CHAPITRE XIII  : La croisée des chemins.

 

Ile de Milos, décembre 1971

 

Milo avait mis un certain temps avant de finalement admettre que Stellio ne se montrerait pas ce matin-là. Depuis que l’ancien chevalier d’argent avait pris en main l’entraînement du garçon un an et demi plus tôt, jamais il n’avait été en retard ne serait-ce que d’une minute par rapport à l’heure prévue. En revanche, Milo avait depuis longtemps cessé de compter le nombre de tours de l’île qu’il avait dû accomplir en courant pour s’être présenté quelques instants trop tard.

Au début, la situation l’avait fait sourire et il s’était creusé la tête pour imaginer un bon mot à envoyer à son maître dès que celui-ci arriverait.

Il était d’ailleurs assez content de la réplique qu’il avait fini par trouver, et avait tellement envie de la placer qu’il avait fait preuve d’une patience presque surhumaine. Il n’était après tout pas question qu’il craque et parte avant que son maître n’arrive et que celui-ci prétende ensuite qu’il était là le premier.

Finalement, quand même cette perspective amusante ne fut plus suffisante pour supporter l’ennui, il décida d’aller à la recherche du maître-chevalier.

Il se rendit donc à la petite cabane où logeait Stellio et se rendit alors compte que quelque chose n’allait vraiment pas. Non seulement Stellio n’était pas là, mais en plus la plupart de ses affaires semblaient avoir disparu. Milo était sûr que son maître n’avait évoqué aucun voyage ni aucune mission qui l’aurait éloigné de l’île.

Cela ne laissait pas beaucoup de solutions…

Le jeune apprenti chevalier d’or sortit précipitamment de la cabane et courut à en perdre haleine en direction du centre de l’île. Quelques apprentis l’aperçurent et l’appelèrent pour savoir ce qu’il se passait, mais il ne leur répondit pas.

Milo ne ralentit en fait pas jusqu’à voir les baraquements du camp d’entraînement qui avait été abandonnés après l’attaque des chevaliers noirs. C’est alors qu’il aperçut une silhouette solitaire qui se tenait au milieu des dizaines de tombes et baissa l’allure.

C’est finalement en marchant qu’il rejoint son maître qui arpentait le sentier tracé au milieu des croix avec un air absent. Il portait un sac de toile apparemment bien rempli, ce qui confirma au garçon ce qu’il avait deviné : l’ancien chevalier partait.

- Vous ne devriez pas être là, dit l’apprenti quand il fut arrivé à hauteur de l’adulte. Vous vous faites du mal.

- Je devais les voir une dernière fois, répondit Stellio sans quitter du regard les tombes.

- Où allez-vous ?

- Trouver le responsable, répondit le maître-chevalier d’une voix absente.

- Mais… Ils sont tous morts. Aioros et les autres les ont tous pourchassés et débusqués. Même leur chef est mort.

- Non. Les chevaliers noirs sont morts. Mais pas lui. Je sais qu’ils ont dit que Saga des Gémeaux l’avait abattu. Mais c’est faux, je le sens au fond de moi. La créature responsable de l’assassinat de la femme de ma vie et de tous mes élèves en a réchappé. Après toutes les vies qu’elle a détruites, elle est quelque part, indemne. Et cela me rend fou. Je dois la retrouver même si c’est la dernière chose que je fais.

Milo voulut lui faire entendre raison mais il sentait que c’était inutile.

- Et moi ? Et mon entraînement ?

- Il est terminé, tu le saurais si tu étais passé par ta cabane et avais trouvé ma lettre, dit-il en tournant son regard vers son élève. De toute façon, cela fait des mois que je ne t’apporte plus rien. Tu as à la fois trop progressé et moi trop régressé pour qu’il soit utile de continuer. J’ai envoyé au Grand Pope une missive certifiant que ta formation était finie en ce qui me concernait. A la limite, Praesepe du Cancer ou Sérapis du Taureau pourraient te reprendre quelques semaines, mais cela serait du niveau du détail. Tu es prêt.

En d’autres circonstances, le garçon aurait sauté de joie en entendant ces paroles, mais là c’était impossible. Il savait que son maître était hanté depuis ce jour terrible , pourtant devoir se résoudre tout à coup à le voir quitter sa vie lui faisait monter les larmes aux yeux.

- Et les autres ? cria-t-il en désespoir de cause. Eux aussi ont besoin de vous ! Vous allez vraiment les abandonner ?

- Les apprentis deviennent une denrée rare sur cette île… Taliradis et les autres sont parfaitement à même de s’occuper de ceux qui restent. Moi je ne leur apporterai rien. On ne peut amener quelqu’un à se transcender en passant chaque seconde de son existence à lutter contre ses propres démons.

Milo se jeta alors dans les bras de son maître. Après une seconde d’hésitation celui-ci serra le garçon contre lui.

- Promettez-moi que lorsque vous irez mieux, vous reviendrez me voir, dit le nouveau chevalier d’or en faisant un gros effort pour ne pas éclater en sanglots.

- Je n’irai mieux que quand je l’aurai trouvé.

- Alors dans ce cas, prenez garde à vous, dit Milo sans vouloir insisté sur le fait qu’il pensait que Stellio se lançait à la poursuite d’une chimère. Et merci pour tout.

Ils relâchèrent leur étreinte, puis se fixèrent dans les yeux quelques secondes, pour la première fois en tant qu’égaux et non plus comme professeur et élève. Stellio passa alors sa main dans les longs cheveux violets de Milo et entreprit de le décoiffer méthodiquement avec un petit sourire aux lèvres.

- La prochaine fois que nous nous verrons, j’espère que tu auras fait quelque chose à propos de cette tignasse. Ca devient vraiment n’importe quoi.

Il ajusta ensuite son sac sur son épaule, se retourna et partit.

- Vous me promettez de revenir ! cria le garçon.

Stellio lui adressa un signe d’adieu de la main, sans se retourner.

 

Sanctuaire, Salle du Grand Pope, décembre 1971

 

Assis sur son trône dont il tapotait nerveusement les bras du bout des doigts, Sion écoutait d’une oreille distraite un rapport concernant les derniers développements de la guerre qui faisait rage au Vietnam. Heureux que son masque dissimule son désintérêt à son interlocuteur, un ancien apprenti qui avait trouvé un poste dans l’une des ambassades grecques aux Etats-Unis, le vieil homme n’avait d’autre choix que de patienter jusqu’à la fin du monologue de ce dernier.

Cela faisait cinq ans que Sion savait tout ce qu’il y avait à savoir sur ce conflit et qu’il avait fait ce qu’il pouvait sur la question. D’ici trois ou quatre ans les Américains réaliseraient l’ampleur de leur erreur et quitteraient piteusement ce pays où ils n’auraient jamais dû se rendre. Peut-être même à ce moment-là regretteraient-ils de ne pas l’avoir écouté lorsqu’il leur avait envoyé un message de mise en garde alors qu’il était encore temps d’éviter cette perte de temps. Ils l’avaient ignoré, bien sûr, et Sion n’avait pas insisté, conformément à la volonté d’Athéna de ne pas s’immiscer de trop dans les affaires humaines.

Lorsque le moment de délivrance fut enfin arrivé et que l’homme se tut, la partie du cerveau de l’ancien chevalier du Bélier qui avait suivi l’exposé lui fit prononcer quelques directives et dicter quelques messages à faire remonter en haut lieu de l’autre côté de l’Atlantique.

Il remercia ensuite l’ancien apprenti qui semblait apparemment convaincu d’avoir fait forte impression et d’avoir contribué à éclairer le maître du Sanctuaire sur des points cruciaux.

Sion ne se sentit pas le cœur de le détromper et le regarda quitter la salle en silence, ne s’autorisant à pousser un soupir que lorsque la lourde porte se fut refermée et qu’il fut seul, enfin libéré des exposés et rapports pour la journée.

Le Grand Pope était anxieux. Ou plus exactement, il était plus anxieux que d’habitude. Cela faisait en effet plus de deux siècles, depuis que la déesse Athéna lui avait confié la mission impossible de rebâtir le Sanctuaire à partir d’un tas de gravas et de reformer une chevalerie alors qu’une génération entière avait été anéantie, que l’ancien chevalier d’or du Bélier n’avait pas connu la moindre journée sans être tenaillé par le doute.

Cela faisait deux siècles qu’il livrait une course impitoyable contre le temps avec la crainte perpétuelle de ne pas être prêt lorsque l’heure serait venue. Chaque année qui passait creusait davantage les rides sur son visage mais réduisait surtout sa marge de manœuvre, rendant la possibilité de l’échec toujours plus probable.

Alors que d’après les étoiles il ne restait plus qu’une vingtaine de mois avant le retour de la déesse et que la formation de la génération qui devrait livrer la bataille était à présent totalement lancée, le moindre contretemps pouvait à présent avoir des conséquences catastrophiques. La perte de plusieurs professeurs et de dizaines d’apprentis sur l’île de Milos avait été un coup très dur, qui lui interdirait sans doute d’atteindre le chiffre optimal de quatre-vingt huit chevaliers, et Sion savait qu’il ne pouvait plus se permettre un deuxième incident de la même ampleur si près du but.

Il avait un espoir raisonnable d’arriver à compenser le déficit causé par ce jour noir, mais pas plus. S’il devait de nouveau se produire un événement catastrophique dans un des camps d’entraînement ou simplement s’il perdait des chevaliers déjà formés, il n’arriverait plus à reconstituer totalement les rangs de la chevalerie et Athéna devrait livrer bataille avec une armée amoindrie dès le départ.

Dans un tel contexte, la situation avec Mardouk était potentiellement explosive. Cela faisait plusieurs jours qu’Aioros était parti à la recherche du Babylonien et que Sion était sans nouvelles. S’il avait su au moment où il avait autorisé le Sagittaire à mener cette mission ce qu’il savait à présent, jamais Sion n’aurait laissé partir le jeune chevalier d’or.

Lorsque qu’il avait reçu le rapport certifiant que Mardouk et ses hommes avaient tué Eris (pas emprisonné ou exilé dans une dimension quelconque, non, tué), Sion avait dû produire un réel effort de volonté pour ne pas laisser exploser sa colère et sa frustration sur le malheureux messager. Parfois, même deux siècles passés à faire face aux responsabilités de la fonction la plus importante au monde suffisaient à peine à permettre de contenir un caractère fougueux et colérique de nature…

Alors que toute son attention aurait dû être tournée vers la future guerre contre Hadès, il allait se retrouver à devoir gérer un groupe aux objectifs totalement inconnus, dont la puissance méritait la plus grande considération et aux objectifs totalement inconnus . Un cas de figure potentiellement cauchemardesque qui avait d’ailleurs réduit à néant le sommeil du Pope depuis plusieurs jours.

S’il devait être amené à envoyer des chevaliers pour stopper Mardouk et si ce dernier n’obtempérait pas… Il ne pouvait pas se voiler la face : si Mardouk pouvait abattre une déesse, et même si Eris n’était évidemment pas Hadès ou Poséidon, il ne pouvait raisonnablement pas espérer livrer un combat direct sans perte. Et par perte, il fallait comprendre perte de chevaliers d’or.

La raison pour laquelle Mardouk avait agi de façon discrète pendant longtemps lui paraissait à présent limpide : avoir le temps de rassembler des forces suffisamment importantes pour dissuader –le plus efficacement possible- le Sanctuaire d’agir contre lui. A présent, il était trop tard pour étouffer les projets du Babylonien dans l’œuf et celui-ci pouvait se permettre d’agir au grand jour.

Ce que Sion ne savait néanmoins pas, c’est si Mardouk avait vraiment une connaissance totale de la situation et s’il réalisait à quel point ses actes allaient mettre le Sanctuaire dans une situation intenable. En effet, dès que le Pope avait appris la mort de la déesse de la Discorde, il savait que ce ne serait qu’une question de temps avant que sa position ne devienne vraiment inconfortable.

L’une de ses premières mesures avait été de rappeler Sérapis au Sanctuaire. Avec plusieurs chevaliers d’or encore totalement inexpérimentés, il se devait de rassembler toutes ses forces vives à portée de main.

- Normalement, il devrait déjà être là, songea-t-il. Il est vrai que Sérapis n’est pas le genre à répondre au quart de tour…

C’est à ce moment-là que Sion réalisa qu’il n’était pas seul et il sut que le moment était venu. Il entendit des bruits de pas se rapprocher dans son dos, comme si son nouveau visiteur venait de descendre du parvis de la grande statue d’Athéna. Ce qui était évidemment en théorie totalement impossible, nul ne pouvant se rendre dans la partie supérieure du Sanctuaire sans avoir franchi les douze maisons du zodiaque puis le palais du Pope au préalable. Athéna elle-même s’en était assurée dans les temps mythologiques en imprégnant la zone de son cosmos.

- Maudits… Quelques jours en plus pour éclaircir la situation étaient sans doute trop demander, pensa-t-il sans bouger ni même se retourner.

- Je suppose que vous savez qui m’envoie, dit une voix que le Grand Pope trouva instantanément hautement antipathique, une voix rauque de guerrier contenant une pointe de mépris et de supériorité.

- Même si je ne vous attendais pas, la simple façon dont vous faites votre entrée permettrait de faire quelques suppositions éclairées, répondit Sion d’une voix glaciale.

Le nouveau venu était à présent au niveau du trône et marcha jusqu’à se retrouver face à Sion qui n’avait toujours pas esquissé le moindre mouvement. Contrairement à tous les visiteurs que recevait habituellement le Grand Pope – enfin, tous sauf Akiera-, celui-ci ne témoigna pas la moindre marque de déférence.

- Je suppose que vous pouvez également faire quelques « suppositions éclairées » sur les raisons de ma venue.

- Je le pense, répondit Sion purement pour la forme.

