Ephémère II

 

 

Les 2 garçons dormirent dans la même chambre. Ils se levèrent en même temps pour se précipiter dans la salle des repas où Shion et tous les moines les attendaient déjà.

- Mangez bien car vous avez tous les 2 une longue journée d’entraînement devant vous, les avertit le Pope.

Les 2 enfants ne se firent pas prier et dévorèrent tout ce qui leur passait sous le nez qui avait dû atteindre la taille de celui de Pinnochio car ils allaient se servir à l’autre bout de la table s’il le fallait.

-Mü…et Mû, les réprimanda le Pope, ne vous gavez pas comme ça c’est très impoli. Si vous voulez quelque chose, demandez le poliment au lieu de courir tout autour de la table.

Les 2 Mû hochèrent la tête en un signe d’assentiment jumeau. Ils se tinrent droit, les mains sur la table et l’assiette raisonnablement remplie jusqu’à la fin du repas.

- C’est fou ce qu’ils se ressemblent, souffla le lama à l’oreille de Shion, ils font les mêmes gestes en même temps. On dirait des frères. Presque jumeaux, ils n’ont qu’un an de différence (en effet, à leur grand étonnement, le Lama et Shion avaient appris que Mû n’avait pas trois ans comme il le paraissait mais quatre).

Shion acquiesça mais il gardait un doute lancinant, une incertitude inquiétante au fond de son cœur quant à la personnalité du compagnon de son disciple. Il sentait une fêlure, presque imperceptible au fond de l’âme tourmentée de Mû. Une froideur obscure durcissait le cœur de cet enfant à l’inverse de son disciple qui était tout en chaleur et gentillesse innocentes. Il en était presque sûr: l’enfant avait perdu son innocence. Il avait perdu sa confiance en lui, dans le genre humain et dans sa constellation. Il ne croyait plus en son étoile, ne voulait plus y croire car il avait décidé de courir derrière une autre qu’il n’atteindrait sans doute jamais. L’enfant était si dur au fond de lui.

Le Lama lui avait parlé de la cérémonie funèbre où l’enfant avait refusé de verser une larme en souvenir de sa mère. Son cœur se voulait de marbre. Sans doute à cause de son signe: le jeune Camus était comme ça, refusant de laisser transparaître ses émotions mais il était beaucoup, beaucoup moins sombre. Quand il voulait sonder le cœur de Camus il y lisait comme dans un livre ouvert. Et il n’y voyait que lumière, une lumière froide, éblouissante comme la glace au soleil, mais une lumière quand même qui aspirait à servir la justice. Le jeune Verseau ne cachait rien, tout comme Mü et tous les autres apprentis. Leurs cœurs purs et lumineux étaient attirés par la paix et l’amour et c’était tout naturellement qu’ils entraient au service d’Athéna. C’était la déesse elle-même qui devenait leur lumière et éclairait leur cœur.

Quel lumière attirait cet étrange garçon? Son cœur était tortueux, un voile d’obscurité cachait les sentiments les plus profonds. Shion ne parvenait pas à sonder l’âme déchirée de cet enfant. Cette déchirure empêchait de rendre son âme lumineuse, nette et sans artifice. Quels sentiments étaient dissimulés derrière le voile? Du désespoir, de la rancœur, de la haine? Certainement pas de l’amour. Ce sentiment était criant, il ne se taisait pas. Il étincelait dans les cœurs et ne se terrait pas dans un obscur recoin de l’âme.

Les gens qui refusaient leur destin, qui ne se sentaient à leur place nulle part étaient souvent plein d’amertume comme lui. C’était exactement à un errant sans but et sans destinée que ce jeune garçon lui faisait penser. Il devait le surveiller car il pouvait s’avérer dangereux pour lui-même ou pour son disciple si son intuition se vérifiait. Parfois il préférerait ne pas les avoir ces intuitions. C’était une responsabilité si lourde de lire dans le cœur des gens et de prendre les décisions qui s’imposaient.

Il décida de chasser son intuition qui lui gâchait son repas pour le moment.

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Les 2 enfants s’approchèrent de leur maître respectif. Pour leur 1er entraînement, les maîtres avaient décidé de faire une séance commune. Le Lama l’avait souhaité car il voulait que Shion lui rafraîchisse la mémoire en matière d’enseignement de la psychokinésie. Donc Shion se retrouva avec 3 élèves: un apprenti du Bélier, un élève en psychokinésie et un apprenti pédagogue. Les 2 Mû étaient ravi de se retrouver ensemble. Mû appréciait de plus en plus la compagnie de son camarade: il le traitait avec tellement de gentillesse. Il faisait toujours attention à lui sans jamais le juger. Même après avoir repoussé plusieurs fois son offre de suivre Athéna, il restait à ses côtés et le considérait comme…un petit frère. C’était cela: ils étaient comme frères. En venant ici, il avait perdu sa mère, mais avait trouvé un ami fraternel. Sa seule famille avait toujours été parmi les Atlantes. Ce peuple mythique l’obsédait et lui donnait envie de se consacrer à la psychokinésie. En plus, il allait voir le grand maître Shion à l’œuvre.

Mü regardait son jeune compagnon. Il était content d’être avec lui. Il avait tout ici: son pays, son maître adoré, un ami, des membres de son peuple. Il n’avait jamais été aussi bien entouré: la quiétude de Jamir le berçait. Il préférait cet endroit calme et pur, second berceau de ses origines à la turbulence brûlante du Sanctuaire, toujours grouillant d’apprentis chamailleurs et bruyants. Mû était un garçon calme et sage, comme lui. Il connaissait pas mal de chose sur la nature et apprenait très vite. Il avait une très grande envie d’apprendre. De plus, ici, Shion était rien qu’à lui. Il n’était plus l’impersonnel Grand Pope, chef rigoureux de tous les chevaliers, mais son maître, sans masque, sans protocole. Ici, Shion devenait un père protecteur dont il pouvait voir le doux sourire et dont il sentait le regard heureux et serein posé sur lui. Oui…il se sentait vraiment bien dans cet endroit, en compagnie des personnes qu’il aimait. Il n’avait rien besoin de plus.

Shion décida que le meilleur moyen de motiver les troupes était de leur faire une démonstration. Il commença par la télékinésie. Il se dit que tant qu’à faire, autant frapper un grand coup, et il souleva directement un énorme vase de bronze qui trônait au milieu de la cours. En une seconde, le vase fut catapulté à 30 mètres au-dessus du sol. Shion jeta un coup d’œil sur les élèves et ne put réprimer un sourire: les 2 garçons et le Lama le regardaient la bouche ouverte et les yeux écarquillés. Parfait. Il reposa le vase et embraya sur la téléportation. Aussitôt le vase au sol, Shion disparut sous les yeux ébahis de l’assistance. