un passage dimensionnel et rentrer au plus vite en Grèce.
-Tu as une drôle de conception de l’amour fraternel, dit soudain
la voix de Saga. Nous nous rencontrons pour la première fois, et tu ne
trouves rien de mieux à faire que de m’envoyer au diable…
Kanon faillit tomber à la renverse, comme s’il venait de tomber
nez à nez avec un fantôme.
-Saga ? C’est absolument impossible ! Je t’ai précipité
là d’où personne ne pourrait revenir !
-Ce qui me paraît impossible c’est que mon frère jumeau soit
un félon de la pire espèce… Mais pour répondre à
ton étonnement, tu apprendras qu’il est fort peu avisé de
faire une communion sensorielle avec un maître en illusion. La réalité
que te montrent tes sens… n’est pas la réalité.
Sur ces paroles, Saga réapparut comme par enchantement aux yeux de son
frère, à peine à un mètre devant lui.
-Ceci est bien réel en revanche : GALAXIAN EXPLOSION !
Le coup balaya Kanon comme un fétu de paille. Il s’écrasa
le corps brisé et en sang une dizaine de mètre plus loin.
-J’ai retenu mon coup, rassure-toi. Je ne tenais pas à te pulvériser
sans t’expliquer ce qui t’est arrivé. Tu pourrais même
sans doute survivre s’il me prenait l’étrange lubie de laisser
un traître tel que toi s’échapper d’ici.
Saga marcha jusqu’à son frère qui était impuissant
au point de ne pouvoir bouger un seul muscle. Saga toisa son frère d’un
regard terriblement dur où ne transpirait nulle compassion.
-Croyais-tu vraiment que tu pourrais me piéger en répétant
ce qui s’était passé il y a quatre ans ? J’avais
pu écraser ta volonté uniquement parce que tu étais un
gamin sans la moindre notion du cosmos. Or, moi je suis un chevalier d’or
certes jeune mais déjà expérimenté. L’effet
de surprise a certes joué un temps, mais j’ai brisé tes
chaînes virtuelles et fait s’écrouler les murs de ma prison
alors que tu venais à peine de les créer. Puis j’ai inversé
le rapport de force sans même que tu ne t’en rendes compte et ai
plongé tes sept sens dans un environnement illusoire afin de voir jusqu’où
tu étais prêt à aller.
Saga et son frère se regardèrent en silence pendant de longues
secondes. Il n’y avait aucune peur dans le regard de Kanon, juste une
immense colère et une frustration sans borne.
-J’ai vu, dit finalement Saga. Et j’avais tort de vouloir te parler.
Tu ne mérites que de subir le sort que tu me réservais.
-J’en ai autant à ton service… , parvint à articuler
Kanon au prix d’un effort surhumain et d’une douleur insupportable.
Moi aussi je savais que je n’avais pas de temps à perdre à
te parler. Je savais qui tu étais… Et voilà que tu tombes
enfin le masque !
-ANOTHER DIMENSION ! , dit Saga en déployant ton cosmos. La faille
que Kanon pensait avoir ouvert un peu plus tôt s’ouvrit cette fois
bel et bien et commença à attirer son corps de façon inexorable.
-Je me mêle peut-être de ce qui ne me regarde pas, mais je pense
que vous devriez quand même prendre le temps de discuter.
Saga se retourna avec surprise et découvrit Akiera. Celui-ci avait la
tête et l’allure de quelqu’un qui avait été
tiré du lit. Il était les cheveux en bataille et pieds nus, portant
un jean et un t-shirt froissé.
-Maître ? Comment nous avez-vous trouvé ?
-Heu, tu plaisantes là, non ? Je te signale que je viens ici presque
en voisin et qu’en matière de tapage nocturne vous y êtes
allé franchement…
* * * * * * * * * * * * *
Personne n’avait osé poser la moindre question au chevalier des
Gémeaux et tous s’écartaient avec hâte du chemin du
guerrier revêtu de son armure et dont le cosmos bouillonnait autour de
son corps. Il était allé jusqu’au quartier des chevaliers,
avait trouvé et enchaîné sa cible puis s’était
dirigé vers la montée des douze maisons en traînant son
prisonnier derrière lui.
Praesepe avait voulu interroger son jeune voisin lorsque celui avait atteint
son seuil mais il avait reculé comme s’il avait craint que le regard
de Saga ne le foudroie. Il lui avait néanmoins emboîté le
pas, bientôt rejoint par un Aioros qui n’avait même pas tenté
de se mettre sur le chemin de son ami. Les gardes du palais du Grand Pope s’étaient
prudemment écartés sans demander leur reste lorsque Praesepe leur
avait fait signe de ne pas intervenir. Saga avait alors ouvert la lourde porte
de la salle du Pope d’un coup de pied et traversa la pièce jusqu’à
être face à Sion qui était assis sur son trône.
-Quelle est la raison de ceci, Saga ? , demanda le maître du Sanctuaire
d’une voix calme.
-Ce vaurien va vous le dire, répondit le chevalier des Gémeaux
en jetant presque sur les pieds du Pope son prisonnier qui n’était
autre que son père, Asmon.
Le chevalier d’argent d’Orion était couvert de blessures
dont une bonne partie avait été causée par la montée
plus qu’inconfortable qu’il venait d’effectuer en rebondissant
sur les marches du grand escalier dans le sillage de son fils. Asmon semblait
terrifié et resta muet.
-Parle ou je t’abats ici même comme un chien ! , insista Saga
en lui assénant un coup de pied dans les côtes.
Et alors il parla. D’une voix brisée en sanglotante.
Il raconta comment il avait tué la mère de son fils, et comment
il avait fait passer ce dernier pour son fils adoptif. Il raconta tous les détails,
et tenta d’expliquer quels avaient été ses motifs. Mais
il semblait comprendre de lui-même combien ils étaient misérables
et même méprisables. Il n’essaya même pas de se défendre,
il n’avait aucune excuse. Lorsqu’il eut fini, un grand silence se
fit dans la salle. Ce fut Saga qui le rompit.
-En ce qui me concerne, je suis orphelin et mon père est mort le même
jour que ma mère. Faites de… cette chose… ce que vous voulez.
Le chevalier des Gémeaux tourna alors les talons et s’en alla sans
un regard en arrière.
* * * * * * * * * * * * *
-Il ne connaissait bel et bien pas ton existence, dit Saga à son frère.
Celui-ci était alité, son corps en grande partie couvert de bandages.
-Il pensait sans doute avoir fait suffisamment le ménage derrière
lui en tuant notre mère et son mari, continua Saga. Il ne se doutait
pas que notre grand-mère savait qui il était et avait vécu
suffisamment longtemps au Sanctuaire pour reconnaître les blessures causées
par un chevalier.
-J’avais vraiment fait une bien mauvaise interprétation en vous
croyant complices…
-Tu n’avais pas tous les éléments en main.
-Que va-t-il lui arriver ? , demanda Kanon.
Saga resta silencieux, comme si la chose était de peu d’intérêt
pour lui.
-La peine appliquée à un chevalier qui se rend coupable de tels
crimes est normalement la mort, intervint Akiera.
Le maître de Saga était resté avec Kanon dans la demeure
d’Yvan et l’avait soigné le temps que Saga s’occupe
d’Asmon. Malgré les conseils d’Akiera - se reposer pour récupérer
des blessures infligées par Saga - Kanon n’avait pas fermé
l’œil et avait attendu l’issue des événements.
-Néanmoins, votre père a le malheur - enfin tout est question
de point de vue bien sûr - d’être jugé à un
moment ou un autre type de châtiment est redevenu disponible. Je pense
que Sion va sûrement le lui infliger.
-Quel châtiment ?
-Un sort… bien pire que la mort. Crois-moi, dit Akiera en mettant une
main sur l’épaule de Kanon.
Celui-ci eu un sourire satisfait puis il ferma les yeux, semblant s’assoupir.
L’ancien chevalier des Gémeaux fit alors quelques pas à
travers la pièce.
-Si j’ai bien compris, nous trois seulement sommes dans la confidence
pour l’histoire complète.
Saga hocha simplement la tête.
-Très bien… Et maintenant ? , demanda l’androgyne.
Saga regarda son maître dans les yeux puis fixa son frère apaisé.
-Je vais le former. Je vais lui apprendre tout ce que tu m’as appris.
Il est sous la protection du troisième signe du zodiaque tout comme moi.
Il est né Kanon des Gémeaux. Et si un jour je venais à
périr, il deviendrait alors le chevalier d’or Kanon des Gémeaux.
Il sera le treizième protecteur secret d’Athéna, l’ultime
recours si les choses devaient mal tourner.
Akiera haussa les épaules.
-Comme bon vous semblera. Du moment que vous avez abandonné vos idées
sanguinaires et que vous ne vous entretuez pas dès que j’aurai
le dos tourné, je n’ai pas grand-chose à en dire... Je pense
que le Pope préférerait être au courant de cette histoire,
mais nous avons tous nos petits secrets... Je vais vous laisser, maintenant.
L’ancien chevalier d’or se concentra quelques instants et une porte
dimensionnelle s’ouvrit.