 

Environ de Kanzalak, Bulgarie, décembre 1971

 

Bien qu’il fût presque convaincu que Mardouk ne lui voulait pas de mal, Aioros restait tout de même sur ses gardes. En plus des deux Babyloniens qu’il connaissait déjà, quatre des sept autres individus présents disposaient de capacités surhumaines et de cosmos conséquents. Le chevalier d’or savait qu’un combat face à Mardouk serait déjà compliqué, mais en comptant les autres cela serait perdu d’avance. Peut-être son idée pour trouver le Babylonien n’était-elle pas si bonne, tout compte fait. Il décida néanmoins de ne pas montrer ses doutes.

En volant vers cet endroit, Aioros avait songé à beaucoup de questions à poser au Babylonien, mais vu ce dont il venait d’être témoin, ce n’est pas une de celles auxquelles il avait réfléchi qu’il posa.

- Pourquoi avez-vous emprisonné Arès ?

- Souhaites-tu t’opposer à nous sur cette question ? interrogea en retour Mardouk avec un sourire en coin.

- Vous voulez dire « est-ce que j’ai l’intention de me battre à un contre six pour sauver un dieu qui n’est rien de plus qu’un boucher de la pire espèce » ? Non, je ne pense pas que je vais faire ça, répliqua Aioros en retournant le sourire.

- Très bien, donc j’imagine que tu ne verras pas non plus d’inconvénient à ce que nous réduisions quelque peu la taille de ce comité et que certains de mes amis nous laissent ?

- Non, aucun inconvénient.

- C’est même tout l’inverse, pensa le chevalier d’or pour lui-même.

Mardouk fit un signe de tête à Inanna qui vint se placer à côté de lui. Visiblement elle allait rester avec eux, ce qui réjouit un peu trop Aioros.

- Essaie de rester rationnel et de ne pas oublier qu’ils sont potentiellement des ennemis, songea-t-il.

Aioros, Mardouk et Inanna restèrent à se regarder sans rien dire tandis que les autres entreprenaient de s’éclipser avec rapidité.

Un homme de grande taille qui ressemblait à un Amérindien plaça le corps inanimé qui avait été l’hôte du dieu de la Guerre sur son épaule alors que les trois hommes qui avaient amené la Jarre des Aloades saisissaient le réceptacle renfermant à présent l’âme divine et s’attelèrent à l’emmener.

- J’aurais sans doute besoin de toi plus tard, dit finalement l’ancien souverain de Mésopotamie au jeune garçon qui avait exorcisé Arès.

Celui-ci se contenta de hocher avant de s’éloigner avec les autres. Moins de trente secondes plus tard, ils se retrouvèrent tous les trois seuls sur la terrasse du palais qui avait servi de refuge au dieu déchu.

- Nous voici seuls, fit Mardouk en écartant les bras.

Aioros hocha la tête en se détendant, presque avec gratitude.

- Vous n’avez toujours pas répondu à ma question, dit-il finalement.

- Oh oui, pardonne-moi… Arès.

Mais ce ne fut finalement pas Mardouk, mais Inanna qui enchaîna.

- Je dirais que nous avons simplement fini un travail que ta déesse avait laissé en suspens.

- Comment ça ?

- Avec tout le respect que je lui dois, cette fâcheuse tendance qu’à Athéna de ne pas achever ce qu’elle commence est presque systématique, poursuivit l’héritière d’Ereshkigal. Ce n’est certes pas entièrement de sa faute, vu qu’elle est obligée de se soumettre aux règles des conflits olympiens.

- On se déchire, on se bat, des dizaines de guerriers sacrés laissent leurs vies dans le processus ainsi que des milliers d’innocents, poursuivit Mardouk. Puis, à la fin, au lieu de mettre un terme définitif au conflit, on se garde bien de tuer son adversaire et à la place on trouve un moyen quelconque pour l’incapaciter quelques siècles, histoire de recommencer la boucherie une autre fois.

- Ce n’est pas une façon honnête de présenter les choses, répliqua Aioros.

- Vraiment ? le reprit instantanément le Babylonien.

- Au cours de la dernière semaine nous venons de neutraliser Eris et Arès, enchaîna Inanna.

Elle marqua une pause tandis qu’Aioros levait un sourcil surpris.

- L’un comme l’autre sont directement responsables de centaines de conflits à travers les âges. Des millions et des millions de morts pour satisfaire leur folie. Mais sous prétexte qu’ils font plus ou moins partie de la grande famille, Athéna ne les a jamais neutralisés définitivement. Alors qu’elle aurait pu le faire, même sans avoir à les tuer.

- Pourquoi selon toi ne l’a-t-elle jamais fait ? interrogea Mardouk.

Aioros vit que ce n’était pas une question pour la forme, et qu’une réponse de sa part était attendue. Il prit donc quelques secondes pour réfléchir.

- A cause des autres dieux. Pour qu’ils ne s’unissent pas contre elle.

- Tout à fait, fit Mardouk. « Si elle fait ça à lui, pourquoi pas à moi ? ». Si Athéna se mettait à éliminer ses adversaires, elle s’aliénerait instantanément l’ensemble des divinités de l’univers. On ne tue pas un dieu pour un motif aussi futile que la mort des mortels, fusse-t-elle celle de millions.

- Sans compter que nombreux sont les dieux à ne jamais avoir vraiment digéré que Zeus confie la Terre à sa fille préférée, reprit Inanna. Jalousie et ressentiment font déjà bon ménage et peuvent générer des conséquences désastreuses, alors si on rajoute une peur légitime…

- La force du Sanctuaire est considérable, et cela suffit à sa maîtresse pour tenir en respect la plupart des envieux, enchaîna Mardouk. Mis à part Hadès, et à la limite, mais dans une bien moindre mesure, Poséidon et Arès, personne ne dispose d’une armée capable de rivaliser avec celle de ta déesse. Cela grâce à toi et tes onze amis.

Mardouk avait pointé du doigt l’armure d’or en prononçant cette dernière phrase.

- Mais tout changerait en cas d’alliance, dit Aioros.

- Une alliance semblable à celle que vous avez bâtit, pensa-t-il sans l’exprimer à haute voix.

- Je salue ta perspicacité, fit le Babylonien. Le concept même d’une alliance entre tous ceux qui convoitent les territoires de ta Déesse est utopique. Car au moment où viendrait la question du partage du butin elle volerait en éclat. On ne peut mener sereinement une guerre en sachant pertinemment que nos alliés vont nous poignarder dans le dos à la première occasion. Mais si la question du territoire devient secondaire par rapport à la peur de manger les pissenlits par les racines, alors là tous les pactes deviennent possibles, car plus rien n’est rationnel.

- Athéna ne peut tout simplement pas se permettre de victoire définitive et est obligée de se plier aux règles explicites ou tacites édictées par l’Olympe, termina Inanna.

Les deux Babyloniens laissèrent quelques secondes de répit à Aioros. Celui-ci ne trouva rien à répondre sur le moment, aucun argument à présenter. Cela le mit mal à l’aise, mais en même temps il était conscient que ses deux interlocuteurs avaient dû préparer les leurs depuis très longtemps.

- Nous n’avons que faire de ce genre de compromis, reprit finalement Mardouk. Nous ne nous priverons pas de faire ce que nous estimons nécessaire.

- Vous étiez pourtant censés ne plus intervenir dans les affaires du monde et rester dans vos contrées. Vous aviez signé avec Athéna des pactes lui reconnaissant la préséance sur ce genre de questions. En outre, en agissant ainsi vous vous exposez à la même réaction qu’elle craint selon vous de provoquer.

- Disons que contrairement à la déesse aux yeux pers, nous ne nous contentons plus de ce qu’a été notre rôle pendant des millénaires. Et surtout nous ne reculons pas par inquiétude ou par peur des conséquences.

- Ce n’est pas de la peur, réagit Aioros en serrant les poin gs.

- Disons du réalisme, ajouta instantanément Inanna en levant une main apaisante.

Aioros ne voulait pas en rester là, mais il sentait que leurs positions seraient difficilement conciliables. Et en y réfléchissant, en tant que chevalier du Sanctuaire, était-il le mieux placé pour juger d’un tel sujet ? Avec un petit effort de volonté, il préféra enchaîner sur autre chose.

- Mais il n’y a pas que ça, n’est-ce pas ?

- Que veux-tu dire ?

- Vous n’avez pas rassemblé tout ce groupe, cette armée, simplement pour pourchasser et éliminer quelques vieux adversaires de ma déesse, des divinités oubliées qui ne sont plus que l’ombre de ce qu’elles étaient. Cela fait des années que vous vous préparez, n’est-ce pas ? Lorsque Saga des Gémeaux et moi étions venus répondre à votre défi, vos plans étaient déjà en marche, même si nous n’en avions encore aucune idée. Tous ces secrets, toute cette préparation, toute cette puissance que vous avez concentrée… Cela ne peut tout simplement pas être pour accomplir quelque chose d’aussi petit et trivial. Je vous ai déjà rencontré deux fois chacun avant cela. Beaucoup dirait que l’on ne peut pas réellement évaluer quelqu’un en si peu de temps… Mais j’ai effleuré l’esprit d’Inanna d’une façon presque intime et je sais reconnaître un homme au cœur noble quand j’en vois un. Je suis sûr que vos objectifs sont bien plus glorieux que de telles escarmouches, fit-il en désignant les environs.

Mardouk et Inanna le regardèrent un long moment sans rien dire, visiblement surpris. Aioros était satisfait d’être réellement revenu dans la conversation, mais ne le laissa pas paraître.

- A la fin, que voulez-vous accomplir ?

- Eh bien, on pourrait le présenter de façon très simple : nous voulons changer le monde ou bien mourir en essayant.

Le jeune chevalier d’or laissa s’écouler quelques secondes après cette réponse bien peu satisfaisante.

- Cela peut vouloir dire à peu près n’importe quoi, commenta Aioros en haussant un sourcil.

- En effet, mais je ne vois guère de façon de mieux le résumer.

- Je sais que vous êtes intervenus dans plusieurs pays, que vous avez renversé des tyrans et des dictateurs. Je dirais que vous voulez libérer les hommes de l’influence des dieux mais aussi d’eux-mêmes, n’est-ce pas ?

- C’est effectivement dans nos projets. Il serait plus exact de dire qu’il s’agit d’un premier pas : pacifier la planète avant de l’améliorer.

- Je ne vois pas comment vous pourriez accomplir cela sans devenir vous-mêmes des tyrans en conquérant la planète par la force.

- Certes, il ne fait aucun doute que moi et mes alliés serons obligés de faire couler beaucoup de sang durant cette phase de pacification. Mais quelques morts au début de la marche ne pèseront plus lorsque nous arriverons à la fin du chemin.

- Je ne suis pas d’accord. Non seulement vous ne pouvez prétendre éradiquer la violence en en faisant preuve vous-mêmes, mais surtout des pertes de vies innocentes rendraient caduques toutes vos ambitions, aussi bien intentionnées qu’elles soient à l’origine. Or ces morts seraient totalement inévitables.

- Nous en sommes conscients, mais cela n’est pas réellement un problème. Et j’insiste sur le fait que nous voulons apporter le bien-être à l’ensemble de l’humanité, y compris à ceux que nous serons amenés à tuer et les victimes collatérales.

- Je ne vois pas vraiment quel bien vous pourrez apporter à ceux qui périront…

- Tout simplement parce que ta vision est étriquée. Malgré tes efforts, tu ne vois pas à assez long terme. Ce n’est pas à l’échelle de vies humaines que nous parlons, mais sur des siècles, probablement même des milliers d’années.

- Pour vos victimes initiales je ne vois toujours pas…

- C’est pourtant simple, coupa Mardouk. Les personnes dont nous ne pourrons pas nous occuper la première fois, nous nous en chargerons à leur prochaine réincarnation. Ou alors à la réincarnation suivante ou encore à celle d’après, nous aurons tout le temps qu’il faudra. C’est pour cela que tous les morts que causera notre travail n’ont aucune importance à l’échelle à laquelle nous voulons changer le monde. Toute l’humanité profitera de nos bienfaits, sans exception.

Ces paroles laissèrent Aioros sans voix pendant un moment, le laissant se demander sérieusement si Mardouk n’était pas en train de se moquer de lui. Pourtant, d’un certain point de vue, elles pouvaient avoir un sens.

- Je ne suis pas sûr de croire à la résurrection, dit finalement Aioros. En tout cas pas en ce qui concerne les mortels. J’aurais même tendance à dire que mon statut de chevalier d’Athéna me pousse à ne pas y croire. L’ennemi le plus acharné de ma déesse n’est autre qu’Hadès, le maître du royaume des morts. Or, d’après ce que j’en sais, ceux qui franchissent l’Achéron ne reviennent plus jamais dans le monde des vivants.

- Pourtant, dans de nombreuses croyances de par le monde, la réincarnation est considérée comme une réalité, intervint Inanna.

- Précisément, ce sont des croyances. Or, je ne crois pas en Hadès, je sais qu’il existe.

- Pose-toi néanmoins une question : si Hadès n’était pas là où iraient les âmes ? Et où allaient-elles avant que Zeus et ses frères ne se partagent le monde et qu’Hadès ne crée la Colline de la Fontaine Jaune pour guider les défunts vers son domaine ? Lors de l’antiquité, mon ancêtre avait créé un endroit où accueillir les âmes des défunts de Mésopotamie, afin que ceux-ci ne tombent pas sous le joug de l’Invisible. Ainsi ceux qui croyaient en Ereshkigal trouvaient la route de son domaine et ne tombait jamais dans le piège tendu par Hadès. Au fil des siècles, les âmes à l’atteindre ont été de moins en moins nombreuses, au fur et à mesure que notre panthéon tombait dans l’oubli. Mais chose plus étonnante, les âmes habitant ce refuge ont, elles aussi, progressivement disparu. Où penses-tu qu’elles soient allées ?

- Dans le royaume d’Hadès, j’imagine.

- Je suis sûre du contraire, tout comme je suis sûre qu’encore aujourd’hui les personnes qui meurent tout en ayant de fortes convictions sur l’après-vie échappent au piège du Puits de la Mort. Mais malheureusement elles ne sont qu’une minorité et les esprits tombant sous la coupe du maître des Enfers chaque jour sont innombrables…

- Il est d’ailleurs intéressant que tu aies parlé d’Hadès, intervint Mardouk sans laisser à Aioros le temps de réfléchir à ce qu’Inanna venait de lui dire. Car il est justement la preuve ultime qu’Athéna ne peut rien pour l’humanité que cela soit à court ou long terme.

- Comment ça ?

Mardouk dressa alors son épée ce qui fit avoir à Aioros un mouvement de recul.

- Ne t’inquiète pas, je veux juste t’emmener faire une petite balade…

Il fendit alors l’air, ouvrant une brèche dans l’espace-temps qui abolit les lois de la distance. La brèche sembla s’élargir jusqu’à tous les engloutir, puis elle disparut et Aioros constata qu’ils avaient changé d’endroit.

Il faisait nuit noire, néanmoins, la lune presque pleine permettait à Aioros de contempler un spectacle qui le laissa interdit.

Au premier coup d’œil, le chevalier d’or avait eu l’impression de se trouver sur un ponton rocheux surplombant un océan. Néanmoins il se rendit très vite compte que ce qu’il avait pris pour de l’eau était en fait des nuages. Des nuages particulièrement sombres qui se déployaient à perte de vue. De plus, à en juger par la fraîcheur et la rareté de l’air, Mardouk, Inanna et lui devaient en fait se trouver au sommet d’une montagne d’une certaine hauteur.

D’autres pics rocheux émergeaient de la mer de nuages à intervalles réguliers, mais le regard d’Aioros avait été attiré par une structure qui dominait totalement les environs par sa hauteur et sa masse. Ce n’était pas une montagne, la lumière lunaire permettait de distinguer suffisamment de détails pour conclure qu’il s’agissait d’une construction aux proportions gigantesques qui dépassaient tout ce qu’Aioros avait pu observer au cours de sa vie.

C’était un empilement irrégulier de blocs de pierre tellement énormes et nombreux qu’Aioros fut persuadé que l’édifice ne pouvait pas avoir été dressé sans recours à des moyens surnaturels. Il distingua ce qui ressemblait à des ouvertures sur la surface de la structure ainsi qu’un gigantesque visage taillé dans la roche, environ aux trois quarts de la hauteur.

Et, surtout, Aioros percevait une énergie cosmique formidable qui émanait de la structure.

- Où sommes-nous ?

- Face au symbole de ce qui est à la fois la plus grande victoire et la plus grande défaite d’Athéna.

- Qu’est-ce que c’est ? insista Aioros, agacé par cette fausse réponse.

- Ceci est la tour où Athéna a enfermé les âmes des 108 spectres d’Hadès à l’issue de la dernière guerre sainte ayant opposé les deux dieux, dit Inanna d’une voix posée.

Aioros sut instinctivement que c’était la vérité. Son sens cosmique lui permettait en effet de percevoir que deux forces s’opposaient dans la roche : un cosmos froid comme la mort qui cherchait à s’échapper, et un cosmos qui emprisonnait le premier, formant un sceau. Un cosmos semblable à celui qui englobait le Sanctuaire, celui de la déesse Athéna.

C’était la première fois qu’Aioros avait un contact avec ce qu’il serait amené à affronter tôt ou tard, et le cosmos collectif des guerriers des Enfers lui donna la nausée. En outre, le chevalier était quelque peu déstabilisé de se trouver à cet endroit, sentant confusément que Mardouk n’aurait pas dû en connaître l’emplacement.

- Même si cet endroit me fait froid dans le dos, je ne vois pas en quoi il symbolise l’échec de ma déesse, s’exclama finalement Aioros avec une certaine agressivité dans la voix. Presque toute la chevalerie a sacrifié sa vie lors du dernier conflit pour parvenir à ce résultat.

- Mais ne vois-tu donc pas, c’est justement bien là le gâchis, répondit Inanna. Des dizaines et des dizaines de guerriers aux potentiels presque infinis ont sacrifié leurs vies et toutes les possibilités qu’elles renfermaient pour arriver à ça : une prison. Pas une victoire totale et définitive, non simplement la promesse d’un futur conflit quand les portes de la geôle finiront par se rouvrir.

- Mais là n’est pas le pire, reprit Mardouk. Le plus grave est que cela dure depuis la nuit des temps. Générations après générations, les chevaliers d’Athéna sacrifient leurs vies à combattre le même adversaire dans un cycle immuable. Au lieu de se consacrer à réellement construire un monde meilleur, leur potentiel est gâché en de vains combats uniquement destinés à préserver le territoire de votre déesse de son plus grand adversaire.

- Nous avons déjà parlé des raisons qui poussaient Athéna à agir de la sorte. Ensuite, c’est tout simplement faux, nous ne nous battons pas pour des questions de domaine, nous nous battons pour l’humanité.

- Vraiment, en poussant le trait je dirais pourtant que vous ne protégez l’humanité que par un concours de circonstances, car il se trouve que les humains vivent sur le territoire de votre déesse. Si le bien-être de l’humanité était réellement la première préoccupation d’Athéna, elle pourrait à la limite se contenter du statu quo avec ses autres ennemis, mais elle ne pourrait pas se contenter de ces victoires illusoires sur Hadès qu’elle aligne depuis la nuit des temps.

- Victoires illusoires ? Les chevaliers ont réussi à protéger l’humanité de toutes les agressions du dieu des Enfers, grâce à nous le genre humain peut grandir et prospérer.

Mardouk lança un regard presque navré à Aioros.

- Tu es bien naïf… Sais-tu que cela fait à présent plusieurs millénaires qu’Hadès estime que l’humanité ne mérite pas d’autre sort que l’extinction ?

- Oui, j’ai lu les mémoires de mes prédécesseurs au poste de chevalier du Sagittaire. Je suis parfaitement conscient que l’enjeu de chacune des guerres saintes ayant opposé Athéna à Hadès n’est rien d’autre que la survie de l’humanité.

- Oui, sa survie, mais pas son devenir. Puisque tu sais qu’Hadès méprise l’humanité, quel sort penses-tu qu’il réserve aux âmes qui rejoignent son domaine ? Puisqu’il estime à la base que l’humanité est corrompue au-delà de tout retour, crois-tu qu’il juge avec honnêteté les vies des pauvres diables qui se retrouvent sous son influence ? D’après toi, combien d’âmes ont rejoint les jardins éternels d’Elysion au cours des derniers millénaires ?

- Je… je ne sais pas.

- La réponse est simple : aucune. Toutes les âmes qui rejoignent le domaine d’Hadès sont précipitées aux Enfers et soumises par la volonté du maître des lieux. Certes vous permettez aux vivants de subsister à chaque conflit. Pourtant non seulement la volonté d’Athéna de ne pas influer sur le cours de l’histoire condamne les hommes à quelques dizaines d’années de vies dominées par la misère, la violence et l’ignorance de leurs vrais potentiels, mais surtout sa volonté de se contenter de ces victoires en trompe-l’œil condamne ces mêmes hommes à subir une éternité de tourments sous l’esclavage de la volonté d’Hadès.

- Vous ne vous battez pas pour créer un monde meilleur, vous vous battez pour perpétuer un statu quo qui dure depuis des millénaires, conclut Inanna. Et dans ce statu quo, l’humanité est au fond la plus perdante car elle stagne dans ses erreurs, les hommes perdant la possibilité de s’améliorer vie après vie.

La jeune adolescente avait un sourire triste en prononçant ces paroles.

- Donc tout tournerait autour de ça… dit Aioros en faisant le point sur tout ce que ses interlocuteurs lui avaient exposé. Vous voulez libérer les âmes des hommes de l’emprise d’Hadès afin que ceux-ci puissent se réincarner et ainsi évoluer ?

- C’est une partie certes très importante de notre programme, une condition sine qua non, mais cela ne s’arrête pas à ça, loin de là, répondit Mardouk. Pour entrer dans le détail, disons que nous voulons reprendre totalement en main l’évolution de l’humanité. Nous pensons que laissés à eux-mêmes, les humains ne peuvent s’avancer que vers leur propre destruction et nous estimons que les fondements mêmes des civilisations et sociétés sont à revoir de fond en comble. Nous allons donc prendre par la main le monde pour aussi longtemps qu’il en aura besoin.

- Rien que ça ? répliqua Aioros d’une voix légèrement ironique.

- Quitte à prendre le risque de s’opposer au reste du monde, autant le faire pour un objectif qui en vaille la peine, intervint Inanna. De plus, comme tu l’as fait remarquer tout à l’heure, avec une moindre ambition, Mardouk n’aurait jamais pu rassembler la moitié des forces qui l’ont rejoint.

- Quand je vous écoute, je pourrais facilement penser que vous voulez tout simplement devenir les maîtres du monde et le remodeler à votre convenance.

Mardouk sourit franchement à ces paroles.

- Oui, j’imagine que ceux qui ne partagent pas nos vues présenteront notre action sous ce jour, dit le Babylonien.

- Nous nous voyons plutôt comme des guides, ajouta Inanna.

- Ce n’est que jouer sur les mots, coupa Aioros. Vous voulez imposer unilatéralement votre façon de concevoir les choses.

Mardouk acquiesça.

- Nous estimons avoir les qualifications nécessaires pour cette responsabilité.

- Vous avez conscience que le Sanctuaire ne pourra jamais vous laisser agir de la sorte ? La déesse Athéna refuse toute ingérence dans le destin de l’humanité.

- Je croyais pourtant que la chevalerie avait pour vocation de créer un monde meilleur ? fit remarquer le Babylonien.

- Nous créons un contexte favorable à un monde meilleur en empêchant les forces du mal de s’abattre sur l’humanité, répliqua Aioros du tac au tac.

Il désigna alors la prison des spectres.

- En repoussant et contenant les menaces extérieures, nous permettons à l’humanité de grandir à son rythme.

- Pourtant, la soi-disant position de votre déesse a montré ses limites. Elle a laissé les humains se gérer et regarde ce qu’ils ont fait de leurs civilisations et de leur planète. Ils épuisent leurs ressources naturelles à un rythme alarmant et polluent leur environnement sans la moindre considération pour ce qu’ils laisseront à leurs descendants. La famine, la pauvreté et la guerre frappent encore continuellement une immense partie du genre humain et l’autre partie se complaît égoïstement dans sa position privilégiée. Dans les pays qualifiés de développés, l’individualisme se généralise, les hommes s’éloignant de plus en plus les uns des autres. Les « grandes puissances » de ce monde, au lieu de collaborer en vue du progrès, s’opposent pour des problèmes de territoires mesquins ou sur des questions idéologiques dépassées. Le siècle en cours, pourtant le point culminant de millénaires d’évolution, a été le plus sanglant de l’Histoire.

- Vous protégez l’humanité de dieux malfaisants, mais aucun d’entre eux n’a provoqué autant de morts qu’une seule des deux guerres mondiales, compléta Inanna. Ne pas abattre des dictateurs et des tyrans sanguinaires alors que vous pourriez le faire vous rend responsables de leurs actes.

- A peine quelques mois après que nous ayons décidé de mettre ce projet en marche avec mon ami Amon a eu lieu la crise de Cuba, reprit Mardouk après avoir approuvé les paroles de son amie. Le feu nucléaire a failli s’abattre et le monde être détruit à tout jamais et pourtant votre Grand Pope s’est contenté d’un rôle de médiateur, ne faisant intervenir qu’une poignée de chevaliers de rangs inférieurs. Sous prétexte que ce n’était pas Arès ou Poséidon qui menaçaient le devenir de toute vie, il est resté dans une quasi-inaction. Ce jour-là Amon et moi avons été convaincus que notre choix était le bon.

- Je ne conteste pas que beaucoup de choses pourraient être améliorées et que le monde ne devrait pas être le théâtre d’autant de massacres insensés. Néanmoins vos paroles sont totalement creuses sans rien de plus pour les appuyer. Nombreux sont les idéalistes à avoir eu les mêmes projets que vous. Mais en pratique comment comptez-vous améliorer l’avenir de l’humanité ?

- Tout d’abord, je te rappellerai que par rapport aux idéalistes que tu évoques j’ai le pouvoir qui va avec l’ambition, répondit le Babylonien. Nous allons tout d’abord mettre fin à toutes les guerres puis éradiquer toute forme de violence dans les sociétés. Alors, dans un monde enfin en paix, nous pourrons commencer à agir.

- Une réelle paix mondiale est presque impossible à atteindre, fit Aioros.

- Tous les conflits humains ont la même origine : la volonté de s’approprier les richesses de son prochain. Les hommes des cavernes se battaient pour le gibier qui leur permettait de subsister dans l’immédiat et pour les femmes qui leur permettaient de subsister éternellement à travers leur descendance. Au fil du temps, les raisons des conflits ont évolué vers le contrôle des territoires et des ressources naturelles, mais au fond tout revient à cela : un besoin vital de contrôler les moyens d’assurer le repas du jour et de posséder un endroit sûr où élever ses enfants. Un bête désir de survie. Rends chaque pays suffisamment fertile pour subvenir aux besoins de sa population, fournis à tous des ressources d’énergies en quantités suffisantes, et tu supprimeras cette envie d’aller voler à notre voisin ce qu’il nous manque.

- Et où allez-vous trouver tout cela ?

- Par exemple là dedans, fit Mardouk en se tapotant le crâne, et là dedans aussi, si possible, fit-il en désignant le front d’Aioros.

- Regarde ce que toi et chacun de tes congénères êtes capables d’accomplir, continua Inanna. Voir le mouvement des atomes et les détruire, créer et manipuler des énergies colossales à partir de rien, vous déplacer à la vitesse de la lumière, guérir vos blessures, vous téléporter, synthétiser à partir du néant des végétaux aux propriétés extraordinaires, ouvrir des portes vers d’autres plans d’existence… Pour simplement pouvoir contrôler tous ces pouvoirs fabuleux, vous développez à à peine cinq ans des capacités intellectuelles qu’aucun adulte ordinaire n’aura jamais. S’ils en avaient la chance, ne crois-tu pas que tous les scientifiques que porte cette planète rêveraient de pouvoir travailler ne serait-ce qu’une seule journée avec vous ? Ne crois-tu pas que si vos capacités et vos cerveaux étaient utilisés à autre chose qu’étriper l’adversaire d’Athéna du moment, ils pourraient accomplir de bien plus grandes choses ? Ne penses-tu que vous avez mieux à faire que ça ? , dit-elle en désignant la tour qui scellait les serviteurs d’Hadès.

- Des sources d’énergies illimitées, la possibilité de réarranger la Terre et de corriger ses imperfections, la solution à toutes les maladies… , poursuivit la jeune femme. Et cela, ce n’est que ce que nous n’avons pas encore. Avec tous nos alliés et leurs origines diverses, ce que nous avons déjà, ce sont des milliers d’années d’expérience, de sagesse, de savoirs scientifiques issus de civilisations voir continents disparus, de connaissances mystiques et philosophiques accumulées dans toutes les parties du monde. Pendant tous ces millénaires passés à observer l’humanité, nous avons approfondi les connaissances que nous avions de nous-mêmes, du cosmos et du genre humain.

- Pacifier puis offrir à tout un chacun tout ce dont il a besoin pour remplir ses besoins les plus enfouis, reprit Mardouk. Et ensuite éduquer. Ou plutôt rééduquer. Au commencement des temps, la première race d’humains, ceux de l’âge d’or, disposait du septième sens. Mais les descendants de cette première génération parfaite provoquèrent le courroux de Zeus qui réduisit l’humanité à l’état de primates puis s’en désintéressa pendant une éternité. Encore aujourd’hui, l’humanité n’a toujours pas retrouvé le centième de ce qu’elle a perdu à cette époque. Si l’on occulte les exceptions que nous et nos semblables sommes.

- Voilà notre objectif : revenir à cet âge d’or, continua Inanna. Pour cela, il faudra élever spirituellement chaque être humain afin de lui faire découvrir le cosmos qu’il renferme. Nous avons développé des modèles de sociétés parfaites et évolutives qui corrigeront petit à petit chacun des vilains défauts de nos semblables.

- En admettant que cela soit possible, qui vous dit que l’humanité n’y arriverait pas toute seule si on la laisse faire ? contra Aioros

- Allons, un peu de sérieux, fit Mardouk. Pour accomplir cela il faudrait une volonté commune de tous les gouvernements de cette planète, une entente sur une perspective à plusieurs milliers d’années, ce qui n’arrivera jamais. Et de toute façon, penses-tu réellement que les puissants de ce monde voudraient d’une humanité d’authentiques surhommes ? Il est beaucoup plus facile de contrôler des masses ignorantes en les laissant se contenter de peu. Certes, certains essaient de percer les secrets du cosmos, mais uniquement avec des applications bassement militaires en vue.

- Que voulez-vous dire ?

- Que crois-tu ? Les gouvernements des plus grandes puissances ont connaissance de l’existence du Sanctuaire. Vous laissez en outre repartir dans la nature de nombreux apprentis déçus qui n’ont pas été capables de devenir chevaliers mais qui ont tout de même été initiés aux principes élémentaires du cosmos. Une fois que l’on a admis l’existence de vos pouvoirs, la motivation pour les imiter est évidente, or il n’est pas si difficile d’obtenir des informations et même des candidats pour différentes expérimentations.

- Expérimentations ?

- Les scientifiques qui travaillent sur le problème en sont venus à considérer le cosmos comme un état de perception altérée, ce qui, quand on se place de leur point de vue limité, n’est pas si inexact. Ils ont donc développé des drogues censées faciliter l’éveil cosmique et, dans un premier temps, les proposent à d’anciens apprentis n’ayant pas réussi à passer le cap. Je suis d’ailleurs convaincu que votre Grand Pope est parfaitement au courant, mais sans doute pense-t-il qu’ils ne réussiront jamais à obtenir quelques résultats que ce soit et laisse-t-il faire. Pour le moment, les effets secondaires sont en effet pour ainsi dire du genre mortel… Mais sur le long terme, votre Pope fait sans doute erreur.

- Pourquoi ?

- Disons, que lorsque j’ai voulu renforcer l’efficacité de mes hommes de troupe, il n’a pas fallu longtemps à celui à qui j’ai présenté le problème pour reprendre ces travaux imparfaits et en obtenir un filtre efficace et viable. Evidemment, l’effet se limite à une portion de ce que peut apporter un véritable cosmos, mais tôt ou tard certains états pourront se constituer des unités d’élite aux capacités qui ne seront plus totalement naturelles. Néanmoins, nous nous éloignons du sujet…

- Même si vous pensez réellement tout ce que vous m’avez dit et que vos intentions sont totalement pures, c’est une tâche impossible. Cela demanderait tout simplement trop longtemps pour que vous en voyez le bout.

- Evidemment tout cela ne se fera pas en un jour. L’humanité a évolué dans la mauvaise direction depuis tellement longtemps qu’il sera difficile de lui faire désapprendre tous ses travers. Mes compagnons et moi ne sommes là que pour lancer le mouvement.

- Le pouvoir corrompt, et on ne compte plus ceux qui voulaient changer le monde pour le mieux et qui sont finalement devenus des tyrans eux-mêmes. Même si vous, vous êtes à la hauteur de cette tâche comment pouvez-vous être sûrs que ceux qui prendront votre relève seront de la même trempe ?

- C’est bien pour ça que je sélectionne soigneusement mes compagnons. Ils sont l’aboutissement de lignées vieilles de plusieurs millénaires d’êtres presque divins. Je n’ai aucun doute sur cette génération pas plus que sur les futures.

- Ce n’est pas vraiment satisfaisant… En outre, j’ai l’impression que l’on trouve parmi vos compagnons des personnes aux ascendances plutôt troubles. Le type de personne à qui je ne confierais pas le destin de la planète à priori.

- Je ne peux qu’appuyer les paroles du jeune Aioros, dit une voix.

Surpris, Aioros et Inanna se tournèrent vers son origine et découvrirent un homme qui semblait incroyablement âgé, à un point que les années l’avaient totalement ratatiné et donné une teinte violette à sa peau. Il portait un chapeau de paille qui paraissait gigantesque par rapport à la taille de son corps et s’appuyait sur une canne en bois adaptée à son gabarit. Malgré son apparence physique, ses yeux avaient une vigueur et une intelligence palpables.

Mardouk, quant à lui, regardait le nouveau venu sans montrer le moindre étonnement.

- Dohko de la Balance, vous avez finalement décidé de vous montrer. J’ai cru que vous alliez nous laisser repartir sans intervenir.

- Vous saviez donc que j’étais là ?

- Evidemment. Je dois admettre que, considérant votre grand âge, je ne m’attendais cependant pas à vous voir arriver si vite. J’imagine que je serais bien avisé de ne pas me fier à votre apparence physique, n’est-ce pas ? dit le Babylonien avec un sourire en coin.

Il ne fallut pas longtemps à Aioros pour conclure que le chevalier de la Balance avait dû recevoir pour mission de garder cet endroit, probablement depuis la fin de la dernière guerre sainte. C’était la seule explication logique à sa présence. Il n’avait en tout cas absolument pas perçu son arrivée, ce qui était extrêmement étonnant vu l’étendue et la finesse de son sens cosmique. Cela dit le chevalier d’or de la Balance avait eu deux siècles pour affiner sa technique.

Mardouk l’avait perçu, cela dit. Cependant il est vrai que le Babylonien savait apparemment qu’il y avait quelque chose à détecter, ce qui changeait beaucoup de choses.

En tout cas, Aioros estimait que se retrouver avec un chevalier aussi expérimenté à ses côtés était une des meilleures choses qui pouvait arriver.

- Si vous vous attendiez à me voir, vous savez également que je ne peux vous laisser demeurer en cet endroit, dit Dohko.

La voix du chevalier d’or était ferme sans être menaçante.

- Ne vous inquiétez pas, je ne briserai pas le sceau d’Athéna aujourd’hui. En outre, je n’ai aucune intention de m’imposer sur votre domaine très longtemps, nous pouvons donc nous conduire en gens civilisés.

- Je vais donc faire preuve de civilité en vous donnant un conseil : renoncer à vos projets, il en est encore temps, ajouta Dohko.

- Je pense au contraire que nous avons déjà passé le point de non-retour. Et même si ce n’était pas le cas, nous n’avons aucune envie de reculer à présent. Nous changerons ce monde ou mourrons en essayant.

- Le plus probable est que vous mourriez.

- Peut-être... Je ne cache néanmoins pas que nous préférerions de très loin avoir le Sanctuaire à nos côtés. Ensemble, nous serions invincibles.

- Jamais le Sanctuaire ne s’associera à une telle entreprise. Nous repoussons la tyrannie, et ne voulons donc pas nous-mêmes devenir des tyrans.

- Dommage que vous ne saisissiez pas l’opportunité de changement que nous incarnons, fit le Babylonien d’un ton désolé mais guère surpris.

- Les années m’ont appris qu’on ne peut forcer le changement, tout au plus l’encourager et réunir les conditions pour qu’il survienne.

- Vous avez trop écouté le discours de votre déesse. Pourtant à l’heure actuelle elle n’est pas présente parmi vous, alors peut-être l’heure était-elle venue de vous en émanciper.

- C’est impossible, par définition nous consacrons notre vie à Athéna et à sa cause. Ensuite, Aioros a parfaitement résumé l’impossibilité de votre tâche. Vous pensez vos objectifs louables, mais sur la longueur le pouvoir que vous voulez prendre finirait par vous corrompre.

- Notre ambition d’éduquer le monde serait bien veine si nous étions incapable d’éduquer nos successeurs de façon adéquate. En outre, vous perdez de vue que si nous sommes vainqueurs, vie et mort n’auront plus tout à fait le même sens. Mais surtout, pourquoi serions-nous plus sujets à la corruption que, par exemple, le Sanctuaire ? Même si le Grand Pope n’intervient pas à la même échelle que ce que nous visons sur l’humanité, il a néanmoins une influence. Et si un jour cela lui montait à la tête et qu’il devenait un tyran ?

- Cela n’arrivera pas, car Athéna l’empêcherait. Les hommes, et même les chevaliers en effet, peuvent être corruptibles, mais pas elle.

- J’espère qu’elle ne disparaîtra jamais, alors… Mais si je suis votre logique, au fond la seule différence entre vous et nous est que vous avez Athéna comme garde-fou contre toute dérive éventuelle ?

- Je pense qu’il existe infiniment plus de différences, néanmoins celle-ci est une des principales.

- Dans ce cas, apprenez qu’elle n’existe pas. Je suis moi aussi au service d’une déesse qui n’a que le sort de l’humanité en tête, et qui l’a même depuis bien plus longtemps qu’Athéna. Athéna est peut-être votre guide, mais Elle est le nôtre.

- « Elle » ? fit Aioros mais il fut ignoré par les trois autres.

Dohko, quant à lui, regarda un long moment Mardouk sans rien dire.

- Elle n’est qu’un mythe, dit-il finalement.

- Vous voulez dire plus que nous quatre ? Et surtout plus que vous, Dohko de la Balance ? Au cours des derniers siècles, combien de personnes se sont rendues aux Cinq Pics de Rozan à la recherche de la légende que vous êtes ? J’ai d’ailleurs un très bon ami allemand qui a accompli ce voyage… D’ailleurs après avoir constaté que vous existiez bel et bien, il s’est dit qu’Elle existait peut-être aussi. Et il a fini par La trouver, presque au même moment que moi.

Tandis que le vieux chevalier restait interdit devant ses dernières paroles, le Babylonien se tourna vers Aioros qui aurait bien voulu avoir quelques éclaircissements. Néanmoins, la discussion touchait visiblement à sa fin du point de vue du Babylonien.

- Chevalier du Sagittaire, je souhaite que vous adressiez cette proposition à votre Grand Pope. Le Sanctuaire peut se joindre à nous et tenter d’enfin changer les choses. Nous serons ravis de vous accueillir à nos côtés. En revanche si vous n’êtes pas intéressés… Ne vous mettez pas en travers de notre route. Nous ne souhaitons pas la guerre, mais sommes prêts à la livrer. Très franchement, nous préférerions garder nos forces pour d’autres combats, et vous aussi sans doute. Vous avez vingt-quatre heures pour m’apporter une réponse.

- Vous trouver n’est pas vraiment facile…

- Certes.

Mardouk brandit à nouveau sa longue épée et ouvrit un passage dimensionnel. Le garçon qu’Aioros l’avait entendu appeler Mani en émergea.

- J’ai besoin que vous me fassiez confiance et que vous abaissiez vos défenses mentales, dit alors l’ancien roi de Babylone à Aioros.

Surpris, celui-ci chercha le regard de Dohko. Le vieux chevalier semblait toujours troublé par les paroles du Babylonien, mais hocha la tête à l’adresse de son jeune congénère.

- S’il te voulait du mal, il l’aurait fait depuis longtemps.

- D’accord, dit simplement le jeune chevalier après une courte réflexion.

- Mani… fit Mardouk en s’écartant devant le jeune garçon qui vint se placer face au Sagittaire.

Le garçon plongea son regard dans celui d’Aioros. Cela dura quelques secondes, puis Mani tourna les talons et retourna vers la faille dimensionnelle à la surprise d’Aioros pour qui il ne s’était rien passé. Avant d’en franchir le seuil, il adressa simplement un signe de tête au Babylonien. Inanna lui emboîta le pas et adressa un sourire timide à Aioros avant de disparaître dans le passage.

- Que m’a-t-il fait ? demanda le chevalier d’or.

- Il a placé par suggestion mentale la localisation de l’endroit où nous nous retrouverons dans ton esprit. Cette information ne te sera pas directement disponible. Si tu viens avec des intentions pacifiques, au plus accompagné d’une personne de ton choix, tu sauras instinctivement où aller. En revanche si tu prévois un quelconque traquenard ou bien si tu as conscience d’être suivi par certains de tes frères d’armes, l’information te sera inaccessible. Tu comprends bien évidemment que je doive prendre certaines précautions.

- Oui, fit Aioros qui était impressionné par les pouvoirs et l’efficacité du jeune garçon. Même avec ses défenses mentales dressées, aurais-je pu le bloquer ? songea-t-il.

- Vous savez bien évidemment que le Grand Pope ne pourra jamais répondre favorablement à votre demande, dit Dohko. Pas plus qu’il ne pourra vous laisser agir.

- Dans ce cas, il devra prendre la responsabilité d’engager une guerre qu’il n’est pas sûr de gagner contre un adversaire qui n’a pour autre ambition d’accomplir ce qui devrait être votre mission.

Mardouk s’avança jusqu’au passage.

- Cela a été un plaisir de te revoir, Aioros, et un plaisir de vous rencontrer, Dohko de la Balance. J’espère que notre prochaine rencontre sera aussi mondaine.

Il franchit alors la brèche dans la réalité qui se referma derrière lui. Les deux chevaliers d’Athéna restèrent un moment à fixer le vide à l’endroit où le Babylonien avait disparu, puis Aioros rompit le silence afin de poser la question qui lui brûlait les lèvres.

- Qu i est cette « Elle » dont vous avez parlé ? Que Mardouk dise qu’Elle est son alliée a semblé vous perturber.

- Tout d’abord, jusqu’à ce que Mardouk L’évoque devant moi, je n’ai jamais eu la moindre certitude de Son existence. Bien sûr, cela pourrait être une ruse du Babylonien de prétendre avoir ce genre d’appui. Mais je pense qu’il était sincère.

- Qui est-ce ? insista le chevalier du Sagittaire.

- Même si j’ai à présent de bonnes raisons de croire que Son existence n’est pas qu’un mythe, je ne peux que t’offrir des spéculations et non une réponse définitive. Pour le dire simplement, on peut considérer qu’il s’agirait d’une déesse préhistorique, qui veillait sur l’humanité à une époque où l’écriture ne serait pas encore inventée avant des dizaines et des dizaines de millénaires. Qu’Elle était adorée par les hommes en un temps où, à part Prométhée, aucun des Olympiens ou de leurs parents ne s’intéressaient à ce qui pouvait advenir de ces êtres qui n’étaient encore que des singes un peu plus malins que les autres et qui allaient devenir nos ancêtres.

Dohko marqua une pause afin de permettre à Aioros de comprendre ce qu’il venait de lui dire.

- Nous parlons d’une déesse qui aurait veillé sur l’humanité une éternité avant que Zeus ne confie cette tâche à sa fille. Une déesse qui au final aurait tenu ce rôle sur une période de temps bien plus longue qu’Athéna.

- Dan ce cas comment se fait-il que je n’en ai jamais entendu parler ? Comment aurait-on pu l’oublier ?

- Comme je te l’ai dit, l’écriture n’était pas de mise. C’était une époque où l’humanité consistait en des groupes restreints et isolés ne disposant que d’un embryon de culture orale. Et, surtout, les nouveaux mythes chassent les anciens. N’oublie pas que même Athéna est oubliée ou inconnue de l’immense majorité de l’humanité, éclipsée qu’elle a été par l’avènement des religions monothéistes.

- Soit, mais nous autres guerriers sacrés ne sommes pas le reste de l’humanité. Comment se fait-il que, nous, nous ne connaissions pas son existence ?

- Je ne peux à nouveau que te faire part de spéculations. On peut penser qu’elle s’est progressivement mise en retrait en anticipant le moment où les Olympiens ont finalement décidé de s’intéresser à ce qu’il se passait en dehors de leur cité céleste. Quand vint ce moment, elle avait sans doute déjà en apparence totalement disparu. Partie avant même le début de l’Histoire, son souvenir ne devenant progressivement plus qu’une rumeur, un murmure. Néanmoins ce murmure est parvenu jusqu’à nos jours, et certains consacrent leur vie à essayer de la retrouver. Un nombre non négligeable de ces personnes sont même venues à moi au cours des deux cents dernières années en croyant être sur une bonne piste. Si je n’avais pas dû rester à veiller sur la prison des spectres sur ordre d’Athéna, peut-être me serais-je moi-même lancé dans cette quête. Il semble en tout cas que Mardouk l’ait menée à bien.

- Si vous avez raison et qu’Elle s’est retirée devant la montée des Olympiens… Dans ce cas si Elle réapparaît aujourd’hui et soutient Mardouk… commença Aioros.

- …c’est qu’Elle n’est certainement pas satisfaite de ce qu’elle a vu et de la façon dont les dieux ont guidé l’humanité, termina Dohko.

- Il reste une chose que vous ne m’avez pas dite, dit Aioros après un instant de réflexion.

- Oui ?

- A l’origine, d’où vient-Elle ?

Le vieux maître sourit devant cette question.

- Mardouk pourrait peut-être te répondre, mais je ne peux pour ma part, encore une fois, que te proposer quelques hypothèses. Au fil des années, j’en ai d’ailleurs entendu de nombreuses, venant de personnes très différentes. Des dizaines et des dizaines en fait. Néanmoins, grâce à ma connaissance des origines et du fonctionnement du monde et des dieux, et grâce aux indications indirectes que nous a données Mardouk par rapport à ses projets, j’aurais tendance à n’en retenir que trois.

Le vieux chevalier marqua une pause, pendant laquelle Aioros attendit patiemment.

- La première serait qu’Elle est l’incarnation terrestre de Gaia, la déesse-mère qui a enfanté quasiment toutes les formes de vies, aussi bien terrestres que divines. Gaia a eu des relations très souvent conflictuelles et instables avec sa progéniture, particulièrement la lignée issue d’Ouranos, qu’il s’agisse des Titans ou des Olympiens. Elle a été impliquée de façon directe ou non dans la majeure partie des conflits divins des premiers âges.

- Lassée par ces querelles, Elle se serait tournée vers la Terre et l’humanité ?

- Par exemple, oui. Une autre hypothèse serait qu’Elle serait la première mortelle à s’être élevée par elle-même à la condition d’immortelle.

- Vous voulez dire un être comparable à nous autres chevaliers d’or, né avec une prédisposition pour le cosmos, mais qui aurait atteint le niveau encore supérieur ?

- Oui, ce qui aurait le mérite d’expliquer l’attention qu’elle aurait eue envers l’humanité, à une époque où les dieux l’ignoraient. Et qui expliquerait aussi pourquoi aujourd’hui Elle soutiendrait Mardouk dans sa volonté de sublimer les hommes.

- Si Elle l’a fait, pourquoi pas le reste de l’humanité ?

Dohko hocha la tête.

- Et la dernière hypothèse ? demanda Aioros en voyant que le vieux maître ne poursuivait pas.

- Une hypothèse vague et large : Elle serait bien une déesse, mais ni Gaia, ni une Olympienne. La déesse-mère a engendré plusieurs lignées, que cela soit avec Ouranos, Pontos ou Tartare. Sans oublier les autres entités sorties en même temps que Gaia du Chaos originel, et dont certaines ont également eu une descendance. La plupart de ces divinités ont disparu depuis des millions d’années, certaines bien avant que l’humanité ne se développe ou que Zeus ne monte sur le trône de l’Olympe. Ces temps-là étaient agités, des batailles d’ampleur universelle se déroulaient, faisant trembler les étoiles elles-mêmes. Peut-être que l’une de ces divinités primordiales voulant fuir quelques ennemis serait allée là où personne n’aurait songé à la chercher : sur Terre, perdue au milieu d’une humanité balbutiante. Et que cette entité se serait alors progressivement entichée de notre espèce.

- Laquelle de ces hypothèses a votre préférence ? demanda Aioros après avoir pris le temps de faire le point sur tout ce que Dohko lui avait dit.

- Aucun élément objectif ne me permet de trancher.

- Mais votre intuition personnelle ?

- Mon intuition est que nous allons au devant de sérieux problèmes et qu’il te faut aller prévenir Sion au plus vite. Ensuite, je ne veux pas favoriser une théorie plutôt qu’une autre sans raison valable, et prendre le risque qu’une simple opinion soit prise pour une vérité.

- Très bien, je vais retourner immédiatement au Sanctuaire faire mon rapport au Grand Pope.

Aioros s’inclina ensuite en posant le genou à terre.

- Cela a été un honneur de vous rencontrer.

- L’honneur est réciproque, jeune Aioros, répondit Dohko en lui faisant signe de se relever. Nous serons frères d’armes lors des futures guerres que mènera Athéna, toute déférence entre nous est donc superflue.

- Très bien, fit Aioros.

Ses ailes se déployèrent tandis qu’il se tournait vers le vide, s’apprêtant à prendre sa course d’élan.

- Une dernière chose… fit soudain Dohko.

- Oui ?

- Tu es bien conscient qu’en aucun cas tu ne dois révéler l’emplacement de cet endroit à qui que ce soit ?

- Ne vous inquiétez pas, répondit simplement Aioros en affichant un sourire rassurant.

Puis il s’envola et se hâta de rejoindre le Sanctuaire.

 

Sanctuaire, Salle du Grand Pope

 

- Nous devons les trouver, les attaquer et les défaire. En les tuant s’il le faut, mais il est impératif de les mettre au pas, et ce sans perdre une seconde.

Le ton péremptoire qu’avait employé Saga faillit faire bondir Aioros. Il venait juste d’achever son récit de l’emprisonnement d’Arès et de son périple, puis avait rapporté le plus fidèlement possible tout ce que Mardouk, Inanna et Dohko lui avaient dit. A part lui et Saga, seuls le Grand Pope et Praesepe étaient présents.

Le Sagittaire se doutait évidemment que les réactions aux projets de Mardouk seraient très froides, mais il ne s’attendait pas à cela pour autant.

- Juste comme ça ? répondit Aioros. Je suis d’accord que nous ne pouvons pas les laisser agir, mais il ne faut pas perdre de vue qu’ils pensent agir pour le mieux. J’aurais du mal à me faire à l’idée de les abattre sans autre forme de procès.

- Chaque seconde supplémentaire où Mardouk se balade libre sur cette planète est une nouvelle écorchure au prestige du Sanctuaire. Il ose nous mettre au défi de nous interposer face à lui ! Il croit que nous allons reculer par peur de le combattre, il faut lui montrer à quel point il se trompe et que c’est bel et bien le Sanctuaire qui est en charge de cette Terre !

- Cette histoire va au-delà d’une simple question de fierté ou de suprématie, répondit Aioros. Ou alors cela serait lui donner raison sur toute la ligne en prouvant que nous défendons avant tout le domaine de notre déesse avant les êtres humains.

- Prouver notre force contribue à la défense de l’humanité, dit Saga d’une voix forte. Nous montrer faibles, c’est mettre en péril tout ce pourquoi nous nous battons !

- Je suis plutôt d’accord avec Aioros, mais Saga n’a pas tord non plus, dit Praesepe. Les intentions de Mardouk sont peut-être sincèrement désintéressées, mais en n’agissant pas, nous risquons de donner des idées à des individus aux objectifs bien moins idéalistes.

- Et surtout qui nous dit qu’il nous dit la vérité et ne veut pas tout simplement le monde pour lui ? enchaîna Saga. Je suis même persuadé que ses belles intentions ne sont qu’un écran de fumée !

- Tu n’en penses pas un mot, dit Aioros. Tu l’as rencontré, tout comme Praesepe. Il pense réellement bien faire.

- Vous avez l’air d’être vraiment devenus de grands amis. Je commence à m’interroger sur qui se porte ta loyauté…

- Comment oses-tu !? hurla presque Aioros.

- Calmez-vous tous les deux ! intervint énergiquement Praesepe. Ces chamailleries sont ridicules !

Malgré l’intervention de leur aîné, les deux jeunes chevaliers d’or se lançaient des regards incendiés.

- Saga, excuse-toi, ajouta l’ancien chevalier du Cancer.

Le gardien de la troisième maison regarda l’homme à la peau d’ébène pendant quelques secondes tendues.

- Excuse-moi, Aioros, finit-il par murmurer entre ses lèvres.

L’insulté hocha simplement la tête pour clore l’incident.

- Vous avez tous les deux autant raison l’un que l’autre, dit alors Sion qui n’avait pas encore dit un mot depuis le début du récit du Sagittaire.

Tous les regards se tournèrent vers le Grand Pope.

- Mardouk a raison sur certains points, mais ses plans ne sont pas réalistes et ne prennent pas assez en compte les conséquences. J’aimerais moi aussi pouvoir mettre un terme aux guerres saintes en éliminant de façon définitive les ennemis de notre déesse, mais cela mettrait directement un terme au genre humain. L’Olympe est injuste et édicte des règles que nous seuls sommes tenus de respecter. Si Athéna ne faisait que la moitié de ce que se permettent ses ennemis, tous se retourneraient contre elle. Même après des milliers d’années, la décision de Zeus de lui confier la Terre fait toujours des envieux. Hadès, Poséidon ou Arès peuvent tenter de la tuer systématiquement en usant des plus vils procédés sans que l’Olympe ne lève le petit doigt. Cependant que notre maîtresse fasse un seul écart et alors le ciel nous tomberait littéralement sur la tête. Mardouk et ses hommes agissent sur le territoire qui dépend du Sanctuaire et, même si c’est injuste, s’ils continuent leur chasse aux divinités nous serons responsables de leurs actes. En outre, nous ne pouvons intervenir sur l’histoire humaine de la façon dont Mardouk l’envisage. Sous mon règne, la chevalerie est plus intervenue que jamais dans le monde des mortels. Napoléon, Hitler ont été en partie renversés grâce à l’intervention de mes chevaliers, mais uniquement car le premier possédait la Lance de la Victoire et le second l’Arche d’Alliance. Nous ne pouvons intervenir que dans le cadre de telles circonstances exceptionnelles. Là aussi, les lois que nous imposent les Olympiens sont strictes. Les dieux ne veulent pas du genre d’humanité dont rêve Mardouk -en fait, c’est à peine s’ils tolèrent encore l’existence des hommes- et feraient tout pour l’arrêter. Et là encore, nous serions tenus pour responsables des projets du Babylonien et de ses alliés. Si nous ne faisons rien, nous allons au-devant d’une intervention de l’Olympe. Or une telle guerre ne pourrait être gagnée et scellerait le trépas de cinq milliards d’êtres humains.

