CHAPITRE VINGT-DEUX : La Tombée de la Nuit.

 

 

Maison du Lion, plusieurs heures plus tard

Aiolia fut soudain arraché du sommeil dans lequel il avait été plongé. Son corps, gelé mais bien vivant, était en train de se réchauffer. Alors qu’il reprenait ses esprits et que les souvenirs de la fin de son combat lui revenaient, il fut pris d’un fol espoir.
On l’avait emprisonné pour s’être opposé aux autres chevaliers d’or qui voulaient tuer son frère. Si on le libérait à présent, cela voulait peut-être dire que son frère avait réussi à convaincre tout le monde qu’il n’était en aucun cas un traître.
Cependant, même si son corps revenait à une température normale, il était toujours privé de ses cinq sens. Ses sixième et septième lui permirent néanmoins d’avoir une idée de ce qui l’entourait. Plusieurs personnes se tenaient autour du bloc de glace en train de fondre qui l’emprisonnait.
Il s’agissait de plusieurs chevaliers d’or, toutefois son frère n’était pas parmi eux. Son espoir fut remplacé par une grande inquiétude. Il reconnut Camus, dont le cosmos était en train de faire fondre le cercueil, Milo et Mû, ainsi que le Grand Pope lui-même.
Tandis que la glace fondait, il sentit un cosmos le recouvrir. Il n’eut aucun mal à le reconnaître : il s’agissait de celui de Shaka, même s’il était à un niveau bien plus bas que lorsqu’il avait ouvert les yeux plus tôt.
- Aiolia, je vais restaurer ton ouïe et ton goût, luidit la Vierge en contactant directement son cosmos. Laisse-toi faire.
Le jeune chevalier du Lion, légèrement rassuré, obtempéra et laissa Shaka procéder, se demandant pourquoi on prenait la peine de restaurer ses sens, plutôt que de communiquer avec lui directement par le biais du cosmos. Le processus fut relativement long, ceux-ci ayant été totalement détruits. Aiolia sentait que non seulement des dommages étaient réparés dans ses oreilles et son palet, mais également que des connexions dans son cerveau qui avaient été tranchées nettes étaient régénérées.
Au bout de deux minutes environ, il avait récupéré une bonne partie de son audition, même s’il sentait que cela était encore très loin d’être parfait. Lorsque la glace eut fondu de façon à libérer son visage, il entendit les murmures que s’échangeaient les chevaliers d’or.
- Voilà déjà qui devrait être suffisant pour qu’il entende et parle, dit Shaka. Je commence à régénérer ses autres sens.
- Très bien. Tu peux aussi arrêter pour le moment, Camus, dit la voix du Grand Pope.
La glace, qui emprisonnait encore tous ses membres et son corps jusqu’aux pectoraux, cessa alors de fondre, ce qui le rendit de nouveau très inquiet.
- Aiolia, je vais t’annoncer une nouvelle. Comme tu dois t’en douter, elle est malheureusement très mauvaise. Aioros a trahi et tenté de tuer Athéna. Il a été tué avant d’avoir pu mettre son plan à exécution.
- Non ! hurla le garçon. Vous mentez !
Il tenta de forcer pour se libérer de la glace, cependant celle-ci tint bon.
- Il tente de se libérer ! lança Milo. Laissez-moi le…
- Non, chevalier du Scorpion. Aiolia, ton frère est mort, Deathmask a vu de ses propres yeux son âme tomber dans le Puits des Morts. Il a rejoint l’autre monde.
- Maudits ! Vous l’avez tué !! C’est vous les traîtres !!
- Je comprends que tu aies du mal à l’accepter, mais cela est bel et bien la vérité, Aiolia : ton frère a trahi. Mais il n’est malheureusement pas le seul, plusieurs gardes et chevaliers de bronze et d’argent ont rapporté avoir été attaqués par un autre individu.
- Je ne vous crois pas ! Je ne vous croirai jamais !
Il tenta de se libérer à nouveau de la glace, mais il n’y avait rien à faire. Son cosmos était encore trop affaibli.
- Je comprends que tu aies des doutes. Nous sommes tous abasourdis par cette trahison impensable, mais cela est forcément plus dur à accepter pour toi qui es son frère.
- Taisez-vous !
- Mais il y a quelqu’un que tu seras, je pense, plus disposé à croire que moi. C’est pour ça que nous avons restauré certains de tes sens, pour que tu puisses l’écouter.
- Je m’en fiche, je ne vous croirai jamais !
- Aiolia, le temps presse. Diomède n’en a plus pour longtemps.
- Dio… Diomède ? bredouilla le garçon.
- Oui. Il était le meilleur ami de ton père, et votre parrain, à Aioros et toi. Si tu refuses d’écouter ce que j’ai à dire…. Accepteras-tu d’écouter ce qu’il a à dire, lui ?
Le Lion hésita ne sachant plus quoi dire, puis finit par hocher la tête.
- Aldébaran ! appela le Grand Pope.
Aiolia sentit alors le chevalier du Taureau, qui devait attendre à l’extérieur du temple, s’approcher. Grâce à ses sixième et septième sens, le Lion perçut que son frère d’armes portait Diomède dans ses bras. Celui-ci était effectivement mourrant.
- Diomède ? appela-t-il.
- Aiolia… répondit la voix affaiblie du chevalier de Pégase.
- Dis-moi qu’ils mentent ! Dis-moi que ce n’est pas vrai !
- Non… C’est la vérité… Quand l’alerte…  Je suis parti à la poursuite d’Aioros… avec deux autres chevaliers... Je ne croyais pas à sa culpabilité… Je voulais juste que… personne ne lui fasse de mal…
Diomède s’interrompit pour reprendre son souffle. C’était le seul bruit dans le temple, tout le monde était silencieux. Il reprit finalement.
- Au bout d’un moment… On a senti sa présence… Ainsi qu’une autre… On s’est approché discrètement… Il était avec Praesepe… Gravement blessé… Ils parlaient… du meilleur moyen de faire quitter le domaine à Aioros… Et…
Le chevalier Pégase mit un long moment avant de trouver la force d’articuler les mots suivants.
- … De l’endroit où ils tueraient Athéna…
- Non !
La vue d’Aiola commença alors à revenir, ce qui lui permit de distinguer la silhouette, floue, de celui qu’il considérait comme son oncle.
- Je ne pouvais pas le croire non plus… Praesepe est alors parti… Pour intercepter les chevaliers lancés à la poursuite d’Aioros et… laisser à celui-ci le temps de partir... On a attendu qu’il soit loin, puis nous avons attaqué…
- Ce n’est pas possible ! lâcha Aiolia en devinant la suite.
- Aioros était à bout de forces… reprit péniblement Diomède. Sinon on n’aurait eu aucune chance… J’ai pu lui prendre le bébé des bras… Mais il m’a quand même touché au cœur…
Le Lion regarda la plaie béante, qui paraissait être une grosse tâche rouge pour ses yeux affaiblis.
- J’ai fui avec Athéna… Les deux autres sont restés derrière moi pour le retenir… Il les a tués, je l’ai senti… Mais il devait être trop faible pour me rattraper... Je crois que… On lui a pris ses dernières forces… Il a dû mourir peu de temps après…
La voix de Diomède se brisa en terminant cette phrase.
- Non !!
Cette fois-ci, le cosmos du Lion explosa avec vigueur, lui permettant de briser le cercueil affaibli. Il arracha Diomède des bras d’Aldébaran, ne portant aucune attention au Pope qui ordonnait du geste aux autres chevaliers d’or de ne pas intervenir.
- Diomède, non !
- Aiolia, c’est la vérité… Ils sont devenus fous… C’est la seule explica…
Il mourut sur ses mots dans les bras du garçon qui se mit à pleurer toutes les larmes de son corps.
- Ce n’est pas possible… murmura-t-il.
- D’autres gardes ont confirmé avoir été attaqués par Praesepe, dit alors le Grand Pope. Deathmask est à sa poursuite.
- Quand on a essayé de le stopper, Aioros a aussi facilement renvoyé l’attaque de Deathmask, intervint Aldébaran. Selon ce dernier la seule explication est que Praesepe lui avait expliqué comme faire.
- Praesepe était mon ami, reprit le Grand Pope. Il est aussi difficile pour moi d’admettre qu’il était le complice d’Aioros que pour toi d’admettre la trahison de ton frère. Je pense que nous avons tous sous-estimé l’impact sur leurs psychismes des pertes qu’ils ont connues.
Le Lion pleura plusieurs minutes, avant de commencer à s’intéresser à la blessure fatale du chevalier de bronze.
Il sentait le regard des autres chevaliers d’or sur lui, tandis qu’il palpait et examinait la plaie, mais il s’en fichait. Il devait savoir.
Malheureusement, il ne lui fallut pas longtemps pour se convaincre que le coup mortel avait selon toute vraisemblance bel et bien été porté par son frère. Il s’était entraîné avec lui pendant plus d’une année, il connaissait donc parfaitement sa technique, ainsi que sa morphologie. La taille de la plaie, son angle et son inclinaison, qu’il avait corrigées pour prendre en compte les statures respectives de son frère et de Diomède, sa puissance qui avait perforé armure et cage thoracique, la netteté de la coupure… Tout collait.
- Mon frère… Mon frère a porté ce coup, dit-il alors d’une voix brisée.
De longues secondes s’écoulèrent avant qu’Aiolia ne se redresse et marche jusqu’au Grand Pope, avant de tomber à genoux devant lui.
- Je… Je suis désolé… En les retenant, j’ai participé à sa trahison… J’accepterai ma punition.
Les chevaliers d’or se regardèrent les uns les autres, gênés par l’effondrement de leur frère d’armes. Ce fut finalement le Grand Pope qui prit la parole.
- Tout le monde peut faire des erreurs, jeune Aiolia. Malgré ta mauvaise évaluation de la situation, tu pensais agir dans les intérêts de la déesse. Grâce à Diomède, Athéna est sauve, Aphrodite veille sur elle en ce moment même. Cela est le plus important. Je te pardonne donc ton erreur. Et je demande à tous tes compagnons d’en faire de même.
Ils hochèrent de la tête avec plus ou moins de conviction.
- Je consacrerai ma vie à réparer la honte dont mon frère a recouvert l’ordre des chevaliers d’or, dit Aiolia. Je lutterai de toutes mes forces pour que mes actes fassent que son nom soit à jamais oublié.
- J’ai confiance en toi, et je suis sûr que tu sauras t’en montrer digne.

*          *          *          *          *

Alors que tous se recueillaient devant la dépouille de Diomède et regardaient Aiolia allonger le corps avec respect, Saga jubilait littéralement, et il lui fallait un très grand contrôle de lui-même pour ne pas le laisser transparaître. Il remerciait en tout cas le casque du Pope de cacher son expression. Le test grandeur nature de la qualité de son illusion transformant son cosmos en une imitation de celui du défunt Grand Pope était déjà parfaitement probant, même Mû ne semblait pas se douter de quoi que ce soit. Il lui faudrait évidemment restreindre au strict minimum ses contacts avec le Bélier à l’avenir pour éviter de se trahir, cependant l’éducation de la déesse et les responsabilités afférentes lui donneraient un prétexte idéal pour prendre ses distances.
Mais, surtout, il venait de faire d’une pierre quatre ou cinq coups, au bas mot.
Et tout cela avait juste demandé une utilisation judicieuse du Genro Mao Ken. Les paroles d’Aioros raillant son manque de maîtrise de cette technique devenaient très savoureuses rétrospectivement, car c’était avec ce seul coup qu’il venait de régler presque tous les problèmes qu’auraient pu lu poser la fuite d’Aioros.
Tout avait été si facile ! Grâce au casque et effets personnels de Sion, il avait découvert qu’il pouvait se déplacer à sa guise dans le Sanctuaire en dépit des restrictions imposées par Athéna. Enlever une enfant à Athènes, intercepter Diomède et ses compagnons, tuer les seconds, hypnotiser le premier puis lui porter un coup en imitant la technique d’Aioros avaient donc été des jeux d’enfant. Personne parmi les chevaliers d’or actuels n’étaient déjà au Sanctuaire quand Saga et Aioros s’étaient entraînés ensemble pour préparer le défi de Mardouk à Babylone, et personne ne pouvait donc faire facilement la connexion, et imaginer qu’il connaissait au moins aussi bien la technique de corps à corps du Sagittaire qu’Aiolia.
En tuant Diomède, il avait de plus éliminé un proche d’Aioros qui aurait pu se révéler gênant, car il n’aurait probablement pas cru à la culpabilité de ce dernier. En outre, il avait pu achever de décrédibiliser Praesepe, le seul à savoir qu’Aioros était le légitime Grand Pope. Les rapports des autres chevaliers et gardes, véridiques ceux-là, et Aldébaran avaient apporté un poids inespéré à sa machination.
Il faudrait évidemment tuer l’ancien confident de Sion, mais le plus important était qu’il soit considéré comme un traître par tous et que nul n’accorde de poids à tout ce qu’il pourrait dire.
Ensuite, les chevaliers d’or considéraient à présent que la déesse avait été retrouvée. Saga avait pour le moment confié le bébé à Aphrodite, qui ne l’avait pas suffisamment bien vu dans les bras d’Aioros pour éventer la supercherie. Et de toute façon, même si le chevalier des Poissons découvrait le pot aux roses, Saga était presque convaincu qu’il n’en dirait rien.
Tout ce qu’il lui suffisait de faire était donc de tuer ou de placer sous son contrôle mental les membres de la garde spéciale qui était affectée à la déesse. Le plus simple était d’ailleurs probablement de les éliminer et de se débarrasser du bébé. Il lui suffirait de dire qu’en raison de cet incident nul autre que lui n’aurait accès à la partie haute du Sanctuaire. Entretenir une garde inutile ne lui apporterait rien.
Aioros était mort quelque part à présent, on finirait probablement par retrouver son corps, son armure et surtout Niké. Athéna, qui n’était qu’un bébé, ne tarderait en théorie pas à le suivre dans l’autre monde. Evidemment, l’idéal aurait été d’être sûr que la déesse était bel et bien morte, mais il devrait faire avec.
Le plus probable serait que son cadavre soit découvert avec Aioros, ce qui obligerait Saga à hypnotiser ou tuer tous ceux qui la verraient.
Aucun de ceux qui avaient aperçu Praesepe n’avaient rapporté l’avoir vu avec un enfant, l’ancien Cancer n’avait donc apparemment pas récupéré la déesse et n’était intervenu que pour ralentir les poursuivants du Sagittaire.
Au pire, elle serait découverte par quelqu’un qui ignorerait tout de sa nature et survivrait. Dans cette éventualité, la possibilité qu’elle grandisse sans jamais découvrir ses pouvoirs n’était pas à écarter, toutefois le plus probable était l’inverse. Mais dans ce cas, il serait étonnant qu’elle garde un profil bas lui permettant d’échapper aux réseaux d’information du Sanctuaire. Il lui faudrait surveiller l’apparition de toute secte ou de tout personnage présentant des capacités hors du commun.
Le seul scénario potentiellement catastrophe consisterait en ce qu’elle prendrait conscience de sa nature et viendrait revendiquer son statut et le contrôle du Sanctuaire. Ce cas de figure correspondait également à la possibilité, qui ne pouvait être totalement écartée, que Praesepe l’ait en fait récupérée et se soit enfui avec elle. Cependant, elle n’aurait pas de réelle formation prodiguée par un Grand Pope pour maîtriser sa puissance, et le fait que cette réincarnation n’ait pas les souvenirs et les compétences innées de l’Athéna mythologique jouait donc doublement en la faveur des Gémeaux. S’il s’assurait que les chevaliers d’or n’aient jamais aucune raison de douter de lui, ils le croiraient s’il disait qu’il s’agissait d’une usurpatrice. Car, du point de vue de ceux-ci, Diomède avait certifié sur son lit de mort qu’Athéna était de retour au Sanctuaire.
Enfin, il avait pu gérer parfaitement le cas d’Aiolia. Perdre un autre chevalier d’or aurait commencé à affaiblir dangereusement le Sanctuaire et il n’aurait pas pu se permettre de laisser le Lion en vie si celui-ci avait eu le moindre doute. Celui-ci le servirait à présent aveuglément, et, en outre, il avait pu passer pour un dirigeant bon et compatissant devant tous les autres chevaliers d’or.
Il s’éclaircit la voix et prit la parole.
- En l’honneur de la mémoire de Diomède, qui a donné sa vie pour sauver la déesse, l’armure de Pégase ne sera pas affectée pour une période de sept ans, dit-il d’un ton solennel. A ce moment-là, un tournoi de très grande ampleur sera organisé pour désigner le meilleur successeur possible.
Tous les chevaliers présents, même Aiolia, le regardèrent puis acquiescèrent gravement. Le relatif jeune âge de la majorité de l’élite de la chevalerie allait également lui faciliter grandement la tâche.
- Regarde-les ! pensa-t-il en prenant à témoin son autre moitié qui assistait impuissante aux événements. Ils boivent mes paroles ! Quelle bande de crétins !
C’est alors qu’il se rendit compte qu’une seule personne parmi toutes celles présentes ne semblait pas totalement correspondre à cette description.
- Pas tous, il semblerait, répliqua alors simplement l’autre âme des Gémeaux.
Un frisson glacé parcourut le corps de l’imposteur et des gouttes de sueur coulèrent sous son casque tandis qu’il réalisait que son alter ego disait vrai.
Shaka se tenait en effet en retrait des autres chevaliers et son visage laissait transparaître qu’il était en proie à une intense réflexion.
Même si ses paupières étaient closes, Saga sentait que le regard du chevalier de la Vierge était braqué sur lui, le jaugeait et l’examinait. L’Indien était censé disposer de capacités de discernement hors du commun, était-il donc possible qu’il soit capable de percevoir le cosmos de Saga derrière l’illusion ?
- Non, c’est impossible, pensa l’imposteur. Mon illusion est parfaite, je me sers du sang de Sion pour la créer ! Je suis le plus grand expert en la matière, et je serais pourtant incapable d’entrevoir la vérité face à un tel chef d’œuvre !
- Certes, mais cela ne suffira pas à dissimuler la noirceur de ton cœur éternellement, répondit son alter ego.
- Shaka… pourrait voir en moi ce que tu appelles le Mal ?
- De toute évidence. Je pense qu’il va te dénoncer d’un instant à l’autre.
- Maudit ! Je ne peux pas perdre à cause de lui !
L’assassin comprit alors qu’il devait prendre les devants et prendre un risque.
- Rejoignez tous vos temples respectifs. Vous n’y êtes pas strictement assignés, mais nous restons en état d’alerte. Interdiction donc de quitter la montée des Douze Maisons. Sauf vous, Chevalier d’or Shaka de la Vierge. Veuillez finir de restaurer les sens du chevalier Aiolia, puis vous irez vous poster près de la statue d’Athéna, afin de garder le Bouclier de la Justice. Normalement, nul n’a accès à cette zone à part moi, mais je ne veux prendre aucun risque. L’éventualité qu’il se passe quelque chose cette nuit est faible, mais vous viendrez me faire votre rapport au matin.
L’interpellé parut légèrement surpris d’être convoqué ainsi devant tout le monde. S’il avait réellement des doutes, le risque existait qu’il en fasse part maintenant à tous, ce qui mettrait Saga dans une situation potentiellement très délicate. En effet, s’il en était vraiment à soupçonner le Grand Pope d’être responsable des événements de la journée, il serait logique qu’il soit extrêmement méfiant à l’idée de se retrouver à un endroit où le Grand Pope avait directement accès et encore plus à l’idée de s’entretenir seul avec lui.
Néanmoins, Saga estimait qu’il s’agissait d’un risque calculé. D’une part, Shaka savait que tout le monde saurait qu’il allait se rendre chez le Grand Pope. S’il disparaissait soudainement d’ici-là ou peu après, de nombreuses questions se poseraient. D’autre part, Shaka penserait que son poste lui permettrait de veiller sur Athéna. Enfin, et Saga comptait particulièrement là-dessus, la Vierge était un chevalier particulièrement sûr de ses pouvoirs et de sa force, à l’extrême limite de l’arrogance.
Il compterait probablement sur sa capacité à pouvoir vaincre en combat singulier le Grand Pope s’il s’avérait réellement être coupable et tentait de s’en prendre à lui.
- A vos ordres, Grand Pope, répondit l’Indien.
Saga ne put s’empêcher de sourire sous son casque. Le problème n’était pas encore résolu, mais il avait quelques heures devant lui pour trouver une solution.
Et il avait déjà une idée sur la question.
En attendant, comme l’Indien allait être à proximité du temple d’Athéna, il ne pouvait éliminer la garde rapprochée tout de suite et allait devoir hypnotiser ses membres pour qu’aucun ne remarque la supercherie. Il n’aurait pour se faire que le temps nécessaire à Shaka pour restaurer complètement les sens du Lion puis, surtout, à monter les escaliers. Si tout se passait bien, il pourrait dire dans quelques jours à Shaka qu’il était inutile qu’il reste plus longtemps à garder le Bouclier de la Justice, et il pourrait alors se débarrasser du bébé et de la garde.
Tout allait bien se passer, il allait y arriver.

Maison du Capricorne, A la tombée de la nuit

 

Shura était assis devant son temple, plongé dans ses pensées, les événements de la journée se bousculant dans sa tête.
Ils souffraient encore des multiples blessures que lui avait infligées Aioros, néanmoins les soins qui lui avaient été prodigués rendaient la douleur supportable. Mû avait remis en place ses os brisés par télékinésie, puis leurs cosmos conjoints avaient entamé la solidification et permis aux chairs meurtries de commencer à se régénérer. Il faudrait probablement encore plusieurs jours, voire semaines, pour qu’il récupère totalement.
Cependant, ses plus graves blessures étaient pour l’instant morales. Le choc d’avoir été jusqu’à devoir tuer son ami, son meilleur ami pour être précis, prendrait bien plus longtemps à accepter, que son corps à guérir. Il redoutait le moment où il se retrouverait face à Aiolia. Même si on lui avait rapporté la mort et les dernières paroles de Diomède, ainsi que le fait que le jeune Lion avait reconnu la culpabilité de son aîné, il n’était pas prêt pour cette confrontation.
Le serait-il seulement un jour ? Il se posait aussi beaucoup de questions sur la façon dont les choses s’étaient enchaînées et n’arrivait pas à trouver d’explication qui le satisfasse.
Tant que ses idées ne seraient pas claires, il n’avait en fait pas envie d’être confronté à quiconque pour le moment, mais il sentit soudain que son désir de tranquillité et de paix n’allait pas être exaucé. Quelqu’un montait vers son temple et l’individu en question était l’un des derniers qu’il aurait souhaité voir.
- Eh bien, comment va le héros ?
La voix de Deathmask avait une petite tonalité ironique qui hérissa instantanément le Capricorne. Il n’avait aucune envie d’entendre ce que le Cancer avait à lui dire.
- J’avoue que je suis un peu jaloux que ce soit toi qui aies eu l’honneur de tuer ce sale traître, continua le visiteur. Pour ma part, j’ai fait chou blanc sur Praesepe, en passant par la dimension de la Fontaine Jaune il peut être n’importe où, à présent.
Tout bien réfléchi, Shura avait même plutôt envie de sauter à la gorge de son visiteur nocturne.
- En plus, sa tête aurait été un peu la pièce maîtresse de ma collection.
- Tais-toi ! explosa soudainement Shura. Je ne tolérerai pas que tu salisses la mémoire d’un hé…
Le Capricorne s’arrêta brusquement, réalisant qu’il allait dire « héros ».
- D’un épouvantable traître déicide ? continua Deathmask à sa place.
- Non, j’allais dire…
- D’un effroyable lâche qui a assassiné son parrain pendant sa fuite ?
- Non, je…
Shura ne chercha finalement pas à terminer sa phrase. Il n’avait aucune idée sur le terme à employer, ses sentiments étaient encore trop confus.
- Je peux te proposer d’autres solutions, si tu veux…
- Cela sera inutile, Deathmask.
- Etonnant, n’est-ce pas, que tu sois incapable de le qualifier de traître et que le premier mot qui te vienne à la bouche pour le qualifier soit « héros ». Après tout, c’est toi qui l’as abattu. Si même toi tu n’es pas convaincu de sa culpabilité…
Shura dut faire un réel effort de volonté pour ne pas lui sauter dessus.
- Qu’est-ce… Qu’est-ce que tu me veux ? dit-il d’un ton glacial.
- Disons que je suis juste venu partager quelques… réflexions… avec quelqu’un qui je suis sûr les trouvera intéressantes.
- Dans ce cas, tu t’es clairement trompé d’endroit.
- Attends un peu avant d’en être si sûr... Je sais très bien que l’on n’accorde pas réellement un grand crédit à mes capacités intellectuelles. Les gens me prennent pour un analphabète à moitié fou à lier. Quelque part, cela arrange les gens de penser que je suis trop stupide pour comprendre la portée de mes actes, cela leur évite de réfléchir à mes raisons… Cet état de fait me convient au fond très bien, vu que je ne recherche pas vraiment la compagnie de mes semblables. Néanmoins, même si je me moque que l’on me considère comme un abruti derrière mon dos, cela me gène un peu plus que l’on vienne me hurler au visage que je ne suis qu’un crétin congénital.
- Je ne suis pas sûr de te suivre.
- Allons. Je veux bien admettre que les gamins n’y voient que du feu. Après tout, Aioros ne représentait pas réellement grand chose pour eux, ils l’ont à peine connu. Même Aphrodite ne l’a que peu côtoyé, d’ailleurs. Mais toi comme moi l’avons fréquenté sur une période de temps bien plus longue. Nous avions tous les deux des façons radicalement différentes de le voir, évidemment. Pour toi il était un héros et un modèle, ce que tu voudrais devenir, alors que pour moi il n’était qu’un arrogant donneur de leçon. Même si tu l’as tué, tu pleures sa mort, tandis que de mon côté je me réjouirais totalement de sa disparition, si dans le même temps on ne prenait pas pour un imbécile complet.
- Quoi ?
- Nous savons tous les deux que jamais, en aucun cas, Aioros n’aurait attenté à la vie d’Athéna. Cet imbécile aurait sacrifié sans hésitation sa vie pour elle, et tout porte d’ailleurs à croire que c’est ce qu’il a fait. La même chose pourrait être dite à propos de mon maître, d’ailleurs…
- Comment ? Tu prétends que tout cela ne serait qu’une erreur ? C’est impossible, le Grand Pope a désigné Aioros comme un traître et Diomède l’a confirmé avant sa mort ! Il n’y a aucune place pour le doute !
- Dis-tu cela pour essayer de te convaincre ? Après tout, je comprendrais que tu aies envie de te persuader que tu as bien fait de tuer ton ami… Mais franchement, Aioros qui essaie de tuer Athéna, cela te semble-t-il réellement crédible ?
- Ce que cette journée a montré, c’est que nous ne le connaissions pas vraiment. Il y avait quelque chose de sombre et maléfique caché au fond de son cœur. Quelque chose que ni toi ni moi n’avions jamais perçu.
- Intéressante théorie, tu me permettras d’y revenir plus tard. En attendant, laisse-moi te poser une question très simple : si Aioros a vraiment voulu assassiner Athéna, pourquoi ne l’a-t-il tout simplement pas tuée, plutôt que d’essayer de traverser tout le Sanctuaire avec elle ?
- C’est une déesse, elle n’est probablement pas si facile à éliminer.
- Elle s’est réincarnée en tant que mortelle, et elle vient de naître. Crois-tu vraiment qu’il serait si difficile pour l’un d’entre nous de mettre fin à sa vie ?
- Peut-être voulait-il la sacrifier pour accomplir quelque chose… Je ne sais pas, utiliser son sang pour ressusciter quelqu’un…
- Mardouk, par exemple ? Son père ? Cette fille que j’ai tuée à la fin de la bataille ? Crois-tu vraiment que c’est crédible ?
- Pourquoi pas ? N’es-tu pas justement celui qui a colporté les détails sur le comportement étrange d’Aioros après la mort de Mardouk ?
- Je te l’accorde. Une autre question cependant : comment Saga a-t-il fait pour être le premier sur les lieux, avant même Aphrodite ?
Shura resta silencieux.
- Je ne l’ai pas vu franchir mon temple, et je pense que toi non plus, continua Deathmask au bout de quelques secondes. La soi-disant trahison d’Aioros nous a tous pris de court, cela a été une surprise totale. Alors que faisait Saga là-haut, comment aurait-il pu anticiper cela ? Et si c’était un hasard, que faisait-il là-haut ?
- Je… Je ne sais pas.
- Et j’imagine que, maintenant, tu aimerais bien aller lui poser la question, n’est-ce pas ? Mais il se trouve qu’il a opportunément disparu, dans une autre dimension semble-t-il, depuis la fin de son combat contre Aioros.
- Néanmoins, je peux renverser ton argument. Que Saga trahisse et essaye de tuer Athéna serait tout aussi incroyable qu’Aioros. Et dans ce cas, c’est sur la présence d’Aioros au sommet de la montée des Douze Maisons qu’il faudrait se poser des questions.
- Certes, mais, à ce que j’ai compris, Camus, Aphrodite et toi l’avez bel et bien vu traverser votre temple.
- Oui. Il m’a dit qu’il voulait vérifier quelque chose, qu’il avait eu un mauvais pressentiment en se réveillant d’un cauchemar.
- Très bien. Tout à l’heure, tu m’as dit que tu expliquais sa soudaine trahison par le fait qu’il y avait quelque chose de sombre et maléfique caché en lui. Une deuxième personnalité en quelque sorte.
- Oui, c’est la seule façon de l’expliquer.
- Soit, mais qui a un signe double ? Qui a deux visages sur son casque flippant ?
Ils restèrent silencieux un long moment.
- Tout ce que tu avances ne repose sur rien, dit Shura. Ce n’est qu’un monceau de constatations et d’hypothèses disparates. Et tu oublies le témoignage de Diomède.
- Allons, tu fréquentes des individus capables de voyager entre les dimensions, de faire surgir des roses magiques du néant, de créer un froid proche du zéro absolu ou de se téléporter. Crois-tu vraiment qu’il soit si inimaginable d’envisager que quelqu’un soit capable d’instaurer la confusion dans l’esprit faible d’un simple chevalier de bronze ? Et j’aurais une autre question, si tu le veux bien…
- Laquelle ?
- Que faisait le Grand Pope pendant qu’Aioros se battait contre Saga et Aphrodite à quelques pas de son palais et de la statue d’Athéna ?
- Que veux-tu dire ?
- C’est pourtant simple, il a donné l’alerte puis a brusquement disparu, alors qu’il aurait eu tout loisir d’intervenir s’il en avait eu envie. Les restrictions de déplacement imposées par Athéna ne s’appliquent en plus probablement pas à lui, il aurait donc également pu poursuivre Aioros lui-même sur la montée des Douze Maisons pendant que nos mouvements étaient limités. Lorsque les alliés de Mardouk ont attaqué le Sanctuaire, il s’est rendu en personne dans la demeure de Milo. Et d’après ce que j’ai compris, il a démontré qu’il avait de beaux restes pour son âge. Bref, il monterait au front dans un cas, et resterait à se tourner les pouces dans un autre, alors que la vie de la déesse qu’il a attendue pendant plus de deux siècles est en jeu ?
Shura ne trouva rien à lui dire pendant quelques secondes.
- Et Saga s’est dressé devant Aioros juste après l’alerte lancée par le Grand Pope, qui n’est plus réapparu jusqu’à la fin de la crise, dit-il finalement. J’imagine que c’est là où tu veux en venir.
- Tu vois, quand tu veux…
- Néanmoins, cela ne change absolument rien à ce que je disais plus tôt. Tu n’as pas la moindre preuve de ce que tu avances.
- Heureusement pour toi, sinon cela voudrait dire que tu as tué ton pote pour rien…
- Enfoiré !
Shura se jeta sur Deathmask, mais celui-ci l’esquiva et le fit trébucher facilement.
- Je pense qu’il faudrait que tu prennes un peu plus le temps de récupérer de tes blessures avant d’espérer poser tes paluches sur moi, ricana l’Italien en toisant son interlocuteur qui se relevait péniblement.
- Que veux-tu faire ? lança Shura d’un ton furieux. Aller chez le Grand Pope et lui exposer tes théories pour voir ce qu’il en pense ?
- Je dois déjà aller lui faire mon rapport sur la poursuite de Praesepe, je pourrais en effet aborder le sujet… dit Deathmask en souriant. Mais non, pas tout de suite. Dans un premier temps, que dirais-tu d’aller discuter de tout cela avec la seule personne ayant assisté directement à l’affrontement entre Saga et Aioros ? Histoire de recueillir ses… impressions ?

*          *          *          *          *

Saga sentit les trois cosmos qui se rapprochaient de ce qui était à présent son palais bien longtemps avant qu’ils n’arrivent devant lui.
La composition du groupe était potentiellement inquiétante. Deathmask, Shura et Aphrodite, soient les trois chevaliers d’or survivants les plus âgés après lui. Le Cancer était selon toute vraisemblance à l’initiative de cette équipée.
Malgré tout, Saga restait relativement serein. Cela était préoccupant car ces chevaliers étaient en toute logique les plus à même de comprendre sa supercherie, mais il était quasiment certain de pouvoir compter sur la loyauté de l’un d’entre eux.
Il ordonna aux gardes du palais de laisser venir les visiteurs jusqu’à lui sans histoire et de vider les lieux quand ils arriveraient. C’était donc assis sur son trône usurpé qu’il les accueillit dans la grande salle d’audience.
- Que venez-vous faire ici à cette heure, chevaliers d’or du Cancer, du Capricorne et des Poissons ? Mes instructions n’étaient-elles pas de rester dans vos temples ?
- Ouaip, c’était bien ça, répondit Deathmask d’un ton insolent. Mais toute la question est de savoir si vous avez la légitimité ou non de nous donner des ordres.
- Que dois-je comprendre, Deathmask du Cancer ?
- Je vais vous dire ce que je pense. A mon avis, le Grand Pope connu sous le nom de Sion du Bélier a été assassiné, probablement au cours des dernières quarante huit heures. Son meurtrier a ensuite tenté de mettre fin à la courte vie de la réincarnation d’Athéna, mais il a été surpris et interrompu par Aioros du Sagittaire. Le félon a alors déclaré que le traître était en fait le Sagittaire et a envoyé tous les chevaliers du Sanctuaire à sa poursuite. Aioros, ne sachant à qui se fier, a essayé de fuir, mais il a finalement été tué par notre ami ici présent.
Il accompagna ces dernières paroles d’un geste dans la direction de Shura.
- Passionnant, fit le Grand Pope. Et qui serait ce « félon », selon toi ?
- Il a fallu lui tirer les vers du nez un petit moment, mais notre autre ami légèrement efféminé ici présent a fini par nous avouer qu’il avait assisté à une étrange scène en voulant porter secours à Saga des Gémeaux, alors que celui-ci tentait de stopper Aioros. Les yeux et les cheveux de Saga auraient eu une teinte inhabituelle, de même que son cosmos aurait dégagé une impression… plus agressive que d’habitude. C’est bien le terme que tu as employé, n’est-ce pas ?
- Oui, répondit sèchement le Suédois.
- Etant donné que vous étiez totalement invisible pendant tout le temps où Saga a affronté Aioros juste devant votre temple et qu’a contrario Saga s’est volatilisé depuis que vous êtes réapparu après la mort d’Aioros… Suis-je vraiment obligé d’aller au bout de mon raisonnement, ou d’aborder d’autres détails de mon argumentation ?
- Non, je pense que tout est parfaitement clair et que je vois très bien où tu veux en venir. Tes compagnons partagent-ils ton opinion ?
Deathmask jeta un œil à ces derniers avant de répondre.
- Non. Mais on peut dire qu’ils seraient néanmoins curieux d’entendre quelques explications, ou qu’en tout cas ils ont besoin d’être… rassurés.
- Je vois, fit le Grand Pope en hochant la tête.
Saga prit quelques secondes pour réfléchir et jauger ses visiteurs.
Deathmask le fixait avec un air arrogant et effronté, totalement sûr de lui et de son fait.
Aphrodite semblait hésitant, presque désemparé. Il était certain que Deathmask avait dû le harceler avec ses théories pendant longtemps avant qu’il ne finisse par parler de ce qu’il avait vu, donnant ainsi probablement à l’Italien la pièce qui manquait à son puzzle.
Shura paraissait quant à lui prêt à exploser de colère, et, contrairement à ce que venait de dire Deathmask, le Capricorne semblait lui aussi persuadé que ce qu’il avançait était la réalité. C’était probablement celui qui était dans l’état d’esprit le plus dangereux des trois, l’envie de venger son ami risquait d’être forte.
Cependant, c’était sans la moindre hésitation que l’usurpateur prit sa décision. Il porta les mains à son casque, révélant ses traits véritables, ainsi que ses yeux rouges et sa chevelure blanche comme la neige.
Deathmask sourit encore plus franchement devant cette révélation, Aphrodite parut estomaqué par la vision de son ami, comme si, malgré tous les éléments qui lui avaient été présentés, il avait refusé de croire sérieusement à cette hypothèse jusque-là.
La réaction de Shura fut enfin conforme à ce à quoi Saga s’était attendu.
- Maudit ! Tu vas payer pour ce que tu as fait ! hurla le Capricorne en chargeant l’usurpateur qui ne fit pas le moindre mouvement sur son trône.
Il n’en eut en effet pas besoin : Aphrodite sortit de sa léthargie instantanément, et se plaça devant Shura, l’empêchant d’atteindre sa cible.
- Aphrodite, qu’est-ce que tu fais ! cria Shura en se mettant en position de combat. Laisse-moi passer !
- Non, répondit simplement l’androgyne.
Le Capricorne tenta de passer, mais son opposant l’en empêcha, et ils échangèrent quelques coups rapides avant de revenir en position de garde.
Saga ne put réprimer un léger sourire en observant la réaction de son ami, qui était là aussi conforme à ses attentes. Il tourna alors son regard vers Deathmask, le seul pour lequel il ne se serait pas hasardé à pronostiquer quoi que ce soit. Les yeux de ce dernier allaient rapidement d’Aphrodite à Shura, comme s’il soupesait les événements. Saga constatait en tout cas, avec un certain plaisir qui plus est, que l’Italien semblait quant à lui légèrement surpris par la tournure des choses, et qu’il devait être en train de réaliser qu’il avait peut-être fait un calcul très dangereux en venant le confronter ainsi.
- Deathmask, aide-moi ! l’interpella alors Shura. Il faut faire entendre raison à Aphrodite et neutraliser ce traître.
L’Italien secoua la tête en réponse à ses paroles.
- Deathmask ! fit Shura avec frustration.
- J’ai dit que je ne supportais pas que l’on me prenne de façon aussi flagrante pour un crétin, mais je n’ai jamais rien dit à propos de venger cet imbécile d’Aioros, ou d’exposer la supercherie à tous.
- Quoi !?
Aphrodite jeta un rapide coup d’œil à l’Italien tout en continuant à surveiller prudemment les mains de Shura.
- De plus, en venant ici, je pensais que si jamais Saga tentait de nous éliminer parce que nous avions découvert son secret, nous aurions largement l’avantage en étant à trois contre un. Malheureusement, il semblerait que j’ai largement sous-estimé la loyauté mal-placée d’Aphrodite. Nous sommes finalement à deux contre deux et, de nous tous, tu es celui qui a été le plus marqué et blessé aujourd’hui. Je ne suis pas sûr de vouloir m’engager aux côtés d’un éclopé dans un combat que je doute pouvoir remporter.
- Il reste six autres chevaliers d’or qui se rangeront de notre côté dès qu’ils percevront les émissions cosmiques du combat ! s’emporta Shura.
- Premièrement, à part Shaka, il leur faudrait un certain temps pour nous rejoindre à cause des restrictions de déplacement. Mourir pour exposer la vérité et laisser d’autres rendre la justice n’est pas tout à fait ma tasse de thé. Deuxièmement, je pense à présent que si Saga nous a si confortablement attendu tranquillement assis dans son trône volé, c’est parce qu’il pensait pouvoir nous isoler en cas de besoin.
- C’est exact, intervint le meurtrier. J’ai replié l’espace autour de cette salle. Non seulement les autres auraient des difficultés à nous rejoindre, mais la plupart d’entre eux seraient certainement en peine pour détecter un éventuel combat. Même si je dois avouer que Shaka ou Mû finiraient probablement par se rendre compte de quelque chose si le combat durait trop longtemps, ou si nous utilisions sans retenue nos plus puissants arcanes.
- Troisièmement, reprit Deathmask après l’interruption. Peux-tu me dire ce que nous ferions après l’avoir tué, Shura ?
- Quoi ? Mais qu’est-ce que c’est que cette question ? Il doit payer pour ce qu’il a fait !
- Vraiment ? Admettons que seuls deux chevaliers meurent dans cette bataille, Saga et Aphrodite, en étant démesurément optimistes. L’ordre des chevaliers d’or serait alors amputé au minimum d’un quart de ses membres, et sérieusement amoindri.
Shura regarda l’Italien pendant de longues secondes sans rien dire, bouche bée.
- Si nous voulons affaiblir dramatiquement le Sanctuaire en vue des batailles futures, alors, oui, tu as raison : engageons le combat et voyons ce qu’il en sort ! Cependant, je peux d’ores et déjà t’assurer que ce ne sera pas fameux.
- Alors… Tu veux le laisser s’en tirer comme ça !? Tu veux partir sans rien faire !?
- Non, je ne dis pas qu’il faut partir en lui laissant carte blanche. Mais regardons les choses en face, la majorité des gens auraient été parfaitement satisfaits si Saga avait été nommé Grand Pope. Même si je n’étais pas son plus grand fan, j’aurais moi-même préféré cette solution à Aioros. En laissant Saga en place, après tout, nous satisfaisons le souhait du plus grand nombre.
- Comment peux-tu dire ça ! Qui serait d’accord en sachant ce qu’il a fait ?
- Je t’accorde que ce Saga décoloré est différent de celui que nous connaissions, et que je serais certainement dans une minorité en disant que je préfère a priori celui-ci. Mais en mettant de côté les basses considérations morales…
- Quoi ?
- Il a montré qu’il savait prendre des initiatives. Certes il s’est loupé sur le fait qu’Aioros a failli s’enfuir avec la déesse, mais à la fin le Sagittaire est mort et il a quand même éliminé le Grand Pope légitime. Dans ma façon de voir les choses, le plus fort a raison, et il a au moins prouvé qu’il était plus fort que son prédécesseur sur ce trône. Sommes-nous sûrs d’arriver à trouver quelqu’un de plus fort et de plus compétent à mettre à ce poste ? Je ne crois pas. Franchement, si nous le tuons, qui prendrait le rôle de chef, qui endosserait l’habit de Grand Pope ? Toi, alors que Saga t’aurait roulé dans la farine sans moi ? Un des gamins ? Rions un peu rien qu’à cette idée : moi ?
Les épaules de Shura s’affaissèrent alors qu’il réalisait qu’il n’avait aucun argument convainquant à opposer au Cancer.
- Donc, maintenant que nous sommes tous là, je te propose d’écouter ce qu’il a à dire et à nous proposer.
- Ce que j’ai à vous proposer est d’une simplicité enfantine : la victoire. Sion avait prévu de confier sa succession à Aioros…
- Il est évident que c’était ton mobile, coupa Deathmask. Encore une fois, évite de nous prendre pour des idiots.
- J’en prends bonne note. Mon opinion est que si Aioros avait pris la tête du Sanctuaire, il aurait gravement compromis nos chances de remporter la prochaine Guerre Sainte. A cause de ses erreurs de jugement sur Mardouk, nous avons déjà failli aller tout droit à la catastrophe une fois.
- Nous aurions pu travailler avec Mardouk ! intervint Shura. La possibilité de changer le monde était réelle !
- Allons ! Mardouk et Aioros étaient deux rêveurs utopistes, autant déphasés par rapport à la réalité de ce bas monde l’un que l’autre. La seule chose qu’ils nous auraient apportée aurait été une annihilation certaine ! De plus, peux-tu m’affirmer, les yeux dans les yeux, qu’au fond de toi tu étais totalement sûr et certain, sans la moindre once de doute, qu’Aioros était totalement sain d’esprit ?
Shura hésita quelques secondes avant de répondre.
- Globalement, je pense que oui.
- « Globalement » ? releva Saga. Il te reste donc un doute !
- J’admets que par moment il semblait… « ailleurs ». Mais je pense que cela était surtout dû au fait qu’il disposait d’aptitudes et de perceptions fabuleuses, que je n’ai jamais totalement comprises. Et… Je n’ai jamais su quoi penser de son « épisode » après les morts de Mardouk et d’Inanna.
- Et malgré cela, c’est à lui que tu aurais voulu confier l’avenir de l’humanité et la direction du Sanctuaire ?
- Non.
La réponse avait été ferme, mais Shura mit plusieurs secondes avant de reprendre la parole.
- Je pensais que ce serait toi. J’estimais que, après ce qui c’était passé, Sion te confierait son poste, qu’il ne rajouterait pas ce fardeau à Aioros dans la position qui était la sienne. Je t’ai vu à l’œuvre, et cela me semblait le meilleur choix. Le plus logique : Aioros aurait pu apporter beaucoup même en étant un « simple » chevalier d’or. Mais si le Grand Pope l’avait choisi malgré tout… C’est qu’il devait penser qu’Aioros pouvait changer les choses.
- Je veux aussi changer le monde, mais à ma façon et selon mes termes. Avec une méthode qui marchera en s’appuyant sur un Sanctuaire fort et proactif, qui impose son autorité et qui est craint par ses adversaires ! C’est pour cela aussi qu’Athéna devait disparaître. Il était irresponsable de sa part de se réincarner sous la forme d’une mortelle dépourvue de ses souvenirs et de son expérience. Là aussi, cela traduit une vision simpliste et irréaliste des choses. Nous n’avions pas besoin d’une déesse proche des mortels, mais d’une déesse forte, capable de diriger ses armées avec une poigne de fer ! A mes yeux, elle a elle-même prouvé son incompétence et sa faiblesse. Elle aurait plus été un frein qu’un atout.
- Sur ça, je suis d’accord, intervint Deathmask.
Aphrodite se contenta quant à lui d’hocher la tête.
- Le premier objectif est de remporter la prochaine Guerre Sainte, cependant ce n’est que la première étape, celle qui prouvera notre légitimité. Il nous faudra ensuite prendre le contrôle du monde, imposer une société où la force est la loi. Créer presque un enfer sur Terre, où le faible ne serait pas à sa place.
Devant le regard interloqué de Shura, Saga enchaîna rapidement.
- Cela ne serait qu’une étape de transition, cependant. La sélection naturelle fera le reste, l’humanité deviendra de plus en plus forte sous notre régime, car elle y sera obligée pour survivre. Il en émergera un nouveau genre humain, qui produira des guerriers capables d’engager la lutte contre les dieux. Nous mettrons fin au règne de l’Olympe, si bien que plus aucune menace d’extinction ne pèsera jamais sur notre espèce.
Un long silence s’instaura après cette déclaration, chacun pesant les paroles des Gémeaux.
- Et Athéna ? demanda finalement Shura. Le bébé qui se trouve dans son temple, est-ce elle ?
Saga hésita un instant avant de répondre.
- Non. Je ne sais pas où elle est. Deathmask a confirmé la mort d’Aioros, elle l’a probablement suivi.
- Si j’avais été dans le secret plus tôt, j’aurais pu nous en assurer, dit l’Italien.
- « Nous » ? releva Shura. Alors ça y est, tu es avec lui ?
- Oui, je crois. Je pensais dès le début que ce Saga me plairait plus que l’ancien, et ce que j’entends le confirme.
- « L’ancien » Saga et moi sommes identiques sur presque tous les points, reprit l’usurpateur. J’ai les mêmes souvenirs, j’ai connu les mêmes expériences et j’ai les mêmes affinités. Nous avons au fond exactement les mêmes vues sur le fonctionnement du monde, l’importance de la force, et sur le fait que cette dernière soit le seul moyen d’instaurer la Justice. La seule différence est que je suis prêt à aller plus loin pour accomplir mes idées, et que je ne fais pas les mêmes compromis que lui. J’ose tirer les conclusions qui le terrifient, et j’agis en conséquence. Si vous me suivez, vous ferez partie de mon cercle secret, et je m’appuierai sur vous pour instaurer notre nouvel ordre mondial, et imposer notre Justice.
- Je suis partant, dit l’Italien.
- Je te fais confiance aussi, dit Aphrodite au bout de quelques secondes et sur un ton plus hésitant que ses paroles.
Saga se retint de sourire. Il avait réussi à convaincre Aphrodite, ce qui n’était plus forcément assuré depuis que celui-ci avait réalisé que deux personnalités distinctes se partageaient le corps des Gémeaux. Le Suédois le surveillerait de près au début, néanmoins, avec un peu d’habileté, très bientôt il ne ferait plus de différence entre les deux. Il ne lui restait donc plus qu’une chose à accomplir, mais le travail était déjà bien entamé.
- Il ne reste que toi, Shura, conclut Saga. Que décides-tu ?
- Aioros… ne méritait pas de mourir, répondit celui-ci.
- Probablement pas, mais c’est l’aveuglement de Sion qui l’a condamné. Shura, tu as grandi sur l’Ile de la Reine Morte. Les conditions extrêmes y régnant et la loi du plus fort t’ont façonné, ont fait de toi ce que tu es devenu. Plus que tout autre, tu peux voir au-delà de la phase transitoire, et imaginer le genre de monde qui pourrait émerger de mes projets. Un monde plus fort, plus juste, peuplé de surhommes. En mettant de côté ton ressentiment, n’as-tu pas dit que tu pensais que j’étais le plus à même de diriger le Sanctuaire, et que tu avais des doutes sur Aioros, malgré ton amitié pour lui ? Te poserais-tu la question de savoir si tu veux me suivre ou non, sans la mort de ton ami ?
- Mais je ne peux pas passer là-dessus et l’oublier !
- Je comprends, la mort d’Aioros est une réelle tragédie, que j’aurais aimée de tout cœur pouvoir éviter. J’ai été son ami avant toi, souviens-t-en.
- Toi… ou l’autre Saga ?
- Je l’ai dit, nous avons bien plus en commun que tu ne peux l’imaginer. Nous sommes la même personne. Si j’avais pu épargner Aioros, je l’aurais fait. Mais le fait est qu’il était devenu un obstacle pour assurer la survie du genre humain. Au point où tu en es Shura, tu devrais te faire une faveur et accepter le fait que tu as fait la bonne chose.
- Quoi ?
- Tu as compris que tu ne peux rien faire pour changer les choses. Tenter de me destituer, outre le fait que tu n’y arriverais pas, apporterait plus de mal que de bien. Comme tu vas être obligé de vivre au sein d’un Sanctuaire que je dirigerai, il serait mieux que tu réalises que la mort d’Aioros était un sacrifice nécessaire pour le bien commun. En réfléchissant aux perspectives que rend possible ton acte, tu n’es pas un assassin, tu es un héros. Tu nous as rendu notre avenir.
- Tu… Tu espères que je vais avaler ça ?
- Pour ton propre bien, tu le feras. C’est ça… ou la folie, j’en ai bien peur.
Shura serra alors si fort ses poings que Deathmask et Aphrodite virent du sang couler goutte à goutte des mains du Capricorne.
- Laisse… Laisse-moi sortir d’ici, dit finalement Shura dans un murmure.
- A ta guise. La déformation de l’espace-temps est terminée, tu peux quitter ce palais quand il te plaira.
Shura tourna les talons sans dire un mot de plus et quitta les lieux.
- Tu vas le laisser partir d’ici ? demanda Deathmask quand les lourdes portes de la salle se furent refermées derrière l’Espagnol. Et si jamais il parle ?
- Il n’en fera rien, répondit Saga d’une voix sereine. Le poids de la mort d’Aioros est peut-être dur à porter, mais cela ne serait rien comparé au poids de l’effondrement total et irrémédiable du Sanctuaire et de la chevalerie.
- Tu penses vraiment ce que tu disais, qu’il va se convaincre qu’il a bien agi ? demanda Aphrodite.
- Je pense que l’esprit humain est prêt à presque tout accepter comme compromis pour préserver un semblant d’équilibre acceptable. Avec suffisamment de temps, non seulement il acceptera ce qu’il a fait mais, même mieux, il s’en glorifiera. Sachant qu’il ne peut rien faire pour changer les choses, il rationalisera de plus en plus ses actes pour ne pas compromettre sa santé mentale.
- Je ne réagirais certainement pas comme ça, dit l’Italien.
- Mais, justement, tu es déjà fou.
- Hum… J’imagine que tu marques un point.
- Que veux-tu que nous fassions ? intervint Aphrodite.
- Rien pour le moment, répondit l’assassin. Je vous convoquerai en temps utile. Pour l’heure, je dois convaincre le dernier membre de notre cercle secret de nous rejoindre.
- Qui est-ce ? voulut savoir l’Italien.
- Tout sera clair très bientôt. En attendant, rejoignez vos temples.
Ils obtempérèrent et quittèrent les lieux.