-Merci pour tout, dit simplement Saga.
-Pas de quoi. De toute façon, je pense qu’une fois calmé
tu serais allé récupérer ton frère même si
je n’étais pas intervenu.
-Comment va Aph’ ?, demanda Saga juste avant que son maître
ne s’engouffre dans le passage.
Akiera se figea et sembla hésiter avant de répondre.
-Le mal continue lentement à s’étendre malgré mes
efforts.
-Et Lyn, comment le prend-elle ?
Akiera sembla ne pas entendre la question de son disciple.
-Mais je pense quand même avoir réussi à gagner pas mal
de temps… Suffisamment, j’espère.
-Qu’a-t-il pensé du fait que tu as commencé à l’entraîner
du jour au lendemain ?
-Il est assez enthousiaste et curieux mais il ne comprend pas encore vraiment
les raisons. Je lui ai dit qu’il fallait absolument qu’il devienne
le plus fort possible, que c’était une question de vie ou de mort.
Mais il est assez… détaché des choses. Comme s’il
n’était pas vraiment concerné.
-Et par rapport au fait qu’il sera un chevalier d’Athéna ?
Akiera sembla écarter la remarque d’un revers de main.
-Chaque chose en son temps. Qu’il devienne d’abord suffisamment
fort pour survivre et je lui expliquerai ensuite les responsabilités
qui découleront de cette force.
Saga voulu ajouter quelque chose mais finalement n’en fit rien. Akiera
traversa alors la porte dimensionnelle qui commença à se refermer
derrière lui.
-Lyn le prend vraiment très mal, dit-il avant que le passage ne se soit
totalement volatilisé.
Pyrénées Espagnoles, septembre 1968
C’était une journée de fin d’été des
plus agréables, le soleil dardait ses rayons dans un ciel dépourvu
de nuage et éclairait un panorama que dominait le mont Roig et où
le lac Romedo brillait comme une pierre précieuse. Un petit refuge, douillet
et accueillant d’apparence, était bâti sur un petit plateau.
Les clients avaient déjà quitté l’endroit pour monter
vers les lacs solitaires sous Ventelao et la tenancière était
occupée à faire le ménage et passait un coup de balai sur
la terrasse de pierre.
Elle entendit un groupe de personnes arriver par le petit sentier.
-Je finis ça et je suis à vous, dit-elle sans se retourner.
-Ne vous inquiétez, on fait comme chez nous : on s’installe
et on met les pieds sur les tables.
-Je connais cette voix ! , dit Amalthée.
Elle se retourna et découvrit son ancien élève Sérapis
qui la regardait avec des yeux amusés.
-Sérapis !, cria-t-elle en laissant tomber son balais puis en courant
pour lui sauter dans les bras.
Le chevalier du Taureau l’attrapa au vol. Ils éclatèrent
d’un long rire de plusieurs minutes.
Les années avaient été plutôt clémentes avec
l’ancien chevalier du Capricorne. Si ses longs cheveux avaient légèrement
grisé, elle était encore resplendissante.
-Tu as pris du poids, commenta Sérapis qui la tenait toujours.
-Impertinent ! , répliqua-t-elle en lui donnant une petite gifle
amicale. Tu aurais dû me prévenir que tu venais, je me serais libérée
pour que nous ayons du temps.
-Tu parles, la dernière fois tu m’avais mis à la plonge…
Mais je ne fais que passer, malheureusement.
Il la reposa au sol et se tourna pour désigner d’un geste un groupe
d’une dizaine d’enfants et adolescents dont l’âge variait
entre 6 et 13 ans.
-Mes élèves, dit-il. Nous nous rendons au Sanctuaire pour une
session de tournois dans trois jours.
-Tous vont concourir ? , demanda-t-elle en constatant le jeune âge
de certains.
-Non, non. Certains ne viennent que pour se faire une idée du Sanctuaire.
* * * * * * * * * * * * *
-J’avais oublié que cet endroit était aussi agréable,
dit Sérapis en s’étendant dans l’herbe.
-Tu t’en souviendrais si tu venais me voir un peu plus souvent que tu
ne le fais.
-Oui, c’est vrai… J’ai été occupé…
Les deux amis étaient installés sur la rive du lac Romedo. Les
élèves de Sérapis étaient occupés à
disputer un match de football. Leurs rires résonnaient dans la vallée
particulièrement quand l’un envoyait maladroitement le ballon dans
l’eau plus que fraîche du lac.
-Où est ton mari, au fait ?
-A Barcelone, sa mère a des ennuis de santé.
-Et les enfants ?
-Pareil. Ils sont occupés à préparer leur rentrée
universitaire.
-Universitaire ? Cela fait si longtemps qu’ils étaient hauts
comme trois pommes et me sautaient sur les genoux ?
-Tout le monde a l’air d’être haut comme trois pommes, mis
à côté de toi, répondit-elle avec un sourire. Mais
oui, le temps passe. Ils volent de leurs propres ailes à présent.
-Dis plutôt qu’ils ont fui ta tyrannie à la première
occasion !
-Tu ne t’arrêtes jamais ?
-Rarement. Tu le sais bien…
Ils s’esclaffèrent à nouveau. Amalthée s’arrêta
de rire quand elle vit que quelqu’un venait vers eux.
-Praesepe ?
Le chevalier du Cancer était vêtu comme un randonneur lambda et
venait vers eux avec un grand sourire.
-Bonjour à vous deux, dit le chevalier du Cancer.
Il se baissa pour embrasser l’ancienne femme chevalier et serra la main
de son confrère.
-Cela faisait longtemps, Amalthée, je suis désolé de ne
jamais avoir pris le temps de venir te voir.
Il y eut un petit silence puis Amalthée reprit la parole.
-Dites je suis peut-être âgée, mais pas encore gâteuse.
Pourquoi diable deux chevaliers d’or viennent-ils rendre visite à
une vieille dame sans prévenir le même jour ?
Praesepe se tourna vers Sérapis avec un air surpris. Celui-ci feignait
de regarder ailleurs.
-Tu ne l’avais pas prévenue ?
* * * * * * * * * * * * *
-Ce garçon s’appelle Shura, dit Sérapis en désignant
le jeune garçon qui était assis dans la pente et regardait de
loin les autres jouer.
-Et ? , interrogea Amalthée.
-Il est très doué. Vraiment très doué même.
-On le soupçonne fortement d’être celui qui portera ton ancienne
armure lors de la prochaine guerre sainte, intervint Praesepe.
-Je crois que je commence à voir où vous voulez en venir, commenta
Amalthée.
-Le Grand Pope m’a confié sa formation en début d’année.
Mais cela… ne marche pas.
-Je croyais pourtant que tu étais réputé pour être
l’un des meilleurs formateurs de chevaliers ?
-J’ai formé quelques chevaliers, en effet. Sans fausse modestie,
je pense même être assez doué dans le domaine.
Il regarda son ancien mentor dans les yeux.
-Si bien qu’avec cette expérience passée je sais quand une
formation se passe bien ou quand elle ne mène nulle part, ce qui est
la cas ici. Sans doute deviendrait-il chevalier d’or même en s’entraînant
avec moi mais cela prendra plus de temps que cela ne devrait et surtout je ne
pourrais rien lui apporter de plus que ce qui est déjà en lui.
Il perd son temps avec moi et je perds mon temps avec lui.
Il désigna d’un geste les autres garçons qui jouaient au
foot.
-Eux, je leur apporte quelque chose. J’arrive à tirer le meilleur
de chacun de ces garçons. Aucun n’a sans doute le centième
du talent de Shura, peu deviendront même chevalier. Mais je sais que le
travail que nous faisons porte ses fruits, que nous tirons le meilleur de chacun.
Alors que ma collaboration avec Shura est… improductive. Voir nocive.
Que l’on m’aie confié la tâche de le former est une
grande fierté car c’est une preuve de confiance de la part du Grand
Pope. Mais je ne peux en faire une histoire de prestige et prendre la responsabilité
de compromettre son talent. C’est un futur chevalier d’or, c’est
trop important.
Sérapis se laissa à nouveau tomber en arrière dans l’herbe
et regarda le ciel.
-Sérapis a fait la demande d’être déchargé
de la formation de Shura et a suggéré que tu prennes cette charge.
Je suis ici pour représenter Sion. Si tu acceptes, il accèdera
à la demande de Sérapis. Sinon, le sort de Shura sera décidé
au Sanctuaire lors des tournois des prochains jours.
-Avez-vous perdu l’esprit ? , demanda-t-elle en les regardant comme
s’ils plaisantaient.
Praesepe fit signe que non.
-J’ai soixante et un ans et cela fait vingt et un ans que j’ai quitté
le Sanctuaire.
-Dohko forme encore des chevaliers et il a plus de deux cents ans, contra Sérapis.
-Tu admettras tout de même que ce n’est pas l’exemple typique,
rit Amalthée.
-Sans doute, concéda le chevalier du Taureau. Mais tu as continué
à t’entraîner depuis ton départ de Grèce. Encore
aujourd’hui je n’aimerais pas à avoir à me battre
contre toi.
Il se redressa pour la regarder.
-Tu me botterais même sans doute les fesses, conclut-il en souriant.
-Evidemment que je te botterais les fesses ! , se moqua-t-elle.
Praesepe laissa échapper un sourire comme s’il savait que l’affaire
était déjà entendue.
-Mais même si nous savons tous les trois que ton niveau a toujours été
pathétique, il faut bien reconnaître par un phénomène
totalement inexplicable tu es plus que apte à former des jeunes gens.
Qu’est-ce qui te fait croire que je serais plus apte que toi à
le former ?
-A l’origine il a été formé par un chevalier noir
afin de venger la mort de ses parents de la main d’autres habitants de
l’île de la Reine Morte. Je pensais qu’il n’avait pas
acquis sa force pour défendre de grandes causes mais uniquement pour
se venger. Et j’ai cru qu’il n’avait pu qu’être
atteint par l’ambiance malsaine de l’endroit où il a grandi,
qu’il avait le germe du mal en lui. Mais je me trompais, il a une grande
droiture et un sens aigu de la justice. C’est ce désir de justice
qui l’a guidé pendant toutes ces années là-bas. Je
croyais avoir affaire à de la mauvaise graine de chevalier mais c’était
une grave erreur de jugement.
Le chevalier se tut un moment, regardant dans la direction du garçon.
-Il a senti que je l’avais mésestimé au début. Et
comme il est très fier, j’ai rompu la relation de confiance et
d’estime d’entrée de jeu. Je m’y suis mal pris avec
lui mais je sais maintenant exactement ce que j’aurais dû faire.
Il a une vision encore très pure du monde et veut être suffisamment
fort afin que ce qui lui est arrivé n’arrive plus jamais à
quiconque. Il est vraiment déterminé à tout mettre en œuvre
pour devenir chevalier et il est prêt à tous les efforts et à
tous les sacrifices. Ce dont il a besoin c’est de respect et de confiance
mais aussi de structures solides, d’une discipline stricte. Tu es parfaite
pour ce rôle.
Rien ne fut dit pendant un long moment après ça.
-Je vais réfléchir, dit-elle finalement. Vous passez la nuit ici ?
Le chevalier du Taureau hocha la tête.
-J’ai amené de quoi camper.
-Très bien.
* * * * * * * * * * * * *
Les trois amis passaient une agréable après-midi, discutant de
sujets divers et profitant du soleil depuis.
-Ce petit est assez doué, dit Praesepe en désignant un des gamins
qui jouait..
Il était le moins grand de la bande mais pas le moins adroit balle au
pied. Il venait de recevoir le ballon et s’élançait en direction
du but adverse (qui était symbolisé par des pulls roulés
en boule). Il effectua un passement de jambe enchaîné d’une
accélération qui laissa sur place le premier adversaire. Un autre
vint à sa rencontre mais il l’élimina en effectuant un double
contact si rapide que le défenseur en fut tellement déboussolé
qu’il chuta au sol. Le gardien sortit alors à son rencontre pour
boucher l’angle des buts. Le jeune virtuose le fixa en effectuant une
feinte de frappe et décala tranquillement un partenaire qui n’eut
plus qu’à pousser le ballon dans le but vide.
-En effet, il est très adroit ! , confirma Amalthée. Il est
plus jeune que les autres, non ? Il a l’air un peu petit.
-Oui, il est un peu plus jeune.
Sérapis marqua une pause, se passa une main dans les cheveux.
-Il a trois ans, ajouta-t-il l’air de rien.
Praesepe et Amalthée regardèrent leur ami avec de gros yeux. Celui-ci
souriait, visiblement content de son effet.
-Tu te moques de nous ! , dirent-ils simultanément
Il fit non de la tête.
-Trois ans ? Mais il est gigantesque ! , s’exclama Amalthée.
-Tu viens de dire qu’il était petit, il faudrait savoir.
-Tu m’as comprise… , répliqua-t-elle, agacée.
-Il ne va pas participer aux tournois tout de même ? , demanda Praesepe.
-Non ! Bien sûr que non.
-Pourquoi l’as-tu amené alors ?
-Je voulais qu’il voie la Grèce. Vous voyez, c’est mon fils…
-Ton fils ? , s’exclama Praesepe. Mais qui est la mère ?
-…adoptif, finit le chevalier du Taureau.
Ils le regardèrent un long, assez stupéfaits.
-Depuis combien de temps ? , demanda Amalthée.
-Je l’ai trouvé dans un bidonville alors qu’il avait quelques
heures. Il avait encore son cordon ombilical enroulé autour de lui.
-Pourquoi ne me l’as-tu jamais dit ? , demanda le chevalier du Cancer.
Sérapis haussa les épaules.
-Tu ne me l’as jamais demandé.
-Qu’est-ce que c’est que cette réponse ? Comment ça
je ne te l’ai jamais demandé ? Je vais te dire quelque chose
d’important, quand quelqu’un te dit : « quoi de
neuf ? », c’est le moment propice pour dire ce genre de
chose.
-Bon, ça m’a échappé…
Praesepe leva les bras au ciel.
-Tu l’élèves, seul ? , intervint Amalthée.
-Oui.
-Trouve-toi une femme, sinon les conséquences sur l’avenir de cet
enfant d’avoir un père pareil seront catastrophiques.
-Pff… Me marier… Trop de femmes, comment choisir ?
-Ecoutez-moi ce coureur de jupon… Comme s’il avait toutes les femmes
du Brésil à ses pieds.
-Mais c’est le cas ! , dit-il en riant.
-Ecoute-le ! , dit-elle en regardant Praesepe qui était plutôt
amusé maintenant que la surprise était passée.
-Qu’est-ce que j’y peux si les femmes aiment les hommes grands,
musclés et beaux comme des dieux ? Elles me courent toutes après :
si j’en choisissais une je ferais des milliers de malheureuses. C’est
un dilemme… Vous ne vous en rendez pas compte, mais je suis une vraie
victime !
-Mieux vaut entendre ça que d’être sourd…, rit Amalthée.
-Comment s’appelle-t-il, au fait ? , se renseigna le chevalier du
Cancer.
-Je l’ai appelé Aldébaran.
-L’étoile alpha de la constellation du Taureau… , observa
Praesepe. Tu fais dans l’original un peu comme Akiera...
-Ca n’a rien à voir. Le prénom d’Aph’ est avant
tout ridicule.
-Je ne suis pas d’accord…
-Si, il l’est. C’est un prénom de fille. Et même Akiera
le pense. Là ça n’a rien à voir, Aldébaran
est un prénom glorieux !
-Aphrodite est un prénom qui a une histoire pour Akiera et Lyn, en rapport
avec leur rencontre…
-C’est ridicule, point, coupa Sérapis d’un ton définitif.
-Note pour plus tard : ne jamais parler de certains sujets avec un type
dont les bras sont plus larges que vos cuisses… , acheva Praesepe.
-Bon, je dois me préparer à tout, ou alors tu n’as plus
de surprises fumantes en réserve pour moi ?, demanda Amalthée.
-Je crois qu’on a fait le tour… , rit Sérapis.
Egypte, janvier 1969
C’était une zone montagneuse reculée du pays des pharaons,
une région fort peu connue, même des autochtones. En cet endroit
reculé, une rivière d’eau claire, qui ne se jetterait dans
le Nil que plusieurs centaines de kilomètres plus loin, s’écoulait
paisiblement.
Un grand campement de plusieurs centaines de tentes était installé
sur la rive est. Le campement avait été organisé avec réflexion
et l’on semblait pouvoir y circuler et y vivre avec facilité. La
soirée était déjà bien avancée mais plutôt
animée : on festoyait, on dansait et on discutait autour de dizaines
et de dizaines de petits feux de camp qui illuminaient la nuit.
Un jeune homme d’une vingtaine d’années, emmitouflé
dans une grande couverture de laine, se tenait légèrement à
l’écart des fêtards. Il avait des cheveux châtains
coupés courts et ses yeux marron fixaient le feu où ses pensées
semblaient se perdre. Apparemment déconnecté de l’activité
qui l’entourait, son visage aux traits fins ne laissait paraître
aucune émotion.
-Vous avez l’air fort soucieux, l’interpella quelqu’un.
Le jeune homme leva les yeux des braises et vit un homme de type amérindien,
sans doute à l’aube de la quarantaine, qui le regardait en souriant.
Son visage couvert de multiples cicatrices était d’un certain charme
et encadré d’une longue chevelure noire qui tombait en cascade
sur une écharpe de laine blanche brodée de symboles abstraits.
Il portait de longues bottes et était vêtu d’un pantalon
de cuir noir et d’un gilet de la même matière sur lequel
était brodé un bison stylisé. Il devait mesurer un mètre
quatre vingt dix et était plutôt longiligne tout en donnant malgré
tout l’impression de posséder une énorme force physique.
Le jeune homme savait que c’était l’un des derniers arrivés
au campement mais n’avait encore jamais eu l’occasion de lui parler.