- C’est donc bien ce que je dis : il faut les attaquer sans perdre une seconde ! intervint Saga en coupant presque la parole au Grand Pope.

- Non, nous n’allons pas les attaquer, dit Sion d’une voix calme et sans prendre ombrage de l’intervention du chevalier des Gémeaux. Pas tout de suite en tout cas.

Le maître du Sanctuaire tourna son regard vers Aioros.

- Tu vas retourner le voir et lui dire que nous déclinons son invitation de nous joindre à lui. Il n’est de toute façon pas en mon pouvoir de modifier de façon si importante la politique du Sanctuaire. Seule Athéna pourrait éventuellement décider de s’allier avec lui. C’est ainsi que, entre autres à cause du fait que Mardouk a sciemment choisi de ne pas attendre le retour de notre déesse pour agir, je ne puis que m’en tenir aux règles édictées par celle-ci et qui s’opposent donc à ses projets. S’il persiste dans ses plans, nous n’aurons d’autre solution que d’utiliser la force pour le ramener à la raison, en tâchant de faire couler le sang aussi peu que possible. Tu vas néanmoins lui offrir la possibilité de travailler avec nous. Mardouk et ses alliés pourront accomplir certaines missions, en strict accord avec le Sanctuaire et avec des mandats bien délimités, dans certains pays en proie à des troubles particulièrement graves, afin de protéger les populations civiles. En outre, je les autoriserai à mettre en pratique une partie de leurs modèles de société à l’intérieur de communautés restreintes et situées sur les territoires de leurs sphères d’influence traditionnelles. Enfin, certains chevaliers d’or pourront participer occasionnellement à leurs projets de développements scientifiques. A terme, nous présenterons à Athéna les résultats de toutes ces actions, quand elle sera en âge d’évaluer la situation et de prendre une décision définitive sur l’opportunité de modifier sa vision des choses.

- Très bien, fit Aioros en s’inclinant.

- Puis-je aller avec lui ? demanda Praesepe avec un certain enthousiasme dans la voix.

- Je veux y aller aussi ! intervint Saga.

- Shura ira avec Aioros, trancha le Grand Pope.

Les deux déçus s’inclinèrent pour montrer qu’ils prenaient acte de la décision de leur leader. Aioros aurait préféré que Praesepe vienne avec lui, mais il sentait que le Pope venait de couper la poire en deux. En venant avec Shura, il donnerait l’impression d’arriver en assurant ses arrières, alors que Praesepe aurait clairement envoyé le message d’une volonté de discussion. Evidemment, du point de vue d’Aioros, Shura était préférable à un Saga clairement hostile à la simple idée de négociation.

- Très bien, si nous en avons fini, je vais aller le prévenir tout de suite, dit Aioros.

- Vous pouvez disposer tous les deux, répondit Sion à l’intention des deux jeunes chevaliers. Et merci pour la façon dont tu t’es acquitté de ta tâche, chevalier du Sagittaire.

- Je n’ai fait que mon devoir.

Les deux jeunes chevaliers quittèrent la salle sans s’adresser un seul regard.

- Ils prennent mal cette histoire, fit remarquer Praesepe quand la lourde porte se fut refermée derrière eux.

- En effet, mais ça leur passera. Dans l’immédiat, je voudrais réfléchir à toutes ces nouvelles pendant quelques heures. J’aimerais que tu sois disponible ensuite pour que nous fassions le point.

- Il faudra entre autres aborder la question de cette déesse… Je n’ai jamais rien lu sur Elle dans la bibliothèque du Sanctuaire.

- Le cerveau de Dohko contient plus d’informations que toutes les bibliothèques du monde, dit Sion avec un sourire. Nous devrons nous contenter des quelques éléments qu’il a pu transmettre à Aioros.

- Très bien à tout à l’heure, dit Praesepe en quittant à son tour la salle.

Sion attendit encore une minute après s’être retrouvé en apparence seul avant de s’adresser à son « invité ».

- Vous pouvez vous montrer, dit-il.

Une des grandes tentures de la pièce bougea pour dévoiler un homme qui s’approcha du trône. Il mesurait près de deux mètres dix de haut et avait un corps à la musculature impressionnante et parfaitement proportionnée à sa taille. Il portait une armure minimaliste, encore moins couvrante qu’une armure de bronze, mais qui n’en restait pas moins finement ouvragée et belle. Ses avant-bras étaient ainsi protégés par des pièces qui semblaient s’enrouler comme des serpents. Le plastron, recouvert de motifs ondulés évoquant les vagues de l’océan, était asymétrique et protégeait principalement le côté du cœur, tandis que les épaulettes rondes soulignaient sa carrure. Les protections du bas du corps se limitaient à une ceinture, des genouillères et des chevillières auxquelles étaient fixées des ailettes. Enfin, le casque n’était qu’une couronne qui était à peine visible sous l’épaisse chevelure blonde de l’homme. Le visage de celui-ci évoquait une statue grecque classique.

- Je ne suis pas réellement ravi de ce que je viens d’entendre, dit l’homme.

- Vous m’en voyez navré, Ange Akhilleús, répondit Sion.

- L’Olympe ne sera pas satisfaite.

- Jusqu’à nouvel ordre, ce n’est pas l’Olympe qui dirige le Sanctuaire mais moi, par la volonté d’Athéna elle-même. Si vos maîtres ne sont pas contents de mes décisions, c’est leur problème et pas le mien. Je vais arrêter les agissements de Mardouk, et ils devront s’en contenter.

- Ne testez pas notre patience, mortel. Vous étiez là, voilà deux cent cinquante ans, quand votre prédécesseur a cru pouvoir ignorer la volonté des dieux. Je suis sûr que vous n’avez pas oublié les conséquences.

- Je n’ai rien oublié. Mais je ne changerai pas ma décision pour autant.

 

Maison des Poissons, quelques minutes plus tard

 

Saga était tellement plongé dans ses pensées, descendant les marches menant à la maison des Poissons presque mécaniquement, qu’il manqua de peu de percuter Aphrodite qui l’attendait sur le seuil de sa demeure.

- Eh bien, heureusement que je ne suis pas un assassin en voulant à ta vie, se moqua le jeune androgyne en s’écartant pour éviter son ami.

- Excuse-moi. J’avais la tête ailleurs.

- Ca se voit. J’imagine que c’est en rapport avec le retour d’Aioros ?

- Oui, il a ramené avec lui des informations préoccupantes et… Nous nous sommes un peu querellés à propos de leurs implications.

- Vraiment ?

Aphrodite paraissait réellement surpris par cette nouvelle, connaissant les liens qui unissaient les deux aînés des nouveaux chevaliers d’or.

- Ne t’inquiète pas, vous allez vite vous réconcilier, enchaîna-t-il.

- Je l’espère, mais je n’en suis pas sûr du tout…

Il lui raconta rapidement ce qu’Aioros leur avait appris et la décision de Sion.

- Mais plus que mon désaccord avec Aioros, c’est la décision du Grand Pope qui me préoccupe.

- Pourquoi ?

- Parce qu’il n’a à mon sens rien décidé, optant pour une voie intermédiaire qui ne mènera nulle part. Je doute qu’Aioros arrive à quoi que ce soit en retournant voir Mardouk, et nous allons donc nous retrouver exactement dans la même situation dans peu de temps. Le Pope aurait dû trancher la question maintenant.

Le chevalier des Gémeaux marqua une pause.

- C’est ce qu’un leader digne de ce nom aurait fait, ajouta-t-il finalement d’une voix plus basse.

- Saga !

Le chevalier des Poissons avait eu un hoquet de surprise en entendant son ami critiquer aussi nettement leur supérieur.

- Aphrodite, tu es mon ami et je sais que je peux me confier à toi en toute quiétude, n’est-ce pas ? dit Saga en regardant le fils de son maître dans les yeux.

Celui-ci recula presque devant l’intensité du regard du gardien de la troisième maison.

- Tout ce que je te dis restera donc entre nous, ajouta ce dernier.

- Bien sûr, répondit Aphrodite en bafouillant presque. Je te connais depuis aussi longtemps que je me souvienne . Tu me faisais sauter sur tes genoux ! Je te suivrais jusqu’au bout du monde ! Jusqu’aux Enfers même ! Mais néanmoins…

Saga lui sourit et posa une main rassurante sur son épaule.

- Ne t’inquiètes pas, je n’oublie pas que le Grand Pope tient son autorité d’Athéna elle-même et que remettre sa clairvoyance en cause est donc presque de la trahison… Mais il y a une différence entre des doutes légitimes et de la trahison, tu le comprends, n’est-ce pas ?

Aphrodite hocha la tête.

- Il faut voir les choses en face : le Grand Pope est âgé de plus de deux siècles et demi. En outre, durant presque tout son règne, il n’a pas eu à faire face à des menaces conséquentes. Attention, je ne doute pas une seule seconde que lors de sa jeunesse il n’aurait pas tergiversé face au même problème ! Mais est-il toujours tout à fait ce grand chevalier à qui Athéna a confié une si lourde tâche ? En ne prenant aucune décision définitive, il envoie toute une série de mauvais signaux au reste du monde… Et à nos ennemis. Et par ennemis, je n’entends pas Mardouk, mais les rivaux ancestraux du Sanctuaire. Nous allons paraître indécis, hésitants et pour parler simplement, faibles. Nous aurions dû agir immédiatement, montrer très clairement que personne ne peut venir rogner nos prérogatives impunément.

- Montrer notre force, acquiesça Aphrodite.

Saga saisit de sa deuxième main le bras de l’androgyne et le secoua légèrement en élargissant encore son sourire.

- Tout à fait ! Je savais que tu comprendrais. Ecoute, je vais te demander quelque chose.

- Tout ce que tu veux.

Saga lâcha alors Aphrodite et l’invita à le suivre à l’intérieur de la demeure de celui-ci.

- Je ne doute pas que le Grand Pope finira par voir clair et par prendre les bonnes décisions. Nous devons nous tenir prêts afin que, lorsque le moment sera venu, nous puissions rattraper tout le temps que nous sommes en train de perdre. A ce moment-là, j’aurai besoin d’une personne qui comprend totalement l’importance des actions que nous devrons entreprendre. Quelqu’un qui comprend à quel point il sera nécessaire que nous ne reculions devant rien pour restaurer l’image de force, que dis-je, d’invincibilité du Sanctuaire.

- Tu peux compter sur moi, répondit instantanément Aphrodite. Je te l’ai dit, je te suivrai jusqu’aux Enfers s’il le faut.

- Je n’en attendais pas moins de toi. Avec toi à mes côtés, je ne doute pas que nous arriverons à faire… Ce qui devra être fait. La prochaine fois que je verrai Akiera, je ne manquerai pas de lui dire quel magnifique chevalier tu es déjà devenu.

Aphrodite rougit légèrement, touché par l’estime et la confiance qu’avait en lui celui qu’il considérait comme un modèle.

Saga changea alors de sujet et ils discutèrent de choses et d’autres en traversant la douzième maison, riant de bon cœur à l’évocation de quelques vieilles anecdotes sur Akiera.

- Au fait, tu as trouvé ce que tu cherchais la dernière fois ? demanda finalement Aphrodite lorsqu’ils furent sur le seuil du temple.

- Pardon ? répondit Saga sans comprendre.

- Avant-hier… fit Aphrodite comme si cela avait dû suffire.

Néanmoins, voyant que Saga ne semblait toujours pas comprendre, il précisa.

- Quand tu as traversé mon temple, tu m’as dit que tu allais chercher quelque chose à la bibliothèque.

- Je n’ai jamais… Oh, oui ! Bien sûr…

Pendant une fraction de seconde Aphrodite eut l’impression de lire de la surprise puis de la colère sur le visage de Saga, mais il décida qu’il avait rêvé devant le visage de nouveau souriant de son ami.

- Tu es vraiment tête en l’air aujourd’hui, fit le plus jeune d’un ton légèrement moqueur.

- Oui, c’est vrai. Ce n’était pas très important, et ça m’était d’ailleurs sorti de la tête avec tous ces événements. D’ailleurs ce jour-là j’avais tellement de choses à faire que j’en avais oublié de mettre mon armure.

Saga scruta avec attention Aphrodite après ces dernières paroles.

- Oui, c’est vrai ! Cela m’avait surpris sur le moment, d’ailleurs, de te voir sans armure à l’intérieur du domaine sacré. Et c’est vrai que tu avais l’air pressé, on avait d’ailleurs à peine parlé.

- Nous nous sommes rattrapés aujourd’hui… Maintenant excuse-moi, je dois y aller. Il faut encore que j’aie une discussion avec quelqu’un ce soir.

- Une très sérieuse discussion, même, pensa-t-il en saluant son jeune ami.

 

* * * * * * * * * * * * *

 

Il avait disparu.

Saga se retint de justesse de transpercer de rage un des murs de sa maison de Rodorio. Il était réellement furieux et cela l’aurait sans doute calmé, mais en même temps il faisait plutôt froid ces temps-ci et il avait l’utilité d’une demeure en bon état.

Kanon avait emporté une bonne partie de ses affaires avec lui et avait en outre vidé le garde-manger. Saga aurait bien voulu se lancer à sa recherche, mais avec les événements actuels il ne pouvait pas se permettre de quitter les environs du Sanctuaire, et ce même pour quelques heures.

Il devrait donc attendre avant de savoir ce que son frère était allé faire au sommet du Sanctuaire en se faisant passer pour lui, mais il était presque certain que cela ne lui plairait pas.