*          *          *          *          *

Mû veilla jusqu'à près de quatre heures du matin cette nuit-là, ce qui correspondait à près de deux heures de plus que son tour de garde prévu. Le sommeil ne venait tout simplement pas, les événements de la journée se bousculant dans sa tête. Il avait l'impression que quelque chose d'évident lui passait sous le nez.
Déjà, il se posait toujours des questions sur la mystérieuse disparition de son armure la nuit précédente, qui était partie puis revenue, sans que cela n'ait été le fait de sa volonté. A cause de tout ce qui s'était passé, il n'avait pas eu le temps d'en parler avec le Grand Pope, et l'occasion ne se présenterait peut-être pas tout de suite.
Il repensait également à ce qui lui avait dit Aioros. Certes, le Sagittaire avait exploité le trouble causé par ses paroles pour en tirer un avantage au combat. Mais cela ne voulait pas obligatoirement dire pour autant qu'il avait menti.
Enfin, il avait du mal à accepter la trahison de Praesepe, encore plus que celle d'Aioros. L'ancien chevalier du Cancer et sa femme aujourd'hui disparue, Sonya, l'avaient pour ainsi dire élevé. Pouvait-il s'être aussi dramatiquement trompé sur son compte ?
Il décida finalement d'essayer de se reposer quelques heures malgré son trouble et d'aller se coucher. Son armure se retira de son corps puis alla se ranger d'elle-même dans sa boîte de Pandore. Il passa ses mains sur son corps en déployant son cosmos, gémissant légèrement quand il touchait les contusions héritées de son combat. Il s'en était néanmoins tiré à bon compte, ces soins qu'il s'auto-prodiguait feraient que ces douleurs ne seraient plus qu'un mauvais souvenir en quelques heures.
Ce fut en se massant le torse qu'il sentit quelque chose d'étrange sous ses doigts. En baissant les yeux, il constata qu'il y avait une croûte de sang séché sur sa tunique, au niveau du coeur.
- Qu'est-ce que... ?
Il était certain de n'avoir reçu aucun coup à cet endroit, aucun en tout cas qui aurait pu le faire saigner sous son armure. Il retira sa tunique, se retrouvant torse nu, et examina avec attention ses pectoraux. Il n'y avait aucune blessure, aucune entaille.
Ce sang ne pouvait pas être le sien. Guidé par une intuition il se dirigea vers sa boîte de Pandore qu'il ouvrit en tirant la chaîne dorée. Il démonta ensuite pour une fois manuellement la forme totémique de son armure et s'empara de la protection du torse qu'il ouvrit complètement.
Il constata que son intuition était juste : il y a avait bel et bien une trace de sang séché au niveau du cœur, à l'intérieur de l'armure. Il avait méticuleusement examiné sa protection lorsqu'elle était revenue la nuit précédente, et il n'avait détecté aucun dommage.
Il ne restait que deux solutions. La blessure ayant déversé ce sang avait été causée par une attaque capable de frapper à travers la protection d'une armure d'or. Ou alors, et plus probablement, la blessure avait eu lieu avant que l'armure ne vienne recouvrir le corps de Sion. Etant donné son emplacement, il s'agissait d'ailleurs d'une blessure potentiellement mortelle.
Les implications potentielles de cette découverte étaient terrifiantes, néanmoins Mû essaya de garder la tête froide afin de conserver toutes ses facultés de raisonnement et de ne pas tirer de conclusions hâtives. Il alla chercher ses outils de réparation, puis revint se placer devant son armure. Il utilisa ensuite ses capacités extra-sensorielles affûtées pour examiner méticuleusement les protections des avant-bras, et trouva au bout d'un moment ce qu'il cherchait : une minuscule fissure invisible à l'œil nu et pour toute personne non versée dans l'art de la réparation des armures sacrées. Le dégât, probablement causé par son combat contre Aioros, était d'ailleurs si léger que le métal magique se serait probablement réparé de lui-même avant l'aube.
Mû gratta ensuite délicatement avec un burin sa tunique souillée pour récupérer quelques cristaux de sang séché. Il les plaça ensuite précautionneusement sur la fissure et rajouta une pincée de poussière d'étoile. La fissure se referma presque entièrement. Que du sang dans un tel état soit capable d'aider à la régénération de son armure prouvait qu'il s'agissait bel et bien du fluide vital d'un chevalier d'or.
Il passa ensuite plusieurs minutes à prélever soigneusement tout le sang qu'il pouvait récupérer et à le placer dans une fiole. Il rangea son armure dans sa boite de Pandore, prépara un sac de voyage où il plaça ses instruments de réparation, quelques habits ainsi que sa tunique tachée bien repliée. Une fois que cela fut fait, il s'assit en tailleur et se concentra sur le contenu de la fiole.
Même dans cet état, il pensait que le sang séché devait encore garder une trace identifiable du cosmos de la personne, puisqu'il avait été capable de réagir en présence de son armure d'or. Il se trouva qu'il avait bel et bien raison, même si la trace était extrêmement ténue.
Il était à présent intimement persuadé qu'il s'agissait bel et bien du sang de Sion. Malheureusement, cela ne prouvait ainsi dire rien. La seule personne qui aurait pu appuyer son témoignage était considéré comme un traître et recherché. En effet, Praesepe mis à part, personne d'autre n'avait autant fréquenté que lui son maître, et donc personne ne pourrait certifier qu'il s'agissait bel et bien du sang du Grand Pope.
En outre, cette trace de sang ne prouvait pas que Sion avait été tué, seulement qu'il avait été blessé. Même si Mû avait à présent la quasi-certitude que son maître bien aimé était mort, il n'avait aucun moyen de le prouver de manière irréfutable. Les soupçons qu'il avait pesaient de plus bien peu face au témoignage de Diomède avant sa mort, ou aux rapports des nombreux gardes et chevaliers qui avaient été attaqués et neutralisés par Praesepe.
Pouvait-il essayer de confondre l'usurpateur qui avait remplacé son maître pour obtenir une preuve irréfutable ? Il risquait fort de se faire tuer. Il lui faudrait d'abord avoir du soutien et donc convaincre plusieurs de ses frères d'arme.
C'est alors qu'il comprit brutalement pourquoi Aioros avait cherché à fuir plutôt que de clamer son innocence. S'il avait bel et bien raison et qu'Aioros était innocent de tout ce dont on l'avait accusé, alors cela signifiait soit que Diomède avait menti, soit que son esprit était sous contrôle. Les deux solutions menaient à la même conclusion : Mû n'avait absolument aucun moyen de savoir à qui se fier avec certitude.
Il réfléchit au problème quelques secondes, et réalisa qu'il avait tort sur ce point. Une personne serait susceptible de l'écouter et de l'aider. Sa décision était prise.
Il se leva et plaça la fiole dans son sac. Il prit ensuite le temps de rédiger une lettre à l'intention du Grand Pope, où il disait qu'il se rendait à Jamir afin de poursuivre ses études sur la réparation des armures. Il la cacheta et la plaça ensuite en évidence sur sa table afin que l'intendant des Douze Maisons la trouve et la transmette. Il désobéissait de façon flagrante aux ordres et s'exposait à des sanctions, mais cela n'était pas vraiment important. Celui qui se faisait passer pour le maître du Sanctuaire ne pourrait probablement pas envoyer quelqu'un à sa poursuite immédiatement.
Il plaça sa boîte de Pandore sur son dos, prit son sac, puis quitta son temple.

*          *          *          *          *

Lorsque Shaka se présenta dans le palais du Grand Pope à l’aube, il était presque arrivé à la certitude que le maître du Sanctuaire était bel et bien habité par le Mal. Il l'avait senti de façon quasi certaine le jour d'avant et, si celui-ci ne lui avait soudainement donné une mission, il aurait exposé ses doutes devant les autres chevaliers d'or.
Il semblait d'ailleurs qu'il n'était probablement pas le seul à se poser des questions, il avait perçu l'arrivée de visiteurs chez le Grand Pope dans la nuit.
La requête du Grand Pope l'avait un peu pris de cours, mais il avait décidé de s'accorder le temps de suivre ses instructions pour réfléchir à la situation.
Il avait bel et bien senti une consonance maléfique dans le cosmos de Sion, quelque chose qu'il n'avait jamais perçu auparavant. Que cela arrivât le jour où Aioros avait tenté de tuer la déesse ne pouvait pas être une coïncidence.
Evidemment, les notions de Bien et de Mal étaient abstraites, et pouvaient être remises en cause en fonction des époques. Néanmoins, il était persuadé que ce qu'il avait vu n'avait jamais été, et ne pourrait jamais être, considéré comme le Bien.
C'était animé par cette certitude que la Vierge pénétra dans la salle d'audience. Il allait mettre ce probable imposteur sous pression pour le faire parler.
- Bienvenue à toi, Shaka de la Vierge, dit le maître des lieux.
- Salut à vous, Grand Pope.
La certitude, qui animait encore Shaka quelques secondes auparavant, partit en brèche presque instantanément. En regardant le Pope assis sur son trône, Shaka ne percevait plus la moindre trace de malice chez lui. C'était impossible, il était sûr de ne pas s'être trompé !
- Jeune Shaka, lors de notre entrevue, hier, j'ai senti un trouble en toi, dit le Grand Pope.
- Que... Quoi ?
- Oui, j'ai senti que tu étais en prise au doute, et que tu semblais te défier de moi.
Shaka était décontenancé. Tout se passait à l'opposé de ce qu'il avait imaginé.
- Je... Oui, c'est vrai. Moi, Shaka, ai été formé pour être capable de distinguer le Bien du Mal.
- Aurais-tu donc détecté de la vilénie en moi ?
- Je... Oui. C'est ce que j'ai cru.
- Détectes-tu quoi que ce soit en ce moment ?
- ... Non. Mais je n'avais jamais rien perçu précédemment non plus. Peut-être que ce Mal a de nouveau disparu hors de ma vue.
- Existe-t-il un moyen pour que tu puisses lever ce doute ?
L'Indien fut surpris par cette question et mit quelques instants avant de répondre. Son assurance s'était transformée en hésitation et indécision.
- Oui, il faudrait que vous baissiez vos défenses mentales.
- Shaka, tu dois comprendre que je suis le Grand Pope et que je connais certains secrets qui doivent le rester.
- Je le comprends. Néanmoins, je ne percevrais pas vos pensées, ni même vos émotions. De même, ce n'est pas votre cosmos ou votre septième sens que je percevrais, juste la nature profonde votre âme.
- Très bien, je t'autorise alors à regarder, pour te convaincre.
- Vrai... Vraiment ?
- Oui.
Shaka sentit en effet que l'âme du maître des quatre-vingt huit chevaliers s'ouvrait devant lui. Et ce qu'il vit ne laissait aucun doute : l'homme qui se tenait devant lui ne renfermait pas la moindre trace de malice.
La Vierge tomba instantanément à genoux devant son supérieur.
- Pardonnez-moi d'avoir douté de vous, Grand Pope.
- Ce n'est rien, Shaka. Tu es encore jeune et, même avec la sagesse de Bouddha, l'erreur reste possible. La journée d'hier a été très dure nerveusement pour tout le monde, car la trahison est venue de là où personne ne pensait qu'elle pourrait venir. Il est normal de douter, surtout que tu avais déjà été en proie à un questionnement similaire précédemment.
- Vous voulez dire... Pendant l'attaque des alliées de Mardouk et leur tentative de traverser les Douze Maisons ? J'étais sous l'influence des pouvoirs de l'homme nommé Mani, qui m'avait attaqué par surprise et pernicieusement.
- Certes, néanmoins il avait dû exploiter une graine de doute déjà existante. Peut-être restait-il encore des traces de son conditionnement en toi, et que les événements récents les ont ravivées.
Shaka ne savait pas quoi répondre à cela. Avant que Mani ne s'en prenne à lui, il n'aurait jamais pensé que quelqu'un puisse posséder des pouvoirs mentaux assez puissants pour l'affecter lui, l'homme le plus proche des dieux. Pouvait-il être certain d'être totalement libéré de ce coup ?
- Je suis inexcusable, j'aurais dû réfléchir à cette possibilité avant de vous soupçonner.
- Allons, Shaka, tu n'as rien fait de grave. Tu es encore à l'âge où l'on peut facilement apprendre de ses erreurs.
- Pourtant, je suis censé disposer de la sagesse de Bouddha, je ne devrais pas commettre de telles... bêtises. Je ne suis pas digne de...
- Ne t'accable pas, Shaka. Ceci est un ordre. Je suis persuadé que tes jugements seront toujours justes à compter d'aujourd'hui. Je compte sur toi. Tu as conversé avec Dieu, je compte donc solliciter ton opinion régulièrement sur certains sujets. Cependant, pour que tu me sois utile, tu ne dois pas douter de toi de cette façon.
- Vous venez pourtant de me prouver que mon jugement pouvait être remis en question.
- Mais maintenant que tu as pu constater par toi-même que mon âme était pure, tu as également pu vérifier que ton jugement avait été bon tous les jours où tu avais servi sous mes ordres jusque-là. Tu n'auras douté de moi qu'une journée, sans rien entreprendre qui aurait pu porter à conséquence. Cela n'est aucun cas suffisant pour remettre en cause tes capacités à discerner la vérité. Ce n'est qu'un épisode que nous aurons oublié dès ce soir. Je compte donc sur toi, Shaka, pour que tu sois prêt à utiliser tes enseignements et ta sagesse au service du Sanctuaire et d'Athéna dès demain.
- Merci de votre confiance, Grand Pope. Je promets de m'en montrer digne et de ne plus jamais douter de vous.
- Très bien. Je présume que ton rapport sur cette nuit est fort succinct.
- Oui, il n'y a rien eu de notable.
- Parfait. Tu resteras auprès du Bouclier de la Justice encore quelques jours, par pure précaution. Mais je ne pense pas que Praesepe osera revenir, de toute façon.
- A vos ordres, maître.
Le chevalier se releva et quitta rapidement la salle.
Le Grand Pope resta assis silencieusement, seul.
- Je savais que je pouvais compter sur toi. Tes talents de manipulation sont exceptionnels. Toutes mes félicitations.
- Tais-toi, maudit !
- Allons, il est normal que tes mérites soient reconnus à leur juste valeur ! Tu t'étais déjà occupé de Sion, maintenant tu t'es chargé de ce jeune prétentieux. Ta part de mérite dans la réussite de notre prise de pouvoir est en train de devenir aussi grande que le mienne !
- Arrête tes sarcasmes. Et n'oublie pas notre marché !
- Mais bien sûr, je suis homme d'une seule parole.

*          *          *          *          *

Plus tôt...