Mais il avait entendu diverses rumeurs sur son compte et la façon mouvementée
dont Mardouk l’avait « recruté » en Amérique.
-Oui, j’imagine que c’est ce dont j’ai l’air, répondit-il.
-Puis-je partager la chaleur de ce feu avec vous.
-Bien sûr.
-Je crois que nous n’avons pas été présentées
en bonne et due forme. Je me nomme Moki, dit-il en lui tendant la main
Le jeune homme saisit la main tendue.
-Paul.
-Si je vous posais la question : « qu’est-ce qui vous
tracasse tant ? », ferais-je preuve d’impolitesse ?
-Non. Je ne pense pas, non…
-Je vous la pose donc.
Paul garda le silence un long moment, un peu désarçonné
par la façon plus que directe dont Moki l’avait abordé.
Puis il décida que cela faisait un moment qu’il n’avait pas
eu l’occasion d’avoir une conversation personnelle avec quelqu’un
et que cela ne pouvait pas lui faire de mal.
-Je ne me sens pas à ma place ici, répondit-il finalement. Avant
que Mardouk ne vienne me chercher, je vivais à Paris dans des conditions
plus que modestes. Et puis un jour, il a débarqué dans ma vie,
m’a appris que mes parents n’étaient qu’adoptifs et
que ma véritable ascendance faisait de moi le dernier d’une lignée
dont les origines remontaient à plusieurs millénaires. Depuis
que j’ai décidé de le suivre, je me suis mis à côtoyer
des demi-dieux et des êtres de légende. Je ne suis pas comme vous
tous, je suis quelqu’un d’ordinaire. Regarde-le, lui, par exemple,
dit-il en désignant un adolescent qui se tenait à côté
d’un feu et était occupé à discuter avec Quetzalcóatl.
Il semblait âgé d’une douzaine d’année. Si ses
traits étaient de type arabe, il avait de longs cheveux blonds mi-longs
et bouclés et était vêtu d’une djellaba blanche.
Un homme portant un turban rouge, vêtu d’une armure de cuir, d’une
longue cape noire et portant un cimeterre et un poignard courbé au côté
semblait veiller sur lui en se tenant à quelques mètres de distance.
-On dit qu’il est la réincarnation du prophète Mani, dont
il porte le nom. Depuis sa naissance, il a été élevé
et éduqué sur les choses ésotériques dans un temple
secret où il était adoré et vénéré
comme un dieu. Moi, un an en arrière, j’étais encore totalement
ignorant de mon héritage.
Mani regarda alors dans leur direction et leur adressa un signe de la main.
Paul, gêné, détourna d’abord le regard mais finit
par répondre d’un geste et d’un sourire timide. Mani lui
rendit son sourire et retourna à sa conversation.
-Enfin, tu vois bien le contraste… , ajouta-t-il à l’intention
de son compagnon.
-Je ne suis pas un demi-dieu non plus, répondit Moki en souriant. Pas
plus que l’immense majorité des habitants de ce camp.
-Bien sûr… Mais on attend plus de moi que de l’immense majorité
des habitants de ce camp. Et je doute de pouvoir répondre à cette
attente.
-La question que tu dois te poser c’est de savoir si oui ou non tu crois
en la cause de Mardouk. Dans le premier cas, ta place est ici et nulle part
ailleurs. Et ensuite tu es le descendant de Mithra. Un nom qui a été
adoré dans d’innombrables contrées et cultures. Un nom qui
implique de grandes responsabilités auxquelles je ne doute pas que tu
sauras faire face...
Paul resta un moment sans rien dire et à regarder le feu consumer le
bois.
-Je constate que tu en sais beaucoup sur moi.
-Mardouk m’a renseigné sur les membres de son alliance. Mais même
sans cela, j’aurais sans doute deviné qui tu étais rien
qu’en observant ton esprit.
-Pourquoi ai-je toujours l’impression qu’ici les autres en savent
souvent plus sur moi que… moi-même.
-Nous jouons ce jeu depuis plus longtemps que toi. Mais cela ne veut pas dire
que nous y sommes forcément meilleurs.
-Comme tu as plus de recul que moi… J’aimerais te poser une question…
Crois-tu en Mardouk ?
-Je crois en sa sincérité : il pense réellement mener
le bon combat.
-Il est tellement intimidant… Je ne sais même pas comment il a fait
pour retrouver ma trace…
-Son savoir est déjà considérable mais il a aussi la meilleure
source d’information du monde. Il n’est sans doute guère
de secrets dont il ne doit avoir connaissance… A mon avis, il t’aurait
trouvé même si tu t’étais caché aux confins
des mondes.
-Si j’en crois ce que j’ai entendu, il a accompli un autre exploit
en te localisant…
L’amérindien ne commenta pas et se contenta de regarder.
-On dit que tu es un Anasazi. C’est vrai ?
-Je constate que je ne suis pas le seul à être au courant de certaines
choses.
-Les rumeurs vont vite...
-La rumeur comme quoi je prenais le scalp des gens me qualifiant d’Anasazi
s’est-elle également répandue ?
-Hein ! Je veux dire non… Non en fait je veux dire… j’ai
fait un impair ?
L’amérindien partit alors dans un grand rire.
-Non, rassure-toi. Je n’apprécie juste pas vraiment le terme « Anasazi »
qui est utilisé pour désigner mon peuple par les hommes blancs
depuis quelques décennies.. Il signifie « ancien ennemi »
en Navajo et tu comprendras sans peine que cela n’est pas une appellation
très agréable.
-Je le comprends en effet… Quel terme préfères-tu, alors ?
-Les miens étaient mon peuple, tout simplement.
- Tes ancêtres … Quand j’étais plus jeune, j’ai
été fasciné par leur culture et la beauté de leurs
villages bâtis dans les parois des canyons. Bien sûr, vu le milieu
modeste d’où je venais, je n’avais aucun espoir de pouvoir
aller visiter Mesa Verde, mais cela m’a beaucoup fait rêvé.
De véritables merveilles d’architecture construites à flanc
de falaise… Et ils ont disparu du jour au lendemain voilà près
de sept cents ans, sans prévenir et sans laisser de traces. Un vrai mystère…
-En effet. La majorité est partie et seuls quelques-uns d’entre
nous sont restés en arrière. Sept cents ans à se perfectionner…
A attendre…
-Attendre quoi ?
-Oui. Là est précisément la question, n’est-ce pas ?
Paul n’arriva pas à décider si l’amérindien
se moquait de lui ou non avec cette réponse. Il sentait néanmoins
que Moki ne serait certainement pas plus spécifique.
-On dit que ta rencontre avec Mardouk et les autres a été des
plus animée.
-En effet. J’étais tombé dans un piège tendu par
un esprit aussi vieux que retors et puissant. M’en sortir seul m’aurait
demandé un temps considérable, le babylonien m’a donc tiré
d’une situation fâcheuse. Mais voilà que nous parlons d’un
babylonien, et qu’un autre se joint à nous.
-Je n’ai jamais franchi la porte d’Ishtar, ni foulé le sol
de la cité. Du moins pas dans cette incarnation… , répondit
Mani.
Paul n’avait pas vu le jeune garçon approcher. Il était
souriant et s’assit sans cérémonie à côté
d’eux. L’homme armé qui le suivait tel un ange gardien se
tenait à quelques mètres, à la limite de la lumière
du feu. Le garçon fixait Paul de ses grands yeux mauves où transpiraient
la sérénité et l’intelligence.
-Tu es Paul, le descendant de Mithra ! Je viens d’Iran, tout comme
toi. Tu le sais, n’est-ce pas ?
Paul secoua la tête.
-Ma lignée a quitté la Perse depuis deux millénaires, d’après
Mardouk. Je n’ai jamais vu ce pays.
-Alors aucun de nous deux n’a jamais parcouru la terre de ses racines…
, commenta Mani d’une voix pensive.
Il sembla réfléchir un instant puis reprit la parole d’une
voix enjouée.
-Il faudrait corriger ça ! Si vous m’accompagnez jusqu’à
Babylone, je pourrais vous emmenez en Iran ensuite… Ne pensez-vous pas
que cela est une bonne idée ?
-Sur cela au moins, je suis d’accord avec notre jeune compagnon, intervint
Moki.
Paul hocha la tête. Oui, cela était sans doute une bonne idée…
Rome, juin 1969
Praesepe et Sonya étaient assis à une terrasse ensoleillée
et bondée de touristes, sirotant tranquillement une boisson fraîche.
Praesepe, vêtu d’un pantalon de toile léger, d’un t-shirt
blanc, d’une petite veste en lin légère et chaussé
de sandales, se prélassait avec plaisir sur sa chaise, ravi de la canicule
qui régnait sur la capitale italienne tandis que sa femme, vêtue
d’une robe rouge qui faisait plus que la mettre en valeur, feuilletait
tranquillement un guide de la ville.
-J’ai bien envie d’aller visiter le forum.
-Je l’ai déjà visité la dernière fois que
je suis venu…
-Tu veux dire la fois où tu m’avais laissée en Grèce
comme une vieille paire de chaussettes pendant que tu faisais du tourisme ?
- Oui, cette fois-là, répondit-il en gloussant. Mais bon, à
la base ce voyage était une mission pour Sion.
-Celui-ci aussi.
-Je me suis déjà excusé, dit-il en se redressant et en
retirant ses lunettes de soleil pour lui faire un clin d’oeil. La possibilité
de joindre l’utile à l’agréable… m’avait
échappé. Mais bon, je me suis rattrapé ce coup-ci, non ?
, ajouta-t-il en lui prenant la main.
-Tu as commencé à te rattraper, nuance… Le chemin sera encore
long pour te faire vraiment pardonner de m’avoir laissée toutes
ces années à la maison repasser tes affaires pendant que tu jouais
au routard aux quatre coins du globe, conclut-elle avec un sourire.
-Je travaillais ! , se défendit-il.
-Si tu veux…
-D’ailleurs à propos de travail, je vais en profiter pour aller
livrer la lettre de Sion au Vatican. Ils s’attendent à ma venue,
je ne devrai pas en avoir pour très longtemps.
Il fit un signe au serveur pour que celui-ci vienne les encaisser puis commença
à fouiller dans la poche intérieure de sa veste. Sonya fronça
un sourcil quand elle vit son mari se lever et farfouiller dans les poches de
son pantalon avec énergie.
-Qu’est-ce que j’ai fait de ce bon sang de portefeuille ? ,
dit-il avec un air agacé.
* * * * * * * * * * * * *
La chambre d’hôtel du couple était sans dessus dessous.
Sonya avait abandonné et se contentait de regarder voler les affaires
dans les airs alors que son mari passait d’un endroit à l’autre
comme un ouragan.
-Ce n’est pas bien grave, tenta-t-elle finalement de dire. Il nous reste
de l’argent et vu tes « relations », tu ne devrais
pas avoir de problème à te faire refaire des papiers.
-Ce n’est pas ça… Je pourrais rentrer en Grèce à
la nage si l’envie m’en prenait. Mais j’avais la lettre de
Sion sur moi…
-Pourquoi ne l’avais-tu pas laissée ici ?
-C’est un document secret et je pensais qu’il serait plus en sécurité
avec moi que dans une chambre d’hôtel.
-C’est raté…
Il leva un sourcil agacé.
-Et si c’était si important tu aurais dû l’amener tout
de suite au lieu de la garder avec toi…
-Tu ne m’aides pas là…
-De toute façon c’est simple : tu ne l’as pas oubliée
ici et elle n’est plus sur toi. Donc soit tu l’as perdue…
-Impossible.
-… soit on t’a fait les poches.
-Impo… Impossible ! Je m’en serais rendu compte, on ne fait
pas les poches à un chevalier d’or !
Elle leva les bras au plafond.
-Dans ce cas effectivement, je ne peux pas t’aider !
Ils restèrent silencieux un moment. Praesepe était particulièrement
vexé par la situation et se sentait même plutôt ridicule
tandis que Sonya ne pouvait s’empêcher d’être légèrement
amusée.
-Si tu peux m’aider, dit-il finalement. J’ai une idée.
* * * * * * * * * * * * *
Praesepe avait installé deux chaises de façon à ce que
lui et sa femme se fassent face. Il tenait dans sa main droite un pendule qui
se balançait devant ses yeux.
-Tout ce que tu auras à faire c’est m’orienter et me poser
des questions. Lorsque tu penseras que c’est bon ou si cela ne mène
à rien, il te suffira de taper dans tes mains pour me réveiller.
-Tu peux être plus spécifique ? , demanda-t-elle.
-Toute la journée doit encore être dans ma mémoire. Mes
sens sont bien plus aiguisés que ceux de n’importe quel homme ordinaire.
Ils ont forcément perçu ce qui s’est passé, même
à un niveau inconscient.
Soya lui lança un regard perplexe.
-Imagine que nous sommes dans un cinéma mais qu’au lieu de devoir
suivre le film dans son sens chronologique ordinaire nous pouvons revenir en
arrière à tout moment, accélérer ou ralentir le
défilement des images voire même nous arrêter sur un moment
précis. Le film, c’est cette journée et l’écran
correspond à toutes les perceptions que mes sens ont enregistrées.
-D’accord, je crois que j’ai compris…
-Bon, je compte jusqu’à quinze et à ce moment-là
tu seras aux commandes.
Sonya observa son mari tandis que celui-ci effectuait le compte : ses yeux
se firent vitreux au fur et à mesure. Toute émotion disparut de
son visage jusqu’à ce qu’il ait l’air totalement absent.
-Quinze ! , dit-il finalement en fermant les yeux.
Le pendule se balança encore un moment puis son mouvement s’amortit
et il s’arrêta. Sonya hésita un instant, Praesepe avait l’air
totalement endormi.
-Tu m’entends ?
-Oui.
Le ton était monocorde.
-Bien, revenons au moment où tu t’es réveillé ce
matin… C’est bon, tu y es ?
-Oui.
-Racontes-moi.
-Je me tourne dans le lit et j’essaie de mettre mon bras sur toi. Je n’attrape
que ton oreiller et je me rends compte que tu n’es pas là. J’entends
le bruit de la douche et je comprends que tu es dans la salle de bain. Je me
lève pour te rejoindre afin de…
-Passons à plus tard ! , le coupa Sonya en rougissant légèrement
au souvenir de cet épisode. Allons au moment où nous quittons
l’appartement. Tu y es ?
-Oui.
-Très bien, que se passe-t-il ?
-Je t’ouvre la porte, tu sors et je te suis en tirant la porte derrière…
-Non, reviens un peu plus tôt. Au moment où tu prends la lettre
de Sion.
-Je soulève le matelas du lit, je prends la lettre…
-Brillante cachette !, persifla-t-elle gentiment.
-… et je la glisse dans la poche droite de ma veste.
-Donc tu l’as bien prise avec toi… Peux-tu avancer au moment où
tu as sorti la lettre de ta poche ?
Sonya attendit quelques secondes puis devant le mutisme de Praesepe comprit
que cet événement ne s’était jamais produit.
-Soit… Peux-tu aller au moment où tu as retiré ton portefeuille
de ta poche ?
-Oui.
-Quand était-ce ?
-Pour payer l’entrée du Colisée.
-En effet, je me souviens. A ce moment-là, la lettre était encore
dans ta poche ? Je veux dire quand tu as remis ton portefeuille en place.
-Je ne sais pas.
-Comment ça ?
-La lettre est dans ma poche droite et le portefeuille dans la gauche.
-Tu es sûr que tu ne peux pas savoir si la lettre est encore sur toi ?
Praesepe resta stoïque. Sonya réfléchit quelques secondes
avant de continuer.
-La poche est dans ta veste… tu ne sens pas son contact contre ton torse ?
-Non ma veste est ouverte et trop ample.
-D’accord mais même si l’enveloppe et le portefeuille sont
légers, ils doivent quand même avoir un poids suffisant pour que
tu les sentes… Concentre-toi sur le poids que tu ressens sur tes épaules
à ce moment-là et compare-le à celui que tu perçois
quand nous sommes arrivés à la terrasse.
-Lorsque j’arrive à la terrasse c’est plus léger.
-Parfait ! Reviens en arrière jusqu’au moment où tu
ressens le poids des deux !
Un moment s’écoula.
-C’est bon.
-Où sommes-nous ? Que se passe-t-il précisément
au moment où le poids change?
-Nous sommes à la fontaine de Trévi. Il y a beaucoup de monde,
je me tourne vers toi car tu m’appelles pour me montrer un homme qui récupère
peu discrètement des pièces dans l’eau.
-Et ? C’est tout ?
-Oui.
-Il se passe forcément autre chose ! Tu m’as dis que tu pouvais
ralentir le défilement du temps, fais-le.
-Rien de plus.
-C’est impossible… Utilises ton septième sens pour vraiment
tout percevoir. Ralentis le défilement des images jusqu’à
égrener les millionièmes de secondes un par un…
Quelques instants s’écoulèrent puis quand Sonya allait se
résoudre à changer de stratégie, Praesepe reprit la parole.
-Je vois une main, sans doute une main d’enfant, qui écarte ma
veste avec précaution et retire le contenu de mes poches puis remet la
veste en place.
-Pourquoi ne l’avais-tu pas vu avant ?
-C’était trop rapide et je n’étais pas assez attentif.
-A quelle vitesse cela se passe-t-il ?
-Difficile à dire… A peu près le tiers de la vitesse de
la lumière, peut-être un peu plus.
-Mon dieu ! Tu vois son visage ?
-Non mais il porte un bracelet au poignet droit. J’ai vu le même
bracelet au poignet d’un enfant qui se tenait à quelques mètres
de là juste avant que je ne me tourne vers toi.
-Très bien, donc tu sais à quoi il ressemble.
-Oui, il doit avoir environ six ans, le teint hâlé, des cheveux
en bataille de couleur légèrement violette. Il est vêtu
d’un short blanc un peu déchiré et d’un t-shirt bleu
délavé. Il porte un petit sac à dos sur une seule épaule.
-Très bien… Juste une dernière chose… Qui est le plus
belle femme du monde ?
-Toi.
-C’était juste pour vérifier que ça marchait…
, dit-elle en claquant des mains.
Praesepe rouvrit brusquement les yeux, comme s’il sortait brutalement
d’un rêve. Après quelques secondes de désorientation,
il fixa sa femme dans les yeux.
-Alors ?
Elle lui expliqua alors ce qu’elle avait appris. Il se leva alors, marcha
jusqu’à la porte-fenêtre qui donnait sur un balcon ensoleillé.
De là, on apercevait le Capitole vers lequel convergeait le flux des
touristes
-Espèce de sale petit…
* * * * * * * * * * * * *
Le jeune pickpocket italien sautait du toit d’un d’immeuble à
un autre, se déplaçant à une vitesse qui l’aurait
presque rendu invisible à quiconque aurait par hasard regardé
le ciel à ce moment-là. Le gamin riait à chacun de ses
sauts qu’il agrémentait d’acrobaties diverses. Si certains
piétons entendaient parfois ses rires, lorsqu’ils levaient le nez
l’enfant voltigeur avait déjà parcouru plusieurs blocs de
bâtiments.
Il effectua alors un quintuple saut périlleux arrière et vrillé
pour franchir la vingtaine de mètres séparant deux bâtiments.
-Oh, oh…, se dit-il en se rendant compte qu’il avait peut-être
été un peu trop optimiste.
Il avait laissé une grande partie de son énergie cinétique
dans son acrobatie et son saut allait être trop court d’un ou deux
mètres. Il aperçut un étendage couvert de linge qui était
tiré entre deux balcons trois étages plus bas. Il se positionna
de façon à avoir le maximum de prise d’air et se freiner
encore davantage de façon à ne pas s’écraser sur
le mur un peu trop haut.
Cette fois-ci il calcula bien son coup et arriva précisément au
niveau de l’étendage. Il le saisit de sa main droite - la gauche
étant occupé à tenir son sac à dos – et posa
ses pieds sur le mur en amortissant au maximum l’impact. Il sentit le
mur se craqueler sous ses baskets, mais il ne s’était pas blessé.
Il se balança, lâcha l’étendage et se retrouva en
équilibre sur la balustrade du balcon puis enchaîna alors en sautant
d’un étage à l’autre. L’acrobate entendit une
exclamation étonnée monter de la rue au moment où il sautait
sur le toit mais l’ignora, repartant en courant sur les tuiles sans marquer
de pause et aussi rapidement que possible afin de rependre de l’élan.
Lorsqu’il arriva sur l’arête du toit il aperçut son
objectif : une fenêtre ouverte sur la façade de l’immeuble
suivant. La ruelle séparant les deux bâtiments étant plutôt
étroite, le saut était relativement facile mais il préféra
l’assurer en faisant sobre. Il prit son appel à quelques centimètres
du vide puis s’envola une dernière fois. Il visa juste et passa
exactement au milieu de l’ouverture, se réceptionnant dans la pièce
avec une petite roulade. Il se releva, ferma la fenêtre derrière
lui puis attendit presque une minute que son cœur se calme.
C’était un très vieil immeuble et la pièce, qui était
une chambre meublée de façon presque spartiate, faisait peine
à voir : des infiltrations d’eau gondolaient le papier peint
qui se détachait en divers endroits, la peinture du plafond était
craquelée et tombait en formant des petits tas sur le parquet taché
de traces d’origines indéterminées. Il y avait un lit dont
l’un des pieds était cassé et remplacé par une pile
d’annuaires téléphoniques, le drap semblait dater de plusieurs
générations. Quelques habits étaient dispersés dans
la plus grande anarchie à droite et à gauche. Enfin, un tabouret
bancal et une petite table en bois sur laquelle était posé un
jeu de couvert, une assiette sale et un bol de lait abandonné sans avoir
été fini.
Le gamin laissa tomber son sac au sol et se jeta sur le lit, la tête enfoncée
dans l’oreiller jauni et les bras en croix. Il resta ainsi plusieurs minutes
et était sur le point de s’endormir quand quelqu’un frappa
à la porte.
-Ouais, je suis là ! , répondit-il.
Une femme, sans doute âgée d’une cinquantaine d’années
et à la limite de l’obésité, pénétra
dans la chambre. Elle portait une assiette de pâtes qu’elle alla
poser sur la table.
-Monsieur est servi, dit-elle.
Il se leva en s’essuyant les yeux et allait s’asseoir sur le tabouret
quand elle le stoppa en lui mettant la main sur l’épaule.
-C’est le jour du loyer, ajouta-t-elle en tendant l’autre main.
Il la regarda d’un œil mauvais, alla ramasser son sac à dos,
farfouilla dedans et en sorti deux portefeuilles et une montre de luxe. Il revint
lui mettre dans la main et s’assit.
-Y’a assez ? , demanda-t-il.
-C’est bon, répondit-elle après avoir jeté un œil
au contenu.
-Prends mes affaires sales et débarrasses-moi le plancher, conclut-il,
la bouche débordant de pâtes.
Elle commença à rassembler les affaires éparpillées,
suant à grosses gouttes chaque fois qu’elle devait se baisser pour
les ramasser.
-Ca serait trop te demander de les rassembler ? , demanda-t-elle.
-J’te paye pas assez ? , répliqua-t-il.
Elle lui lança un regard noir qu’il ignora. Lorsqu’elle sortait,
elle se retourna.
-En effet, tu payes bien et toujours dans les temps. Ca m’embêterait
de perdre un aussi bon client.
Il se tourna sur son tabouret pour la regarder mais ne dit rien, attendant de
voir où elle voulait en venir.
-Mon fils m’a dit que Vito…
-Qui c’est ?, coupa-t-il.
-Le minable qui prétend que le centre-ville est son territoire…
Bref il rechercherait un gamin qui opère sur son domaine et ferait de
l’ombre à ses propres pickpockets.
Elle agita les deux portefeuilles, comme si le gamin n’avait pas compris.
-Qu’il vienne, conclut-il.
* * * * * * * * * * * * *
Praesepe était assis à une terrasse qui donnait sur la fontaine
de Trévi. Il était seul, avec une tasse de café froid sur
sa table. Le dernier serveur qui avait essayé de le faire partir pour
laisser la place à d’autres clients avait eu droit à un
regard si glacial que le mot s’était vite répandu dans l’établissement
de laisser tranquille le grand gaillard à la peau d’ébène.
C’était deux jours plus tôt. Depuis le chevalier était
revenu chaque matin s’installer aux aurores à la même table.
On lui avait servi chaque fois une tasse de café à laquelle il
n’avait jamais touché.
-Pas trop tôt ! , dit-il soudain à haute voix.
Les personnes assises aux tables adjacentes le regardèrent un instant
avant de retourner à leurs conversations.
Le gamin était revenu. Praesepe avait décidé d’aller
au plus simple en retournant sur le lieu du larcin. La place était continuellement
bondée, c’était l’idéal pour les pickpockets
- il en avait d’ailleurs vu opérer plus d’une dizaine en
trois jours – et il était logique que le gamin finirait par revenir
tôt ou tard. Le chevalier le regarda dévaliser vingt personnes
de suite et délester au passage un autre voleur de ses prises. Le tout
avait pris moins de deux minutes. Vu le butin qu’il s’était
fait en si peu de temps, Praesepe comprit pourquoi il avait dû attendre
aussi longtemps : le gamin n’avait sans doute pas besoin d’aller
voler tous les jours. En tout cas, le petit brigand était impossible
à repérer par quelqu’un de normal : il n’approchait
jamais ses victimes à moins de cinq ou six mètres avant de déployer
sa vitesse et de les détrousser à la vitesse de l’éclair.
D’après ce que pouvait en juger le gardien de la maison du Cancer,
l’enfant utilisait le septième sens de façon instinctive
et explosive. Rétrospectivement, Praesepe s’en voulait encore plus
de ne pas l’avoir senti agir, l’explosion de cosmos du gamin étant
certes incroyablement brève mais conséquente vu la façon
primaire dont il déployait son énergie.
Une fois sa besogne accomplie, le gamin s’éloigna en sifflotant.
Praesepe se leva, laissa un pourboire plus que conséquent sur la table,
puis partit à sa suite, le rattrapa puis le suivit à moins de
dix mètres de distance.
* * * * * * * * * * * * *
-Bon qu’est-ce qui veut l’bamboula ? , demanda soudain le
gamin en se retournant.
Praesepe n’avait fait aucun effort de discrétion et le petit voleur
l’avait sans doute repéré en moins de quinze secondes. Mais
ils avaient marché pendant une dizaine de minutes et l’enfant avait
attendu qu’ils soient dans une ruelle déserte pour la confrontation.
-C’est Vito qui t’envoie ?
-Vito ? , répéta le chevalier avec un air soudain amusé.
Est-ce que j’ai l’air de sortir d’un mauvais film policier ?
-Qu’est-ce tu m’veux ?
-Tes mains ont traîné dans mes poches il y a deux jours de ça.