Il craqua finalement et fit exploser un pan de mur d’un coup de poing rageur, puis attrapa quelques affaires avant de ressortir. Vu les circonstances, il était finalement logique qu’il habite quelque temps dans la maison des Gémeaux…

 

Allemagne, Forêt Noire

 

Le soleil venait de se lever et éclairait d’une lumière diffuse une vallée haute et escarpée. Au fond des pentes densément boisées serpentait une rivière qui débouchait sur une chute d’eau d’une dizaine de mètres s’abattant dans un lac. Les rives de celui-ci étaient parfaitement régulières, donnant une forme ovoïde au plan d’eau. Sur la rive orientale se dressait un manoir à trois étages dont l’architecture s’intégrait parfaitement dans ce cadre idyllique. En contemplant les murs de sapin blanc, il était difficile de deviner que l’édifice était déjà plusieurs fois centenaire tant il était bien entretenu et resplendissant.

C’était ce panorama que rencontra Mardouk en émergeant d’un passage dimensionnel créé par son arme. Le Babylonien avait débouché dans une clairière silencieuse située dans la pente montant derrière la construction. Il aurait bien voulu apparaître plus prêt, mais cela était tout bonnement impossible. L’endroit disposait en effet de protections comparables à celles qu’Athéna avaient dressées autour de son Sanctuaire, si bien que la marche à pied restait la seule et unique solution pour rejoindre le lac.

En outre, il savait que son arrivée avait déclenché toute une série d’alarmes, la clairière étant le seul point accessible par un moyen non naturel dans un rayon de vingt kilomètres. C’était Mardouk lui-même qui avait demandé à Rudy de dresser ces défenses, puis Elle les avait particulièrement renforcées. Le plus troublant pour le Babylonien était d’être coupé de toute sensation cosmique à cause de la dernière protection instaurée sur les environs. Si jamais un guerrier était en train de faire brûler son cosmos à son paroxysme avant de l’attaquer dans le dos, il n’aurait aucun moyen de s’en rendre compte avant de prendre le coup.

Si cela représentait quelques complications purement pratiques, ces précautions et défenses étaient néanmoins indispensables, et Mardouk s’était habitué à l’inconfort que représentait pour quelqu’un comme lui le fait d’être privé d’une partie non négligeable des capacités que lui apportait son septième sens.

Après avoir rangé son épée noire au fourreau, il entreprit de descendre vers le manoir en suivant un petit sentier bien entretenu.

Tout en marchant, il repensait à sa rencontre de la veille avec les deux chevaliers d’Athéna et réfléchissait aux débouchés. A cette heure, le jeune Aioros devait avoir présenté depuis longtemps son rapport au Grand Pope et le Sanctuaire était donc au courant de ses projets.

Enfin de certains de ses projets en tout cas…

Il appréhendait un peu la réaction du Grand Pope, évidemment. Pourtant il avait toujours espoir de pouvoir éviter une confrontation avec le Sanctuaire, et pensait qu’il avait eu en Aioros le meilleur interlocuteur possible. Mardouk n’avait pas pu lire grand-chose dans le cosmos du garçon – la maîtrise qu’en avait ce dernier était trop grande pour qu’il trahisse ses émotions – mais il était persuadé que le jeune chevalier était reparti convaincu par la sincérité des intentions qui lui avaient été exposées. Même s’il n’était pas d’accord sur tout, et loin de là, Aioros les rapporterait donc avec honnêteté.

Mardouk aperçut du coin de l’œil un léger mouvement dans la forêt, presque imperceptible. Il continua d’avancer comme si de rien n’était quand une forme massive commença à bouger à une dizaine de mètres du sentier, en abandonnant toute idée de furtivité. Des bruits de rouages et des grincements mécaniques se firent entendre, et la forme sombre, dont la hauteur atteignait celle de certains des arbres, se déplaça de façon à intercepter le Babylonien. Celui-ci s’arrêta et attendit patiemment d’être rejoint.

Un colosse de près de trois mètres finit par émerger sur le sentier. Revêtu d’une cape de couleur verte qui le recouvrait presque entièrement, il était tellement massif qu’il bouchait totalement le passage.

Seul son visage, si on pouvait dire, était visible. Ce n’était en effet pas un visage fait de chair et d’os que montrait le géant au monde, mais ce qui ressemblait à première vue à un casque de bronze qui aurait été moulé de façon à imiter une figure humaine. En observant avec davantage d’attention, on remarquait les yeux de verre placés dans les orbites et l’articulation de la mâchoire, si bien que l’on avait plutôt l’impression d’avoir affaire à quelque gigantesque pantin.

Dans un crissement métallique, le colosse mit un genou à terre et s’inclina en révérence devant l’ancien roi de Babylone.

- Faiseur, dit une voix qui ressemblait à un bruit d’engrenages.

L’articulation de la mâchoire s’était animée, mais la voix semblait plutôt provenir du ventre de la créature de bronze.

- Talos, répondit simplement Mardouk. Relève-toi mon ami.

Le géant s’exécuta.

- Il va te falloir redoubler de vigilance à partir d’aujourd’hui, ajouta le Babylonien. Même si la possibilité que l’existence de cet endroit soit découverte est faible, nos ennemis potentiels viennent de se multiplier.

- Je protègerai, répondit le géant de bronze.

- Je sais.

Le colosse s’écarta alors du chemin et Mardouk continua sa route vers le manoir.

Talos mis à part, l’endroit n’avait que trois occupants permanents et, outre Mardouk et Rudy, personne d’autre n’en savait l’emplacement, seul le cercle des plus proches alliés du Babylonien en connaissait simplement l’existence.

Si jamais un dieu olympien ou un de ses serviteurs venait à découvrir ce lieu, et surtout apprenait ce qu’il s’y préparait, il était probable que tout ce que l’univers comptait comme guerriers sacrés convergerait dans la vallée dans l’heure et qu’ils ne repartiraient avant d’avoir soigneusement tout réduit à l’état de particules élémentaires.

Lorsqu’il ne fut plus qu’à une petite centaine de mètres du manoir, Mardouk entendit des bruits métalliques typiques d’armes blanches se percutant. Il obliqua alors à un embranchement du chemin et se dirigea vers l’arrière du manoir.

Un porche de pierre blanche signifia que Mardouk pénétrait dans la propriété proprement dite et il ne lui fallut que quelques instants pour rejoindre un jardin bucolique au milieu duquel deux combattants étaient en train de se livrer à un véritable ballet martial qui semblait être un entraînement particulièrement engagé.

Le premier des deux adversaires était une jeune adolescente, qui devait avoir aux alentours de seize ans. Svelte et athlétique, elle était vêtue d’un sort en jean et d’un t-shirt blanc légèrement passé et retroussé, ce qui dévoilait son nombril. Sa longue chevelure rousse était rassemblée en une natte qui lui descendait jusqu’au bas du dos tandis que sa peau couverte de tâches de rousseur et son visage à l’ovale parfaite et aux traits délicats lui donnaient un charme certain.

Néanmoins, en cet instant, ce n’est pas tant sa beauté qui frappait que la hargne et l’agressivité qui se dessinaient sur son visage. Armée de lourdes épées bâtardes dans chaque main, elle se battait avec un entrain extraordinaire.

Son adversaire était presque à l’opposé, à tous les niveaux.

Pas un seul centimètre carré de la peau de l’homme n’était visible, son corps étant entièrement dissimulé par une grande robe noire ou par des bandages qui ne laissaient deviner que ses yeux. D’une minceur presque cadavérique, il était armé d’une rapière dont il usait avec une finesse et une dextérité qui contrastaient énormément avec la force brute que déployait la jeune femme.

Profitant du fait qu’ils étaient trop absorbés par leur affrontement pour l’avoir entendu arriver, Mardouk resta à l’ombre d’un grand sapin et observa la fin de la passe d’arme avec un intérêt amusé pour cette opposition de style presque caricaturale.

Il nota tout d’abord les progrès qu’avait accompli la jeune fille depuis la dernière fois qu’il l’avait vue.

Sophia avait toujours disposé d’un cosmos impressionnant, mais sa technique était longtemps restée rudimentaire. Cet entraînement sans utilisation des sixième et septième sens illustrait donc à merveille l’évolution qu’elle avait connue et le renforça une fois de plus dans sa conviction qu’il avait fait le bon choix en confiant cette élève-ci à ce maître-là.

Evidemment, le Babylonien n’avait pas pris grand risque, il était en effet bien placé pour savoir que l’enseignement serait de qualité pour l’avoir connu lui-même.

Et au fond à qui d’autre aurait-il pu confier cette tâche si importante qu’à son frère aîné, Nabu ? Si le destin ne s’en était pas mêlé, cela aurait été lui qui porterait encore aujourd’hui le nom de Mardouk.

En regardant son frère combattre, le cadet ne pouvait malheureusement être aussi enthousiaste qu’en observant l’élève de celui-ci. En effet, ce n’était pas des progrès qu’il voyait, mais un déclin.

Pourtant, bien peu de personnes à part le Babylonien auraient pu déceler les quelques imperfections de la technique de son frère. Ces imperfections relevaient en effet du détail, quelques millimètres de mauvais placement par-ci, quelques millièmes de seconde de retard par-là.

Pourtant ces détails avaient une signification bien macabre : la maladie qui rongeait Nabu depuis tant d’années avait encore progressé, sapant encore un peu plus les forces de celui qui, sans le caprice du destin, aurait pu être le porte-étendard de leur croisade.

Mardouk n’avait pas encore six ans, et s’appelait encore Kudurri, quand ce mal implacable avait frappé son frère.

Malgré son jeune âge à l’époque, il se souvenait de l’incompréhension et la stupeur qui s’étaient abattues sur le Conseil babylonien. Comment leur leader, le descendant du pourfendeur de Tiamat pouvait-il être victime de la lèpre ?

L’incompréhension avait encore augmenté quand il avait fallu se rendre à l’évidence que le mal était incurable bien que non contagieux. Tous les traitements, traditionnels ou modernes, s’étaient révélés inefficaces. L’ultime cosmos de Nabu, qui aurait dû suffire à le guérir si la maladie avait été ordinaire, était tout juste bon à ralentir la progression de ce fléau qui rongeait ses chair es.

Mardouk se souvenait des rumeurs prétendant qu’une malédiction s’était abattue sur leur lignée et que celle-ci devait se retirer du trône afin de ne pas entraîner toute la Mésopotamie dans sa chute.

Nabu avait pris une décision honorable et avait abdiqué, confiant le trône à son cadet qui avait alors pris le titre de Roi de Babylone.

Cet événement avait eu un impact décisif sur la vie de Mardouk et avait même été l’élément déclencheur de tous les événements qui l’avaient conduit jusqu’ici en ce jour. Depuis sa naissance, celui-ci avait eu le sentiment diffus qu’il était appelé par le destin à accomplir une tâche qui le dépassait. La fatalité qui avait frappé Nabu n’avait fait que le renforcer dans cette conviction.

Confiant Babylone à la régence de son frère malgré les protestations de certains membres du Conseil, il avait pris la route, à Sa recherche. Et lorsqu’il L’avait enfin rencontrée, et qu’Elle lui avait révélé la destinée qui devait être la sienne, il avait réalisé que son frère n’avait été que la victime de forces indicibles et infinies.

Les rares fois où le doute l’avait atteint, où il avait pensé être incapable de faire face à sa responsabilité, il s’était rappelé la façon dont le sort avait forcé les choses en écartant son frère comme un pion inutile sur le grand échiquier du Monde.

Pourquoi lui et non son frère avait-il été appelé à cette grande mission ? Il ne saurait probablement jamais.

Les souffrances de son frère étaient devenues sa plus grande motivation, il devait réussir pour lui.

Plongé dans ses pensées et ses souvenirs, Mardouk ne suivait pas vraiment la joute, et ne se rendit pas compte que Sophia l’avait remarqué avant que celle-ci ne soit plantée à un mètre devant lui.

- Je suis prête, je veux repartir avec vous ! lui hurla-t-elle presque au visage, ce qui le fit brutalement revenir sur terre.

- Tu as l’air prête, effectivement, répondit Mardouk. Mais tu dois rester ici, nous ne pouvons pas prendre le risque de te dévoiler au reste du monde jusqu’à ce que le moment opportun ne soit venu. Et tu le sais parfaitement, je t’ai déjà tout expliqué.

- Vous ne m’aviez pas expliqué que je resterai cloîtrée ici pendant si longtemps, maugréa-t-elle.

- Il n’existe pas d’autres moyens.

- Mouais… Rudy n’est pas passé depuis une semaine. Quelles sont les nouvelles ? Et le Sanctuaire ?

- C’est pour ça que je suis ici. Ils sont au courant de nos intentions, en tout cas de celles que nous pouvons nous permettre de leur dévoiler.

- Et alors, la bataille va bientôt commencer ?

- J’espère qu’elle ne commencera jamais. La balle est dans leur camp, nous devons attendre leur réaction. Je suis plutôt optimiste sur le fait que nous arrivions à un arrangement.

Sophia ne chercha même pas à cacher sa contrariété en entendant cette dernière phrase.

- Si… Si jamais il faut se battre… Je veux participer.

La détermination et la haine que lut Mardouk dans le regard de Sophia ne le surprirent pas. Sans doute que si on lui avait fait ce qui avait été fait à la jeune fille réagirait-il de la même manière. A la réflexion, c’était même certain, il tenterait tout son possible pour se venger. Si quelqu’un n’avait pas besoin de motivation supplémentaire dans l’hypothèse d’une guerre ouverte, c’était en tout cas bien elle.

- Si les choses en arrivent là, ce sera de toute façon probablement inévitable, répondit-il.

Elle hocha la tête, satisfaite par la réponse.

- Apparemment, la cause est déjà entendue pour elle, pensa le Babylonien.

- Salut, frérot, dit Nabu en arrivant à son tour.

- Mon frère, répondit le cadet, soulagé que son aîné le tire de sa conversation avec Sophia.

La jeune fille s’écarta pour permettre aux deux frères de se donner l’accolade.

- Cette fois-ci, nous ne pouvons donc plus reculer, dit Nabu.

- Oui, que cela vienne du Sanctuaire ou d’ailleurs, nous allons forcément avoir bientôt des problèmes. Si jamais les choses commencent à mal tourner, vous devrez vous tenir prêts. Vous êtes nos cartes secrètes, notre ultime recours.

Nabu et Sophia hochèrent simultanément la tête.

- Nous serons prêts, dit la jeune fille. Tu peux compter sur nous.

- Bien. Et Alinda ?

- Oh, lui ?

Nabu se tourna en faisant signe de la tête à son frère de le suivre. Ils marchèrent tous les trois dans la direction opposée au manoir, empruntant un sentier qui quittait le jardin pour s’enfoncer dans la forêt. Après un trajet de deux minutes, ils s’arrêtèrent en arrivant en vue d’une petite cabane en chêne aux murs dépouillés et ne comptant qu’une porte et une fenêtre dont les volets étaient clos. Nabu fit un signe vers la cabane et quand Mardouk suivit son regard il remarqua alors que les murs de bois semblaient onduler légèrement.

S’il avait accès à ses perceptions cosmiques, il aurait perçu le phénomène depuis longtemps. En regardant plus attentivement, il avait l’impression que certaines portions du mur devenaient légèrement translucides pendant quelques dixièmes de secondes. Pourtant ce que Mardouk apercevait pendant ces brefs instants de transparence surnaturelle ressemblait à tout sauf à l’intérieur d’une cabane perdue au milieu de la Forêt Noire. C’étaient des visions cosmiques, des galaxies, des étoiles, des systèmes solaires entiers.

Il réalisa aussi qu’il percevait des sons étranges, humait des odeurs inconnues et que son palais lui envoyait des informations totalement inédites. Chaque centimètre carré de sa peau envoyait également à son cerveau d’étranges sensations.

Mardouk comprit alors que ces perceptions n’auraient dû être en théorie accessibles qu’à ses sixième et septième sens. Mais l’intensité de ce qui se passait derrière ces murs était tellement importante que le cosmos devenait perceptible par les cinq sens ordinaires.

- Cela fait plusieurs jours qu’Alinda ne s’est pas réveillé, dit Nabu. La dernière fois que nous avons parlé, il m’a dit qu’Elle et lui en avaient presque fini. J’imagine qu’il est en ce moment même en train d’en finir.

Mardouk ne put s’empêcher de songer à ce qui se passerait si jamais les protections qui avaient été dressées sur le manoir et les alentours disparaissaient tout à coup. Cette cabane deviendrait à peu près aussi facilement perceptible à toute personne sur Terre dotée d’un sens cosmique qu’une nova explosant soudainement à l’emplacement de la Lune.

- Lorsqu’il sortira de là, il te remettra l’arme la plus destructrice de l’histoire de l’univers, continua Nabu.

La voix du lépreux était rêveuse, comme s’il était un peu déconnecté de la réalité par l’énormité du spectacle.

- Et tu vas l’utiliser, n’est-ce pas ? conclut-il en se tournant vers son frère.

- Plutôt deux fois qu’une, répondit celui-ci d’une voix décidée.

 

Quelque part, hors du temps et de l’espace…

 

- Maître ?

- Oui.

- Le Sanctuaire et Mardouk se sont rencontrés.

- Je sais, mon serviteur. Tout se passe comme prévu.

- Mais si jamais ils s’entendaient ?

- Cela n’arrivera pas. Mardouk et Elle pensent mener la partie, mais il sera bientôt temps de leur rappeler qui est leur adversaire. Ils sont tous exactement là où je voulais qu’ils soient. Mes pions dormants sont en place, les conjonctures sont correctes… Tout ce qu’il manque est le petit élément de diversion. Les faire regarder au mauvais endroit, au mauvais moment. Quand Elle comprendra, il sera bien trop tard.

- Maître, vous savez que ma perception n’est plus ce qu’elle était…

- Evidemment que je le sais, serviteur, répondit le Maître dans un ricanement. Je vais donc te dire exactement ce que tu vas faire.

- J’écoute, mon Maître.

- Tu vas te rendre sur une certaine île du Pacifique…

 

* * * * * * * * * * * * *

 

L’île ne méritait en fait que le qualificatif d’îlot.

Entourée par une multitude de récifs qui rendaient la zone innavigable, elle ressemblait vue de la surface à une barre rocheuse surgissant des flots agités, haute d’une cinquantaine de mètres. Vue du ciel, on constatait que sa forme était arrondie, lui conférant une allure de croissant de lune. Longue d’environ trois kilomètres et large dans le creux du croissant d’au plus cinq cents mètres, elle n’était qu’un rocher presque parfaitement plat, totalement aride et battu par les vents.

Pourtant, une construction s’élevait au point du croissant qui était le plus éloigné des falaises.

Il s’agissait d’un petit fort carré, dont les murs d’enceinte en pierre mesuraient une quinzaine de mètres et s’élevaient sur deux. Deux petites habitations, elles aussi en pierre, étaient construites dans deux des coins de la cour intérieure, les deux derniers étant occupés par la réserve de nourriture et l’entrepôt d’armes où lances et épées parfaitement aiguisées étaient alignées sur des râteliers. Détail peu commun, ni les murs d’enceinte, ni les habitations n’avaient de porte.

Au centre du fortin, les cinq occupants du lieu étaient attablés autour d’un gros rocher circulaire dont la surface avait été aplanie.

Les cinq hommes étaient des guerriers, portant des armures dont le style et la conception se rapprochaient énormément des armures d’argent du Sanctuaire, si ce n’est que le platine semblait remplacer l’argent dans l’alliage. Finement ouvragées et décorées, elles couvraient la totalité du torse ainsi que les avant-bras et les biceps. Seules les jambes étaient moins couvertes, leur protection se résumant à deux plaques sur les tibias et les cuisses fixées par des lanières.

Enfin, des couronnes complétaient les armures.

Les cinq guerriers se ressemblaient beaucoup, et l’on aurait facilement pu les prendre pour des frères. Leurs chevelures aux teintes mauves étaient longues et attachées par des catogans, leurs visages arboraient tous les mêmes traits fins et sereins. Enfin, deux points, dont la couleur changeait selon le guerrier, étaient dessinés sur leurs fronts.

Ils étaient plongés dans ce qui ressemblait à première vue à une partie de dés. Une observation plus poussée aurait néanmoins montré que les dés avaient neuf faces sur lesquelles étaient dessinés des motifs complexes faits de spirales. En outre, aucun des joueurs ne touchait jamais les dés, ceux-ci s’élevant à intervalles réguliers avant de retomber et de rouler en formant des configurations trop régulières pour être totalement dues au hasard. En fait, seules les exclamations de joie ou de frustration auraient permis à un observateur non averti de savoir qui venait de jouer. Après certains jets visiblement particulièrement réussis ou ratés, les guerriers commentaient et s’invectivaient joyeusement dans une langue aux sonorités chantantes.

La partie s’interrompit soudainement et les cinq hommes se levèrent en toute hâte et en dégainant les épées qu’ils portaient au flanc : une silhouette revêtue d’une longue robe noire à capuche venait d’apparaître à seulement quelques mètres d’eux.

Réagissant avec rapidité et professionnalisme, ils se déployèrent autour de l’intrus, deux d’entre eux disparaissant puis réapparaissant derrière celui-ci en un clin d’oeil.

- Vous savez, cela doit faire un millénaire que je n’ai pas tué de Mûviens, dit l’apparition sur le ton de la conversation.

L’entité avait utilisé la langue des soldats, mais avec une tonalité minérale et inhumaine totalement différente des voix chantantes des cinq Mûviens.

- Qui… commença l’homme qui faisait directement face à l’inconnu, mais il ne put jamais finir.

Avec une rapidité stupéfiante, impossible, la forme noire avait fondu sur le guerrier et l’avait décapité d’un revers de main.

Malgré la fulgurance et la brutalité de l’attaque, les quatre gardiens restants réagirent presque instantanément. La tête de leur compagnon n’avait pas encore touché le sol qu’ils étaient déjà à l’attaque. Deux coups d’épée faillirent toucher l’agresseur, mais celui-ci para nonchalamment les coups avec ses bras avant de placer une contre-attaque que le Mûvien pris pour cible voulut éviter en se téléportant. Néanmoins lorsqu’il réapparut cinq mètres sur la droite, il se fit cueillir par un coup de poing qui transperça sa poitrine et son armure comme du papier.

Cette fois-ci, les trois survivants marquèrent le coup. Leur mystérieux adversaire s’était déplacé comme s’il savait exactement à l’avance où allait réapparaître leur compagnon.

Ils eurent l’impression de voir l’intrus sourire sous sa capuche avant que celui-ci n’envoie une rafale d’énergie en direction de l’un des survivants. Malgré ce dont le guerrier venait d’être témoin, il n’eut d’autre choix que de se téléporter pour se soustraire à l’assaut.

Contrairement à ses craintes, il ne prit pas de coup en réapparaissant, mais sut que quelque chose n’allait pas. Par réflexe, il avait voulu se déplacer derrière l’un de ses deux compagnons restants, espérant que celui-ci pourrait le couvrir en cas de besoin, mais il était réapparu à au moins dix mètres du point qu’il avait visé, ce qui était, en un mot, impossible.

Il réalisa soudain et baissa les yeux : il se trouvait à l’emplacement de la table et ses jambes étaient prises dans la pierre, sa chair et ses os ayant irrémédiablement fusionné avec la roche au niveau atomique.

L’entité fonça sur les deux derniers Mûviens en état de combattre, avec l’intention visible d’en finir. N’osant plus se téléporter, les deux guerriers firent face ensemble, tentant de se couvrir mutuellement face à la furie de l’assaut adverse, mais réalisèrent presque instantanément qu’ils ne tiendraient pas plus de quelques secondes tellement ils étaient surpassés au niveau de la célérité.

- Fuyez ! cria le troisième garde une fraction de seconde avant qu’une série de projectiles ne s’abattent sur l’entité.

Celle-ci esquiva ou dévia les épées et lances de l’entrepôt que le Mûvien paralysé dans la roche manipulait par télékinésie.

Les autres gardes en profitèrent pour se dégager de l’assaut en se téléportant à l’extérieur du fortin.

Ils se regardèrent, ne sachant quoi faire et culpabilisant d’abandonner leur frère d’armes derrière eux.

- Quelqu’un doit le rapporter ! Vas-y ! cria l’un à l’intention de l’autre avant de retourner à l’intérieur.

Le Mûvien resté seul hésita une seconde puis disparut, les larmes aux yeux.

A l’intérieur du fortin, des dizaines d’épées et lances fendaient l’air en cherchant à atteindre l’assassin qui restait hors de portée.

Lorsque les Mûviens furent de nouveau deux, ils établirent un lien mental comme leur entraînement leur avait appris à le faire.

Dès leur plus jeune âge, il leur avait été enseigné comment combattre en manipulant à la fois des armes par la main et par l’esprit, ce qui faisait d’eux des bretteurs redoutables. Néanmoins, même avec des années de pratique, il était difficile de coordonner les mouvements de plus de cinq ou six armes avec une réelle efficacité. Pour couvrir la fuite de ses amis, le Mûvien captif de la roche avait eu recours à l’ensemble des trente armes disponibles, mais il se contentait de leur donner des mouvements basiques et répétitifs qui ne seraient donc pas efficaces très longtemps.

En liant leur esprit, leur pouvoir cumulé était dirigé par leurs cerveaux fonctionnant en parallèle, ce qui faisait que leurs capacités de calcul et de coordination étaient démultipliées, leur permettant de concevoir des configurations d’attaques de plus en plus complexes et donc plus susceptibles d’atteindre leur cible.

Le fortin fut donc parcouru par une véritable tornade de métal tranchant, mais malgré toute la complexité des assauts en apparence anarchiques, l’agresseur demeurait inaccessible et tout au plus les deux Mûviens arrivaient à le maintenir loin d’eux.

Cela dura presque une minute, jusqu’à ce que l’entité sembla finalement renoncer à s’approcher des deux guerriers et se place à équidistance de ces derniers.

Ses esquives étaient tellement rapides qu’elles en paraissaient presque immobiles.

Momentanément soulagés par le fait qu’ils pouvaient légèrement relâcher la défense pour songer à tout donner pour l’attaque, les deux Mûviens exploitèrent le répit disponible pour concevoir une configuration de trajectoires qui rendait impossible toute esquive. Lames et pointes fondirent sur l’entité qui ne fit pas un geste, mais au moment où les projectiles auraient dû l’atteindre, ceux-ci disparurent dans des failles de l’espace-temps qui s’étaient ouvertes tout autour de son corps.

Des failles similaires s’ouvrirent alors autour du Mûvien qui était revenu au lieu de prendre la fuite et le transpercèrent de part en part, réduisant son corps en bouillie et son armure en copeaux.

Le dernier Mûvien sentit mourir son compagnon dans son esprit et poussa un cri de douleur qui s’éteignit presque instantanément : l’intrus venait de bondir sur la table de pierre et de lui attraper le visage en saisissant d’une main sa mâchoire et de l’autre sa figure. Avec un ricanement sadique, l’entité commença à tirer dans des directions opposées, arrachant finalement crâne et mâchoire du reste du corps puis les laissant tomber au sol.

Tout en essuyant ses mains couvertes de sang sur sa cape, l’entité détecta le Mûvien survivant. Celui-ci avait déjà parcouru près de trente kilomètres en enchaînant une série de téléportations. Il aurait été très facile de le rattraper, d’autant plus qu’il ne pourrait pas tenir un tel rythme très longtemps, mais un survivant servait les plans de son Maître.

Tandis que le corps sans tête s’effondrait, l’assassin descendit de la table avant de se mettre face à celle-ci. Il fit alors un geste de la main, comme s’il voulait chasser un moustique, et la table fut violemment arrachée du sol, allant percuter et transpercer un des murs d’enceinte.

Cela avait découvert un escalier en colimaçon s’enfonçant dans la roche sur lequel l’entité s’engagea.