Deathmask et Aphrodite avaient quitté la salle d'audience depuis quelques minutes, lorsque l'âme qui contrôlait sans interruption le corps du chevalier des Gémeaux depuis la mort de Sion s'adressa à la conscience avec qui elle partageait cette enveloppe de chair.
- Tu peux me le demander, tu sais. Je suis sûr que tu en meures d'envie, en plus.
- De quoi parles-tu, maudit fou ?
- De l'identité du dernier membre de notre petit cercle secret, de notre dernier conspirateur. Ne me dis pas que tu n'as pas envie de savoir à qui je pense.
- Bah, j'imagine que tu vas me le dire de toute façon, à présent. Alors arrête de tourner autour du pot et vas droit au but.
- Très bien, alors le dernier membre de cette confrérie maudite, celui qui est indispensable à mes plans et qui va me permettre de régler le cas du chevalier de la Vierge... C'est toi.
- Moi ? Que dis-tu ? Serais-tu encore plus fou que ce je pensais ?
- Non, je ne suis pas fou et c'est parfaitement logique si tu prends le temps d'y réfléchir une seconde.
- Il va falloir que tu m'éclaires.
- Tout d'abord, sur Shaka. Il n'avait jamais été capable de détecter ma présence jusqu'à hier, tant que je me cachais derrière toi et que tu étais en contrôle de notre corps. Cependant, dès la première fois où il est en notre présence et que c'est moi qui suis aux commandes, dès la première seconde presque, il m'a détecté, à travers même notre illusion imitant le cosmos de Sion. La seule solution pour qu'il ne me perçoive pas et donc que ce soit toi qui sois en contrôle lorsque nous le verrons, à commencer par tout à l'heure quand il viendra à nous.
- Si je suis en contrôle à ce moment-là, je t'assure que la première chose que je ferai sera de te dénoncer !
- Non, tu n'en feras rien. Allons, n'as-tu donc rien écouté de ce qu'a dit Deathmask cette nuit ? Il a très bien expliqué que, au point où nous en sommes, exposer la vérité serait la pire chose possible pour le Sanctuaire, et pour l'humanité. Si tu révèles à Shaka ce qui s'est vraiment passé, ou si tu refuses de collaborer, je serai probablement forcé de l'éliminer. Et ne doute pas une seule seconde que j'y arriverai, aussi fort soit-il. Même toi tu en serais capable. Ensuite, comme tout le monde m'a vu lui donner ses ordres, les soupçons se porteront donc vers moi, les chevaliers d'or ne pourraient rater ça. Une bataille interne éclaterait presque forcément, mais n'oublie pas que je peux maintenant compter sur le soutien de trois chevaliers d'or, les plus âgés et expérimentés qui plus est. Je remporterais forcément une telle guerre civile, et tout ce que ton refus aurait accompli serait que le Sanctuaire en sortirait dangereusement affaibli.
- Je ne peux pas...
- Tu n'as pas le choix ! Pour le moment, notre objectif principal est le même : remporter la prochaine Guerre Sainte ! Sion et Aioros sont morts, qui d'autre pourrait prendre les choses en main ? Toutefois, même si tu as des doutes, je vais te faire une proposition que tu ne pourras pas refuser.
- Laquelle ?
- C'est toi qui vas régner, pas moi. Bien sûr, je te donnerai des instructions et les grandes orientations stratégiques seront de mon ressort. Mais, au jour le jour, c'est toi qui seras le maître du Sanctuaire. Tu pensais réellement que Sion allait te nommer, et tu avais de nombreuses idées à mettre en place pour le Sanctuaire. Le fait que le choix se soit porté sur Aioros, t'avait profondément déçu et meurtri, quoi que tu en dises. Je t'offre l'opportunité d'occuper le poste que tu estimais mériter.
- Comment les idées que j'avais sur le Sanctuaire pourraient être compatibles avec tes idées d'un monde gouverné par la peur et la force ?
- Tu parles là d'une phase ultérieure de mon plan, que je ne pourrai pas développer avant d'avoir gagner la Guerre Sainte. Les autres chevaliers se rendraient compte si je changeais à ce point la politique du Sanctuaire avant ça, et je serais démasqué. Si nous sommes vainqueurs de la Guerre Sainte, ma légitimité sera en revanche incontestable, quelle que soient les circonstances dans lesquelles j'ai pris l'habit de Grand Pope, et je pourrai faire ce dont j'ai envie. En outre, si c'est toi qui règnes d'ici-là, cela sera bien plus dans la continuité de Sion que si c'était moi, et personne ne verra rien.
- Et donc, si nous remportons la Guerre Sainte, je t'aurai offert le monde sur un plateau !
- Chaque chose en son temps, la priorité est de préparer, puis de gagner la guerre. Même vainqueurs, nous pourrions mourir, et je ne pourrai jamais mettre en œuvre la suite de mes projets. Tu aurais alors presque gagné sur tous les plans : tu aurais régné à ma place, la bataille serait remportée et mes projets ne deviendraient jamais réalité.
- Mais si nous ne mourrons pas...
- Dans ce cas, l'occasion de gagner sur vraiment tous les plans s’offrirait à toi. A ton avis quelle est ta meilleure chance de reprendre un jour le contrôle de ce corps : rester enfermer dans un coin de notre cerveau, spectateur impuissant des événements, ou alors contrôler cette enveloppe de chair aussi souvent que possible, renforçant ainsi les liens entre ton esprit et elle ?
- ...
- Si tu réfléchis deux minutes à ta situation actuelle, tu comprendras que tu as tout à gagner à accepter ma proposition, et absolument rien à perdre.
- Je ne peux pas te faire confiance, si tu me proposes cela c'est que tu es certain que cela tournera à ton avantage à la fin.
- Evidemment, cela va sans dire. Mais, je te laisse quand même une ouverture, et rien ne t'empêche d'essayer d'être plus malin que moi et d'exploiter au mieux les opportunités que t'offrira le fait de contrôler notre corps et le Sanctuaire. Nous allons jouer aux échecs jusqu'à la fin de notre vie commune pour le contrôle. Or, si tu ne peux pas agir, ni même toucher les pièces sur le plateau de jeu, c'est comme si tu avais déjà perdu.

Région des cinq Pics à Rozan, dix heures plus tard

 

- Je l'admets, ce que tu me racontes là est fort troublant.
Mû hocha la tête mais ne dit rien de plus, laissant à Dohko de la Balance le temps de réfléchir au récit qui venait de lui être fait.
- Peux-tu me montrer ce prélèvement de sang dont tu m'as parlé, dit le vieux maître au bout d'une vingtaine de secondes.
- Bien sûr.
Mû fouilla dans ses affaires puis sortit la fiole de son sac avant de la tendre au vétéran. Celui-ci la regarda attentivement quelques secondes avant d'éveiller son cosmos pour l'examiner en profondeur, de façon similaire à la méthode de Mû.
- Je sens que ce sang dégage effectivement un très faible cosmos. Probablement celui d'un chevalier d'or.
Dohko resta encore silencieux quelques secondes avant de conclure.
- Il est possible que cela soit celui de Sion.
- Possible? releva le Bélier.
- Je ne peux pas affirmer que ce soit le cas, mais c'est effectivement possible. Disons que, de ce que j'ai pu ressentir, il est plus probable que ce soit le sang de Sion que le contraire.
Mû ne put cacher la déception qui se peignit sur son visage.
- Mon garçon, je ne conteste pas ce que tu as observé lorsque tu l'as toi-même examiné. Pas plus que je ne te refuse le droit d'affirmer que tu es certain de tes conclusions. Je pense que ce sang est à présent tout simplement encore en plus mauvais état que quand tu l'avais examiné. De plus, il s'agit clairement d'un cas de figure où l'observateur modifie ce qu'il est train d'observer. Pour pouvoir tenter d'identifier l'origine de ce fluide, nous sommes obligé de faire réagir notre propre cosmos avec les restes d'aura contenus à l'intérieur. A chaque fois que cette preuve a été examinée, les vestiges de cosmos qu'elle conservait se sont épuisés.
- Vous voulez dire...
- Oui, je doute que quelqu'un d'autre puisse tirer la moindre conclusion à partir du contenu de cette fiole. De toute façon, seul Praesepe serait a priori capable d'en déduire quelque chose. Pour ma part, j'en ai assez vu pour savoir que je peux considérer que tes impressions étaient correctes et que ce sang était bel et bien celui de Sion.
- Si je vous suis bien, vous dites que vous acceptez mes conclusions, mais que nous ne pourrons convaincre personne d'autre, parce que ce sang est inutile à présent.
- Tout à fait, il n'existe aucune preuve manifeste et incontestable. Tout ce que tu peux avancer est un faisceau de présomptions. Or, il faudrait plus que cela pour accuser le maître du Sanctuaire de trahison.
- Des solutions scientifiques modernes, peut-être ?
- Non, c'est une voie sans issue. J'ai écouté ton histoire, et j'admets que tes soupçons sont légitimes. Mais cela ne reste que des soupçons.
- Mais si j'ai raison ?
- Alors j'ai bien peur qu'il soit trop tard pour toi pour intervenir.
- Mais à deux nous pourrions...
- Je ne bougerai pas d'ici.
Le ton de Dohko était ferme et définitif.
- Même si je pense que tu as peut-être raison, tu dois comprendre qu'Athéna m'a confié une mission vitale. Je dois surveiller la prison contenant les cent huit étoiles maléfiques des spectres d'Hadès.
- Mais si Athéna est en danger...
- Ecoute Mû, au fond il n'y a que deux solutions : soit Aioros était un traître, soit il ne l'était pas. Et donc soit les paroles de Diomède étaient la stricte vérité, soit elles ne l'étaient pas. Et donc, soit Athéna est en sécurité au Sanctuaire... soit elle ne l'est pas. Dans le premier cas, je dois donc continuer à remplir mon rôle. Le deuxième cas débouche sur deux nouvelles possibilités : Athéna est vivante mais hors du Sanctuaire. Dans ce cas, elle ne sera pas préparée à la guerre comme elle aurait dû l'être. Et il est alors encore plus vital que les spectres d'Hadès ne soient pas libérés trop tôt, car plus de temps s'écoulera jusqu'à leur retour, et plus la probabilité qu'Athéna prenne conscience de sa nature et puisse se préparer sera grande.
- Soit, mais l'autre possibilité est qu'elle soit morte, dit Mû.
- Dans ce cas, la future Guerre Sainte est probablement déjà perdue... Néanmoins, le seul espoir de victoire et de survie pour l'humanité reposerait malgré tout sur le Sanctuaire. L'affaiblir par une guerre civile serait alors encore plus dangereux, surtout si les spectres étaient libérés plus tôt que prévu. Pour toutes ces raisons, je ne bougerai pas d'ici.
- Vous voulez dire... que vous préféreriez laisser le Domaine Sacré sous le contrôle d'un imposteur qui a tué Athéna ?
- Même si tu ne l'as pas dit explicitement, tu soupçonnes fortement quelqu'un d'être derrière tout ça. Si tu as raison sur l'identité de cette personne, la possibilité existe qu'elle essaie de diriger le Sanctuaire le mieux possible et de préparer la future Guerre Sainte au mieux de ses possibilités.
- Mais si jamais il est contrôlé par un ennemi de la déesse, si jamais son seul but est de détruire le Sanctuaire ?
- Même s'il est apparemment parvenu à les tromper, les chevaliers d'or ne sont pas totalement stupides. Si le Grand Pope commence à donner des ordres mettant en danger de façon flagrante la capacité de la chevalerie à remplir son rôle, ils réagiront. Nous suivrons également les événements de notre mieux, mais de l'extérieur. Si l'usurpateur mène le Sanctuaire à la ruine, nous serons obligés d'intervenir. Sinon, autant le laisser en place, en tout cas jusqu'à ce que nous ayons des certitudes ou que nous sachions de façon indiscutable où se trouve Athéna.
- Ne devrais-je pas la chercher ?
- Nous ne savons pas si elle est au Sanctuaire, vivante ou morte. Tu risquerais de perdre ton temps. De plus...
- Oui ?
- Si nous la trouvions, ne serait-elle au fond pas plus exposée auprès de nous ? L'usurpateur nous gardera forcément sous surveillance.
- Je comprends que vous ne pouvez pas bouger d'ici, mais je considérais la possibilité de disparaître.
- Non, tu vas aller à Jamir, comme tu l'avais annoncé dans ton message. Tu refuseras simplement d'obéir aux injonctions du Sanctuaire s'il te demande de rentrer.
- Mais il pourrait envoyer quelqu'un me chercher...
- Si Sion est toujours le Grand Pope, je pense qu'il te fera confiance et à tes raisons, même sans les connaître. Si ce n'est pas Sion, il ne pourra pas se permettre de te supprimer, en tout cas pas tant que tu ne le menaceras pas directement.
- Pourquoi ?
- Parce que, si Sion est mort, tu es la seule personne sur Terre capable de réparer des armures. Bien sûr, l'usurpateur comprendrait que tu as des soupçons sur son identité, mais puisque tu t'imposerais toi-même un exil, il préférerait te garder au loin, là où tes idées ne pourraient pas se propager, et en vie, au cas où il aurait besoin de toi.
- Alors... Vous dites que ce que nous avons de mieux à faire... est de ne rien faire ?
- Oui, nous manquons trop d'informations et de certitudes pour mener une action cohérente et adaptée. Le fait est que nous aurions plus de chance de dégrader les choses que de les améliorer. Enfin, il reste une hypothèse...
- Laquelle ?
Dohko hésita un long moment avant de finalement préciser sa pensée.
- Celle que ton maître avait vu venir ces événements, et qu'il ne les a pas empêchés, car tout ceci fait partie d'un test à passer par Athéna et ses chevaliers.
- Un test ? Imposé par qui ?
- Les dieux, une puissance encore supérieure, le destin ? Je ne sais pas. Mais le fait est que Sion avait les capacités de prédire en partie l'avenir de par son rôle et ses pouvoirs de Grand Pope. Cependant, s'il avait vu que ce qui est arrivé... devait arriver, pouvons-nous prendre la responsabilité d'intervenir ?
- Je... Je ne sais plus. J'ai besoin de temps pour réfléchir à tout cela.
- Du temps, nous allons en avoir.
- J’aimerais tant savoir ce qu’il est advenu d’Aioros…
- Moi aussi, Mû, moi aussi…