Tu en as sorti deux choses : mon portefeuille et une lettre. Je veux bien
te faire cadeau du portefeuille, mais je dois récupérer la lettre.
Le gamin fixa le chevalier à la peau d’ébène et lui
lança un sourire des plus moqueurs.
-Dans tes rêves, dit-il.
Praesepe sentit le cosmos de l’enfant monter soudainement, comme il s’y
attendait. Ainsi lorsque le voleur voulut lui fausser compagnie il lui barra
la route en se déplaçant à la vitesse de la lumière,
ce qui le fit s’arrêter net. Le gamin regarda Praesepe avec de grands
yeux stupéfaits.
-Bâtard, comment t’as fait ça ?
-Tu sais, je pourrais te poser la même question… En outre, il faudrait
surveiller ton langage, mon garçon.
-Cause toujours !
Un couteau sembla se matérialiser dans sa main et il tenta de poignarder
Praesepe. Celui-ci, attentif, esquiva sans problème mais n’en demeura
pas moins surpris par la réaction de l’enfant. Celui-ci avait visé
le cœur, un coup qui se voulait mortel, sans même réfléchir…
Le chevalier pensait avoir affaire à un simple pickpocket, mais il réalisa
que l’enfant pouvait tout aussi bien être un redoutable assassin
de sang froid.
Le gamin voulut revenir à la charge mais Praesepe était presque
trois fois plus rapide que lui, ce qui lui laissait une marge colossale. D’un
geste rapide, il pinça un nerf de l’avant bras du gamin qui lâcha
l’arme comme s’il avait tenu du fil électrique. Le guerrier
d’ébène plaça ensuite un coup de la paume de la main
sur la poitrine de son assaillant, ce qui eut pour effet de l’envoyer
au sol, le souffle coupé.
-Présentons les choses simplement : je ne te laisserai pas repartir
avant que tu ne m’ais rendu cette lettre, dit le chevalier d’un
ton calme.
Le voleur lui lança un regard furieux et frustré. C’était
sans doute la première fois qu’il se retrouvait dans une telle
situation : face à plus fort que lui. La possibilité que
le cas de figure se présente ne devait même jamais l’avoir
effleuré et visiblement cette découverte ne semblait pas du tout
lui convenir.
-Tu l’as sur toi ? , demanda Praesepe en désignant le sac
à dos d’un mouvement du menton.
-Non.
-Tu ne l’as pas jetée j’espère !
Le gamin le regarda pendant quelques secondes avec un air de défi mais
il finit par baisser les yeux devant le regard noir de l’adulte.
-Non, dit-il entre ses dents.
-Très bien alors conduis-moi. Et j’espère que tu as compris
que ce n’était pas la peine d’espérer me fausser compagnie.
* * * * * * * * * * * * *
Ils n’échangèrent pas un mot de tout le temps du trajet.
Une grosse femme qui était peut-être la concierge, jeta un regard
torve au chevalier lorsqu’ils s’engagèrent dans l’escalier
délabré.
-Comment peux-tu vivre dans une telle crasse ? , fut le premier commentaire
du chevalier lorsque qu’il fut dans la chambre du petit voleur.
-Ca m’va bien, répondit l’enfant en écrasant une blatte
qui courait à travers la pièce.
-Ah quoi diable utilises-tu tout l’argent que tu voles ?
-J’fais des économies.
-Pff…
L’enfant alla ramasser la lettre qui traînait par terre derrière
son lit. Il la tendit à Praesepe qui l’examina rapidement :
elle était un peu froissée mais était toujours cachetée.
-Voilà, maintenant casse-toi.
Praesepe regarda l’enfant un long moment. Il était évident
qu’il avait en face de lui un individu ayant le potentiel pour devenir
un chevalier d’or. En fait, l’enfant en avait même quasiment
déjà le niveau en cosmos pur et il l’avait développé
de façon spontanée et autodidacte de surcroît. Le chevalier
avait déjà rencontré par le passé de tels cas dans
une contrée nordique où des jeunes gens parvenaient à développer
un cosmos d’une puissance presque analogue au septième sens sans
avoir suivi la moindre formation et en étant totalement ignorant des
plus élémentaires principes de la cosmo-énergie. C’étaient
des cas rares mais possible. Il suffisait que le potentiel soit là ainsi
que la motivation pour l’exploiter. Il paraissait évident que cet
enfant avait grandi dans la rue et n’avait dû compter que sur lui
pour survivre. Il avait développé ses aptitudes dans cet impératif
de survie. S’il avait grandi dans une famille et des conditions ordinaires,
il est fort probable qu’il n’aurait jamais eu à exploiter
son potentiel et qu’il aurait eu une existence ordinaire.
-Oui, mais c’était justement sans doute sa destiné d’être
placé dans une situation où il aurait à utiliser son potentiel,
pensa-t-il. Afin que je puisse le trouver…
-Sais-tu quel jour tu es né ? , demanda-t-il du tac au tac.
Le gamin le regarda un moment, cherchant à comprendre le pourquoi de
la question. Comme il n’arrivait pas à voir de raison et que cela
ne lui semblait pas être une information vitale ni un piège, il
répondit finalement en haussant les épaules.
-Le 24 juin, hein, répéta Praesepe en souriant. La force qui tisse
les destinées pourrait quand même faire un effort et proposer des
choses un peu moins téléphonées…
L’enfant le regarda bizarrement, comme s’il venait de réaliser
que l’adulte était en fait un fou et déblatérait
des paroles vides de sens.
-Ne fais pas attention, le rassura le chevalier en faisant un petit geste de
la main.
Il le regarda encore un long moment. L’évidence était que
ce gamin effronté était appelé à lui succéder
dans la garde de la quatrième maison du Zodiaque. Mais il hésitait
malgré tout. La façon dont le gamin avait essayé de l’assassiner
froidement sans la moindre hésitation le faisait douter.
-Bah, ce n’est pas à moi de juger, se dit-il. Athéna a choisi
cet enfant et l’a mis sur mon chemin. Les signes sont parfaitement limpides.
En outre, le fait d’avoir grandi dans la rue peut expliquer son côté
expéditif. Et… Athéna a l’utilité de chevaliers
tuant sans réfléchir, du moment que cela est pour sa cause. Elle
en a même sans doute plus l’utilité que de rats de bibliothèque
tel que moi…
-Ecoute-moi, ton destin n’est pas de mener la vie médiocre qui
a été la tienne jusqu’à aujourd’hui. Tu te
rends compte que tu disposes d’une force extraordinaire, une force qui
fait de toi un être à part, un être de légende. Ce
pouvoir ne t’a pas été donné pour que tu l’utilises
de façon si mesquine. Ton devoir est de mettre ta force au service de
la déesse Athéna, garante de la paix sur Terre, et des faibles,
que tu dois protéger
L’enfant le regarda à nouveau comme s’il était fou
à lier.
-Que les faibles se défendent tout seuls !, dit-il en ricanant.
-Ils ne le peuvent pas…
-Qu’ils deviennent plus forts, ou qu’ils crèvent, je m’en
fous. Moi, j’m’en suis toujours sorti tout seul ! Et, j’suis
jamais allé pleurer pour qu’on m’aide !
-Tu n’as jamais eu besoin d’aide car tu es né fort. Mais
avec une grande force viennent de grandes responsabilités et d’importants
devoirs, dont défendre la justice.
-Pouah !
-Ton destin est de devenir un chevalier d’Athéna, un champion des
forces du bien. Tu te crois fort, et tu l’es par rapport à la majorité
des humains. Mais ta force n’est que superficielle par rapport à
ce qu’elle pourrait être si tu étais éduqué
de la bonne façon. Et surtout, un chevalier ne peut déployer tout
son pouvoir que s’il se bat pour une cause juste.
-Pff… N’importe quoi, j’vois pas le rapport… Si j’suis
balèze, j’suis balèze, point.
-Ecoute, je ne peux pas te forcer. Je te propose juste de venir avec moi en
Grèce, au Sanctuaire d’Athéna. Là tu verras le cœur
de la chevalerie et tu pourras juger par toi-même. Tu pourras décider
si tu préfères consacrer ta vie à une cause plus grande
que ta petite personne, ou si tu préfères revenir ici mener ton
existence misérable et insignifiante.
-C’qui ct’Athéna dont tu m’rabaches les oreilles ?
-La déesse de la Sagesse, de la Justice et de la Guerre.
-Si j’vais là-bas, j’la verrai ?
-Non, elle ne naîtra que dans quelques années.
-Ha, super la déesse à la noix ! , s’exclama le gamin
en se moquant.
-Ignores-tu donc ce qu’est le respect ?, tonna le chevalier d’or
d’une voix si dure et forte que les gloussements de l’enfant s’évanouirent.
L’enfant détourna le regard.
-Que décides-tu ?
-J’vais réfléchir.
-Réfléchir ? C’est tout ?
-Ouais.
Praesepe hésita un instant. Devait-il le forcer à venir avec lui ?
Même si le gamin ne devait pas devenir chevalier, il faudrait de toute
façon le mettre sous surveillance vu sa force et ce qu’il pourrait
en faire en tournant mal…
-Très bien, il faudra aviser selon sa décision, pensa-t-il.
Il se dirigea alors vers la porte, l’ouvrit puis se retourna sur le seuil.
-Je prendrai l’avion pour Athènes demain à onze heures.
Sois là-bas, si tu veux faire quelque chose de ta vie.
Le gamin feignit de l’ignorer.
-Au fait, je suis Praesepe. Comment t’appelles-tu ?
-The Thief.
-Je te demande pardon ?
-The Thief.
-Ce n’est pas un nom.
-C’est le mien : prénom « The », nom
« Thief ».
-Tu en as forcément un autre… Un vrai nom.
-Ouaip. Mais j’l’avouerais même pas sous la torture.
-Ne me tente pas… , conclut le chevalier en tirant la porte derrière
lui.
En se tournant, il faillit rentrer dans la grosse femme qu’il avait déjà
vue en arrivant. Elle lui lança un regard noir qu’il ignora superbement
et s’en alla.
* * * * * * * * * * * * *
Praesepe rentra à l’hôtel en fin d’après-midi.
Il trouva Sonya en train de lire un roman, allongée sur l’une des
chaises longues du balcon. Elle était en maillot de bain et profitait
des derniers rayons de soleil pour parfaire son bronzage. Sa peau était
à présent si foncée que l’on distinguait sans peine
la grande cicatrice qui lui barrait le bas-ventre, un vieux souvenir de son
ultime entraînement au Sanctuaire juste avant qu’elle ne renonce
à devenir chevalier.
-J’ai vraiment une femme magnifique, pensa le chevalier du Cancer.
-Alors ? , demanda-t-elle en enlevant ses lunettes de soleil.
-C’est réglé. Je l’ai retrouvé, il m’a
rendu la lettre et je l’ai remise dans la foulée.
-C’est lui qui t’a fait ça ? , interrogea-t-elle en
désignant une marque rouge sur la joue de son mari.
-Non, répondit-il en mettant la main sur la blessure ce qui lui arracha
un petit rictus douloureux.
Elle lui lança un regard interrogateur.
-Tu ne t’es pas pris une porte quand même ?
-Non. Le type qui m’a accueilli au Vatican semblait savoir qui j’étais,
ou au moins quel était mon statut. Il m’a proposé un petit
combat amical, pour la forme. Un type nommé Gabriel… Je l’ai
un peu sous-estimé… Très bon crochet du droit…
-Tu te fais souvent prendre de court, ces temps-ci, se moqua-t-elle.
-Je me fais vieux, que veux-tu… Je lui ai quand même bien rendu,
ajouta-t-il avec un sourire.
-Et ce pickpocket ?
-S’il daigne venir avec nous au Sanctuaire il va prendre ma place et mon
armure.
Elle le regarda un long moment, absolument stupéfaite. Finalement elle
sembla digérer les paroles de son mari et esquissa un petit sourire.
-C’est inadmissible ! Et mon prestige de femme de chevalier d’or,
tu y as pensé ?
-Bah, tu seras toujours une femme d’ancien chevalier d’or. Et je
serais encore un proche du Grand Pope. Ca reste pas mal.
-Oui, c’est vrai. Je m’en contenterai…
-Bien obligée !
Ils éclatèrent tous les deux de rire. Leur hilarité se
prolongea un long moment. Lorsque leurs larmes commencèrent à
se tarir, Praesepe s’assit sur l’autre chaise longue et fit signe
à Sonya de le rejoindre. Elle vint se poser sur ses genoux et passa ses
bras autour de son cou.
-Comment tu vas ? , demanda-t-elle au bout d’un moment.
-Ca va, j’ai juste un peu dégusté après l’avoir
quitté. Mais depuis ce jour où j’ai dû annoncer à
Akiera qu’il n’était plus chevalier, je pense que je me suis
un peu préparé, même inconsciemment, à ce jour. Comme
tu le disais tout à l’heure, je me rapprochais de la date de péremption
de toute façon. Et j’ai toujours su que je ne serais pas chevalier
d’or pendant des siècles comme Sion ou Doko. Je ne l’aurais
pas voulu d’ailleurs… pour rien au monde en fait. Je vois trop ce
que cela entraîne sur Sion… Même en ayant une volonté
de fer et un motif pour prolonger ainsi son existence, une mission importante
voir vitale… Cette charge n’est pas faite pour être supportée
trop longtemps. Les chevaliers d’Athéna sont censés être
des enfants, ce n’est pas sans raison.
Il passa sa main dans les cheveux de sa femme et l’embrassa tendrement.
-Je laisse donc ma place à la jeunesse, comme cela doit être. Comme
cela se passe depuis la nuit des temps…
* * * * * * * * * * * * *
Le jeune voleur était assis sur son tabouret, les coudes posés
sur sa table nauséabonde, et était plongé dans une grande
perplexité. Il n’arrivait pas à se décider sur la
marche à suivre et n’arrivait pas à s’ôter les
paroles de cet étrange homme de la tête. Il avait envie de conclure
que cela n’était que des sornettes, des grands mots qui auraient
mieux leur place dans des livres pour enfants (enfin pour des vrais enfants,
ce qu’il considérait ne pas être) mais certains de ses propos
résonnaient en lui. Mettre sa force au service de la justice… Oui
cela semblait une idiotie à première vue, mais peut-être
y avait-il quelque chose à creuser.
Et puis ce grand noir était tellement fort… Et il avait laissé
entendre qu’une telle force deviendrait accessible en le suivant à
ce Sanctuaire. Même si par principe l’enfant se voyait mal servir
une personne qui n’était même pas encore née (comment
savoir si elle en vaudrait la peine ?), rien que cette perspective de devenir
plus fort était alléchante. Après tout, une fois qu’il
serait devenu plus fort que n’importe qui dans ce Sanctuaire, et cela
ne faisait aucun doute que ce serait le cas puisque autant qu’ils soient,
ils n’avaient jamais dû faire face aux mêmes épreuves
que lui, oui à ce moment-là il pourrait toujours juger quoi faire.
Malgré tout, il hésitait encore. Sa vie le satisfaisait et il
savait que dans quelques années il pourrait régner sur la ville
et qu’il nagerait dans l’or. Il avait besoin de quelque chose pour
se décider. Un signe, enfin quelque chose…
C’est à ce moment précis qu’on frappa à la
porte.
-Ouais, j’suis là ! , croassa-t-il.
La vieille femme ouvrit et il vit instantanément dans son regard que
quelque chose ne tournait pas rond.
-Dis rien, je devine. Tu l’as entendu tout à l’heure quand
il a dit que je devais le rejoindre à l’aéroport. Et alors
tu t’es dit dans ta petite tête moisie : « s’il
s’en va, j’perds de l’argent, alors autant essayer d’en
ramasser tant qu’c’est encore possible ». J’ai
bon ? , demanda-t-il en la foudroyant du regard et en connaissant déjà
la réponse.
Elle ne répondit d’ailleurs pas et s’écarta pour laisser
passer cinq types. Le plus vieux avait l’air d’être le chef.
Il avait un bon embonpoint, et une calvitie prononcée. Les quatre autres
ressemblaient à une caricature de petite frappe, comme l’enfant
en croisait si souvent.
-Vito, hein ? , demanda-t-il pour la forme en regardant le petit caïd.
Celui-ci hocha simplement la tête avec un air mauvais.
-Les gars, vous ôtez une épine de mon putain de pied, dit l’enfant
en se levant.
Il saisit au passage un couteau et une fourchette sales qui traînaient
sur la table.
-J’vous préviens, ç’va saigner…
* * * * * * * * * * * * *
-Finalement, tu es venu, constata Praesepe.
-Ouaip. J’me suis dit que le moment était bon pour prendre un nouveau
départ.
Ils étaient au milieu du hall de l’aéroport. Le gamin portait
les mêmes habits que la veille mais en encore plus sales et semblait avoir
passé la nuit dehors. Il avait juste son sac à dos comme bagage.
Il avait vraiment l’air d’un jeune clochard et attirait le regard
de bon nombre de passants. Praesepe et Sonya étaient quand à eux
uniquement chargés de leurs bagages à main.
-Ravi que tu aies été raisonnable.
-Ouais, ouais… C’est ta femme ? , demanda-t-il en la désignant
du doigt.
-Oui. Elle s’appelle Sonya.
-T’es bien roulé, lui dit-il avec un air effronté.
Elle haussa les sourcils et sourit légèrement.
-Je crois qu’il faudra rapidement faire quelque chose à propos
de ta façon de t’exprimer…, commenta le chevalier.
-Je crois qu’un bon bain me paraît encore plus urgent, intervint
Sonya.
-J’vous préviens, j’ai pas de papiers.
-Ce n’est pas un problème. Allons-y.
Ils se dirigèrent alors vers la zone d’embarquement. S’ils
avaient pris le temps de s’arrêter à un kiosque à
journaux ils auraient vu que la une des journaux était occupée
par un règlement de compte entre malfrats qui avait fait six victimes
dans la soirée précédente.