Le jour précédent

Aioros avançait de façon purement mécanique, seule sa volonté lui permettant de mettre un pied devant l'autre. Ses yeux regardaient uniquement le sol devant lui, pour voir ou poser ses pieds et être sûr de ne pas trébucher, car il n'était plus certain d'avoir le force de se relever.
Il avait l'impression de courir depuis si longtemps qu'il pensait que le Sanctuaire devait à présent être loin derrière lui, et qu'il devait approcher d'Athènes. Il se hasarda à lever la tête pour voir où il se trouvait, et découvrit que le paysage n'était finalement guère différent de la dernière fois où il l'avait contemplé. Il était en effet toujours entouré de ruines de temples et de colonnes antiques. Pendant un instant, son cœur blessé se serra, et il craint d'avoir tourné en rond par inadvertance, trop occupé qu'il était à regarder ses pieds au lieu de là où il allait.
Néanmoins, au bout de quelques secondes de terreur et de crainte d'avoir condamné le bébé qu'il transportait, il réalisa que sa course l'avait en fait conduit aux ruines de l’Agora.
Il était déjà venu là, bien des années auparavant, avec ses parents. Cela aurait pu être dans une autre vie, d'ailleurs. A l'époque il n'était pas encore chevalier, n'avait même pas encore découvert par inadvertance le cosmos lors d'un entraînement avec son père. Celui-ci était encore vivant, Aiolia n'était pas encore né, sa mère était encore heureuse.
Il n'avait encore eu à faire aucun des terribles choix auxquels il avait eu à faire face, n'avait encore jamais perdu d'être cher ou d'ami, n'avait jamais connu les déceptions des occasions manquées ou le goût amer de la trahison. Sa vie était tellement plus simple... tellement plus innocente.
Malgré les années, il pouvait encore entendre la voix de son père lui expliquant à quoi correspondait chaque ruine.
En particulier, il se souvenait encore parfaitement du moment où son père avait sorti son matériel de peinture pour capturer la beauté d'une colonne antique presque parfaitement conservée. L'enfant l'avait regardé faire pendant plus d'un heure, hypnotisé par l'habileté de Patrocle, et les formes qui apparaissaient progressivement sur la toile. Ils avaient mangé tous les trois le repas préparé par Marie. Son palais se souvenait encore de la fraîcheur des fruits, du parfum de la viande séchée. Il se souvenait qu'il était... heureux. Quelques jours plus tard, il allait découvrir l'existence des chevaliers et ce que serait sa destinée. Ce moment avait probablement été le dernier qu'il avait réellement partagé avec ses parents en tant que garçon ordinaire, loin de la guerre, de la souffrance et de la mort. Patrocle avait terminé la toile en trois heures et avait décidé de ne pas la vendre, mais de la conserver en souvenir de cette belle journée. Ils étaient rentrés chez eux en riant, le coeur léger et gai.

Ce furent les pleurs du bébé qui le réveillèrent. Il lui fallut un moment pour comprendre où il se trouvait et ce qui s'était passé. Il avait laissé son esprit vagabonder dans ses souvenirs et avait chuté lourdement, sa tête heurtant une pierre. Les pleurs l'inquiétèrent, cependant il avait semble-t-il heureusement eu le réflexe de protéger sa précieuse charge dans sa chute. Même ainsi, son devoir passait avant tout. Il parvint à adresser un semblant de sourire au nourrisson, qui se calma.
Ce qui était inquiétant, en revanche, était que la blessure de son cœur avait dû s'ouvrir encore plus, son cosmos n'étant plus là pour la contenir. Combien de temps lui restait-il ? Quelques minutes ? Quelques secondes ?
Ca ne pouvait pas finir ainsi, il était un chevalier, son devoir était plus important que tout.
Les souvenirs se bousculaient dans sa tête tandis qu'il trouvait des ressources pour se relever. Ses pieds faillirent se dérober sous lui, pourtant il tint bon et parvint à marcher.
- Tu peux le faire, dit alors la voix de son père à son oreille.
- Tu es mort papa... répondit-il.
- Je crois en toi, continua néanmoins la voix Patrocle. Tu es un chevalier d'Athéna, un chevalier de l'espoir. Tu ne peux pas abandonner, pas encore.
- Tu n'es qu'une voix dans ma tête...
- Ce n'est pas une raison pour refuser mes encouragements. Je suis ton père, je ne veux que ton bien.
Aioros voulut répondre, mais il savait que cela était évidemment inutile. Il se résolut donc à accepter cette compagnie d'outre-tombe.
- Nous nous rejoindrons bientôt, tu sais, dit Aioros tout en continuant à avancer.
- Oui, bientôt, mais pas encore. Tu as une tâche à finir, tu dois arriver au terme de ton voyage.
- Quel terme ? Je n'ai plus de force, je serais mort dans quelques instants...
- Cela suffira.
Il continua donc à marcher pendant ce qui lui sembla être des heures, même s'il réalisait que sa perception du temps était fortement altérée, seuls les encouragements de Patrocle lui donnant la force de continuer.
- Nous sommes arrivés, dit finalement le mort.
- Quoi ? s'étonna Aioros.
Il regarda devant lui et découvrit la colonne qu'avait peinte son père tant d'années plus tôt.
- Non, ce n'est pas ici que je veux aller, je dois aller à...
Il regarda autour de lui et vit la trace de sang qu'avait laissée son crâne sur la pierre lors de sa chute.
Il devait avoir fait moins de quinze mètres.
- Il est temps de se reposer, mon fils.
- Non, je ne peux pas...
Ses jambes lâchèrent sous lui, mais il parvint à contrôler sa chute et à tomber dos au vestige.
- Je dois me relever... murmura-t-il.
- Non. Tu es là où tu dois être.
Aioros vit alors un homme, à une dizaine de mètres de là. Il avait un appareil photographique qu'il pointait dans la direction du Sagittaire et se tenait exactement à l'endroit où Patrocle s'était installé tant d'années plus tôt pour peindre la scène.
L’homme vit Aioros, laissa tomber son appareil et se rua vers le mourant.
- Jeune homme ! Ces blessures, qu’est-ce qui…
Il se pencha sur le mourant et vit que celui-ci portait un bébé.
- Qu’es-ce qui vous est arrivé, qui êtes-vous ?
- Je suis… Aioros, chevalier d’or du Sagittaire, parvint à articuler difficilement l’adolescent.
- Chevalier d’or ? releva le vieil homme. Qu’est-ce que cela signifie ?
Aioros ne répondit pas, mais tendit le bébé au vieil homme qui le prit dans ses bras.
- Qui est cette enfant ?
- Ecoutez-moi… Cette enfant... Le Mal s’est emparé du Sanctuaire, et quelqu’un a essayé de la tuer. J’ai tout fait pour la protéger, mais je vais bientôt mourir. A présent, les autres chevaliers d’or sont sous l’emprise de l’assassin, et je ne peux plus fuir…
- Je… Que puis-je faire ?
- Je voudrais que vous la protégiez le temps qu’elle grandisse…
- Mais pourquoi voudrait-il la tuer ?
- Elle est la réincarnation de la déesse Athéna, que les dieux n’envoient sur Terre que tous les deux ou trois cents ans, lorsque les forces du Mal se réveillent.
- Athé… Athéna ?
- Ecoutez-moi…
Le vieil homme hocha la tête, réalisant son interlocuteur utilisait ses dernières forces pour parler et que ses interruptions lui faisaient perdre des secondes précieuses.
- Bientôt, de jeunes garçons, courageux et vaillants, se rassembleront autour d’elle, afin de combattre le Mal et défendre la Justice. A celui d’entre eux qui saura se conduire en véritable chevalier, donnez cette armure d’or du Sagittaire !
Le mourant appuya ces paroles en posant la main sur la boite dorée qu’il portait sur le dos. Le vieil homme vit alors la flamme de la vie s’éteindre dans les yeux du chevalier.
- Aioros ! cria-t-il.
Le vieil homme examina le corps, cependant cela ne fit que lui confirmer que tout était fini.
Il remarqua une petite statue représentant la déesse Athéna dépassant de la ceinture d'Aioros. Il s'en empara, posa le bébé au sol, détacha la Boîte de Pandore pour la placer sur son dos, puis saisit de nouveau l'enfant. Il était encore relativement en bonne forme pour son âge, toutefois il ne pourrait tout de même pas avancer très vite ainsi chargé. D'après les paroles du mourant, celui-ci était poursuivi, fallait-il abandonner l'armure pour quitter les lieux plus rapidement ?
Il décida finalement que non, il devait simplement retrouver rapidement son assistant pour qu'il puisse l'aider.
- Tatsumi ! lança le vieil homme en se mettant en mouvement.

*          *          *          *          *

Praesepe s'était rendu dans l'anti-chambre du monde des morts dès qu'il avait entendu les terrifiantes nouvelles venues du Sanctuaire. C'était un groupe de gardes qui les lui avait rapportées : la trahison d'Aioros, qui fuyait avec Athéna, et le fait qu'il avait été mortellement blessé.
Ne faisant aucun commentaire sur le fait qu'Aioros ne pouvait pas être un traître, mais était au contraire le nouveau Grand Pope, et devait donc chercher à protéger la déesse, il avait laissé les gardes poursuivre leur chasse à l'homme. Il avait ensuite rapidement réfléchi et conclut que, avec une zone à couvrir si vaste et autant de personnes lancées à la poursuite de son élève, il n'y avait qu'une probabilité négligeable qu'il tombe sur Aioros le premier ou même qu'il puisse le rejoindre assez vite pour l'assister.
Si Aioros ne mourrait en fait pas, il serait capable de mettre lui-même Athéna à l'abri du danger qui la menaçait. S'il mourrait, son âme irait dans la dimension du Puits des Morts, et Praesepe pourrait suivre son chemin à l'envers pour aller tenter de récupérer la déesse.
Il attendit donc au milieu de la plaine désolée où le seul mouvement était l'avancée de la colonne d'âmes marchant vers son destin, jusqu'à ce que il perçût finalement un cosmos qu'il connaissait bien. Il se transporta instantanément à l'endroit d'où venait l'émission cosmique, et se retrouva nez à nez avec Aioros.
Le spectacle le laissa malgré tout sans voix. D'ordinaire, les âmes des défunts apparaissaient sous la forme d'ombre décharnées et sans couleur, aux visages quasiment impossibles à identifier. Pour les êtres éveillés au cosmos, en revanche, ils gardaient la plupart des traits de leur enveloppe de chair, les chevaliers apparaissant quand à eux revêtus de leur armure. Néanmoins, ils avaient eux aussi une apparence sans vie et monochrome, terne, et étaient comme les autres des pantins sans conscience propre.
Rien de tel avec Aioros. Son corps brillait d'une aura dorée, difficile même à regarder de face. Et surtout, il se tenait en dehors de la file des ombres et ne semblait aucunement attiré par le Puits de la Mort. Et il regarda Praesepe droit dans les yeux, parfaitement lucide et semblant à peine étonné de voir son maître.
- Aioros ? Comment...
- Puis-je garder le contrôle de moi-même en ce lieu ? J'imagine qu'après tout ce que j'ai traversé, mon âme est capable de résister à l'influence du cosmos d'Hadès, contrairement à tous ces malheureux. Mais là n'est pas la question. Saga a trahi, il a tué Sion pour prendre sa place et tenté de tuer la déesse.
- Déesse ! Je dois retourner sur Terre la récupérer.
- Quelqu'un s'en charge déjà.
- Qui ?
- Un vieil homme, qui m'a trouvé alors que j'étais mourant.
- Est-ce prudent de la laisser à un étranger dont nous ne savons rien ?
- Je pense que c'est le destin qui a provoqué cette rencontre. C'est le destin qui a emmené Athéna en dehors du Sanctuaire, également. Une nouvelle génération de jeunes chevaliers va émerger pour la protéger, et la remettre à la place qui est la sienne.
- Mais...
- J'en suis certain. N'oublie pas que je suis le Grand Pope.
- Très... Très bien.
- Ecoute-moi, voilà les instructions que je te donne. Tu vas retourner sur Terre et t'assurer que le vieil homme arrive à quitter l’Agora. Tu arrêteras tous ceux qui pourraient l'en empêcher. Ensuite, tu tâcheras de faire diversion et d'attirer autant d'hommes à ta poursuite que possible. Mais ne te fais pas tuer, tu devras l’aider, créer les conditions pour que la future garde de la déesse puisse apparaître. Cependant, tu resteras à distance, Saga tentera de te retrouver et tu ne dois en aucun cas le mener à elle avant que tout ne soit près. Tu dois disparaître... mais réapparaître de temps en temps pour que l'attention de Saga reste focalisée sur toi. Aide le vieil homme, mais jamais directement. Donne-lui des informations, mais que ce dont il a besoin de savoir pour rassembler une garde autour de la déesse. Et, surtout, ne livre pas cette guerre à la place d’Athéna et de ses chevaliers.
- Je ne dois pas me faire connaître d’elle quand elle sera prête ? Mener ses chevaliers à la bataille ? Au moins lui dire qui est son ennemi ?
- Non. C’est leur combat, pas le tien. Ce n’est que dans la difficulté qu’ils feront leurs preuves. Si tu les aidais, ils s’appuieraient trop sur toi, arriveraient trop tôt devant Saga, mal préparés, et seraient vaincus.
- Très bien.
- Encore une chose, je t'ai révélé les circonstances de la naissance d'Athéna, et tu comprendras que si jamais Saga apprenait l'existence de Sophia en fouillant dans les archives du Sanctuaire ou de Sion, la vie de celle-ci serait en danger. Mets-la en sécurité.
Praesepe hocha la tête.
- Maintenant, dépêche-toi de partir. J'ai l'impression que nous allons avoir de la visite très bientôt.
- Deathmask ! lâcha Praesepe en sentant le cosmos de son élève.
- Vas-y.
- Cela a été un honneur de te connaître, Aioros.
- La réciproque est vraie.
Ils se serrèrent la main, se regardèrent dans les yeux encore une seconde, puis Praesepe déploya ses pouvoirs pour remonter la trace du chemin qu'avait suivie l'âme d'Aioros pour arriver jusque-là. Sitôt que son maître fut parti, Aioros vola au maximum de sa vitesse jusqu'au Puits de la Mort.
Deathmask apparut sur la plaine quelques secondes après qu'il ne se posât à une vingtaine de mètres du gouffre. Son aura dorée s'évanouit, son apparence devenant terne comme les autres ombres, tandis qu'il se laissait volontairement presque totalement submerger par le cosmos d'Hadès.
- Si Saga me sait mort, ses recherches seront moins poussées, avec un peu de chance il pensera qu'Athéna a disparu avec moi.
Ce furent ses dernières pensées.
Après son arrivée dans la plaine, Deathmask ne mit pas longtemps à voir au loin la grande silhouette ailée. Il utilisa ses pouvoirs, quasi absolus dans cette dimension, pour se transporter quasiment instantanément au sommet du gouffre, mais il y arriva au moment où l'âme du Sagittaire basculait dans le vide.
Bien qu'il n'était plus totalement conscient, Aioros avait l'impression que sa chute vers les Enfers durait une éternité, le temps et les distances semblant s'étirer comme à l'approche d'une singularité ou d'un trou noir.
Deathmask l'avait déjà perdu de vue depuis longtemps, et pourtant la descente infernale continuait encore, semblant éternelle.
Au bout de ce qui aurait très bien pu être un siècle, Aioros sentit soudain que sa chute cessa brutalement. Ou, plus exactement, qu'on l'avait interrompue. Il sentit des bras qui s'étaient refermés sur lui avec délicatesse. On l'avait rattrapé.
Son corps redevint doré tandis que son cosmos repoussait de nouveau l'influence du dieu des Enfers. Il leva alors les yeux vers son sauveur et découvrit le visage d'Inanna. Les yeux sombres de la déesse des Enfers babyloniens le contemplaient, un sourire se dessinait sur son visage d'une beauté inhumaine.
- Tu ne pensais tout de même pas que je te laisserais tomber, dis-moi ?

*          *          *          *          *

Praesepe remonta la piste laissée par l'âme d'Aioros jusque sur Terre. Au moment où il émergea au milieu des ruines de l’Agora, il tomba sur une scène incroyable.
Des dieux se trouvaient là.
Il reconnut Mardouk et Shamash, devina qu'un autre devait être l'égyptien Râ. Il y en avait encore d’autres, qu'il n'était pas totalement sûr d'identifier.
Ils se tenaient tous en cercle autour de la dépouille recroquevillée et misérable d'Aioros, qui était adossée contre une colonne.
S'ils se rendirent compte de la présence de l'ancien chevalier du Cancer, ils n'en laissèrent d'abord rien paraître. En les voyant, Praesepe sut au fond de lui qu'il ne s'agissait bel et bien plus d'hommes, mais bel et bien de dieux, et donc qu'Aioros avait bel et bien dit vrai sur ce qui lui était arrivé dans les instants qui avaient suivi la mort d'Inanna.
Mardouk se baissa alors et saisit le corps sans vie avec un infini respect et le souleva comme s'il s'agissait d'une plume. Lorsqu'il se fut redressé, le maître de Babylone tourna son regard vers Praesepe et lui adressa un salut de la tête.
Le chevalier à la peau d'ébène rendit son salut au dieu, puis, l'instant d'après, ce dernier et ses semblables disparurent.
Praesepe resta un moment immobile, comme sonné par ce dont il venait d'être le témoin, mais, très vite, sa mission se rappela à son souvenir.
Il perçut plusieurs cosmos qui se rapprochaient et, surtout, sentit la présence du vieil homme dont lui avait parlé son élève à quelques centaines de mètres de là. Il partit à sa poursuite en courant.

*          *          *          *          *

Même s'il n'y avait finalement passé que peu de temps lors de sa première visite, Aioros eut l'impression que son retour dans le Temps du Rêve était semblable à un retour chez lui. Comme s'il s'agissait à présent de sa vraie patrie, et que les années qu'il avait passées sur Terre entre les deux n'avaient été qu'un intermède.
Il était de nouveau revêtu de son armure onirique blanche, pour la première fois depuis la fin du combat contre Ordre. Et, surtout, il avait accès à l'intégralité de ses souvenirs depuis sa mort physique.
- Heureuse de te revoir, Aioros, lui dit Elle.
- Heureux aussi, surtout que cela signifie que je ne suis bel et bien pas fou, après tout. D’un autre côté, j'aurais préféré patienter encore un peu avant ces retrouvailles, et vivre quelques années de plus.
- Vraiment ?
Mardouk et Inanna étaient là également, se tenant de part et d’autre de leur guide. Le Sagittaire sentait en outre la présence diffuse des autres dieux à proximité.
- Evidemment, tu es conscient que ta mort et tout ce qui s'est passé était nécessaire pour que s'enclenche le processus qui achèvera ce que tu as commencé en m'aidant à terrasser Ordre, reprit-Elle.
- Oui, je crois l’avoir compris. Je pense que, pour qu'elle soit capable de renverser les autres dieux, Athéna devait être élevée ailleurs qu'au Sanctuaire.
- Le Sanctuaire est le dernier symbole de l'immobilisme que les dieux, et Ordre à travers eux, ont tenté d'imposer aux hommes, intervint Mardouk. Un bastion archaïque et hors du temps, isolé des réalités du monde. Pour réellement pouvoir changer les choses, Athéna devait repartir de zéro, avec de nouveaux chevaliers.
- Oui… Même si j’aurais été plus rassuré d’être auprès d’elle… Mais je crois qu’une nouvelle génération de chevaliers, voire même une nouvelle chevalerie, est effectivement nécessaire. Je l’ai compris, juste avant… la fin.
- Ce n’est pas la fin, pas pour quelqu’un comme toi, corrigea Inanna.
Il hocha la tête.
- Vous le saviez, n'est-ce pas, que les choses allaient tourner comme ça ? demanda Aioros en regardant Elle.
- Pas dans les détails, répondit Elle. Comme tu le sais, je ne vois que des avenirs possibles. Mais oui, c'était le plus probable.
- L'homme qui est responsable de tout cela, Saga, a deux personnalités, dont l'une est dominée par le Chaos.
- N'oublie pas que je suis la somme du genre humain. Je l'ai toujours su.
Aioros tiqua à cette remarque pourtant évidente avant de poursuivre.
- En vainquant Ordre, je pense que nous avons favorisé la personnalité chaotique, et elle a pu prendre le contrôle...
- Je pense que c'est en grande partie exact, dit Elle. Comme je te l'avais dit, au cours de l'histoire, Ordre avait placé sous son influence un nombre inestimable d'individus. Lors de la guerre entre le Sanctuaire et Mardouk, je suis aujourd'hui presque persuadée qu'il avait sous son influence au moins Saga et Mani, et qu’il a fait pencher leurs décisions en sa faveur aux moments critiques. Et que si Saga était bel et bien sous son contrôle, il avait dû choisir de favoriser la personnalité que tu connaissais, car elle était plus prévisible et donc plus aisée à manipuler. Lorsque tu as vaincu Ordre, tu as débarrassé Saga de cette influence extérieure. Mais, en contrepartie, l'âme chaotique a été libérée et renforcée.
- Et ça a donc été un jeu d’enfant pour elle de dominer sa contrepartie. Je suis donc bien responsable de tout cela... Doublement même...
- Mais cela devait se produire, dit Inanna d'une voix douce.
- Vraiment ? Obligatoirement cette façon ? Mon frère va vivre rongé par la culpabilité en croyant que je suis un traître, était-ce réellement inévitable ?
- Ce qui est fait est fait, dit Mardouk. Et si ton frère te connaît vraiment, il ne se laissera pas aveugler.
Ils restèrent silencieux quelques secondes avant que le Babylonien ne reprenne la parole.
- Nous partons, annonça-t-il.
- "Nous" ?
- Inanna, les autres dieux et moi. Nous n'avons plus notre place en ce monde, nous sommes nous aussi des archaïsmes, des restes d'un passé qui n'a plus droit de cité. Nous avons trouvé un endroit où nous pensons qu'il devrait être relativement agréable de passer l'éternité.
- Et vos projets d’éduquer l’humanité, de la guider ?
- Dès le moment où vous nous avez vaincus et où nous sommes redevenus des dieux, cela est devenu caduque. Athéna est à présent encore bien plus proche des humains que nous ne l’avons jamais été, c’est presque une des vôtres. C’est à elle que revient le droit de guider l’humanité, plus à nous.
- Qu’allez-vous faire ? L’éternité, cela représente un sacré bout de temps.
- Tu n’as pas tort. La question reste ouverte. Au bout d’un moment, je crains que nous ne risquions de nous ennuyer, si nous restons juste entre nous. Mais il existe une infinité de réalités parallèles. Peut-être trouverons-nous d’autres êtres à guider…
- Tu n'es plus soumis au cycle de réincarnations ou aux lois des Enfers, dit Inanna. Veux-tu venir avec nous ?
Aioros n'hésita même pas une seconde avant de répondre.
- Non. Tout n'est pas encore terminé. Je ne partirai nulle part tant que je ne serai pas sûr qu'Athéna a vaincu ses ennemis.
- Je tiens tout de même à te faire remarquer que…
- Je suis mort ? Mais comme tu l’as dit, les règles du commun des mortels ne s’appliquent plus vraiment à moi. Même si je le pouvais, je ne voudrais pas me battre à la place d’Athéna et de ses chevaliers… Cependant, je peux encore aider, même indirectement.
- Je te reconnais bien là, dit Mardouk. Si, quand tu en auras enfin fini, tu veux nous rejoindre, l’invitation tiendra toujours.
- Très bien, c’est noté.
- De plus, cela serait l’occasion pour toi d’être beau joueur et de m’accorder une revanche.
- Pourquoi pas. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y aurait pas besoin de belle…
- Impertinent ! fit Mardouk en explosant de rire.
Ils se serrèrent la main et se regardèrent les yeux dans les yeux.
- Nous aurions pu changer le monde tous les deux, tu sais ? dit le dieu.
- Je sais. Mais je pense que la façon dont les choses ont tourné était la meilleure. Nous leur avons donné l’opportunité de prendre leur destin en main.
- Cela a été un honneur.
- Pour moi aussi.
Ils restèrent ainsi quelques secondes, puis ils se lâchèrent, Aioros se tournant vers Inanna.
Le chevalier et la déesse se regardèrent en silence quelques instants, la seconde ne cachant pas sa déception.
Aioros se contenta finalement d’un salut de la tête avant de tourner les yeux vers Elle.
- Si tu ne pars pas avec Mardouk, veux-tu donc rester ici, dans le Temps du Rêve ?
- Non, mais vous devriez déjà le savoir. Je suis une partie de Vous.
- Comme tu es à côté de moi, je préfère ne pas lire directement dans ton esprit, par politesse, dit-Elle. C’est l’heure des adieux, alors.
- Comme je viens de le dire, Vous êtes la somme de l’humanité. Et j’ai à présent retrouvé la plus grande partie des pouvoirs dont Vous m’aviez doté pour aller affronter Ordre. Il ne saurait donc y avoir d’adieux entre nous, puisque dans les faits nous serons toujours liés.
- Certes. Mais cela est différent du fait de pouvoir se tenir l’un en face de l’autre et discuter. Tu ne seras à nouveau plus qu’une partie de moi, même si une de mes préférées…
Il hocha la tête.
- Pouvez-Vous me renvoyer sur Terre ?
- Bien sûr. Toutefois, une fois en dehors du Temps du Rêve, tu dois comprendre que tu ne seras plus qu’un spectre sans substance.
- Je sais. Je sais aussi que, dès que je ne serai plus ici, je perdrai à nouveau la plupart des pouvoirs que Vous m’avez octroyés.  Je les ai déjà perdus une fois, et j’ai été habité par une indicible sensation de manque depuis lors. Si je reste plus longtemps ici, je ne sais pas si j’arriverais à me résoudre à m’en défaire une nouvelle fois.
- Bien. Où veux-tu que je t’envoie, alors ?
- Dans mon armure. J’ai vu comment vous aviez fait pour incarner votre conscience dans ma protection lors du combat contre Ordre. Je peux faire pareil.
- Tu es décidé à suivre les événements de cet endroit ? Pourquoi pas d’ici ?
- Je serai au plus près d’Athéna. Et, si un jour l’un de ses garçons a besoin d’aide, je pourrai le soutenir à travers mon armure.
- Tu risques de trouver le temps long.
- Peut-être bien.
- Je vois que rien ne pourra te faire changer d’avis…
- Non.
- A bientôt, alors.
- Oui, à bientôt.
Une aura flamboyante apparut autour du corps de celle qui incarnait l’essence de toute l’espèce humaine, puis un passage spirituel s’ouvrit entre le Temps du Rêve et le monde matériel.
- Tu es vraiment agaçant, parfois, dit Inanna alors que l’âme d’Aioros était emportée dans l’ouverture.
- Je sais.
- Mais je suis une déesse. Je peux attendre.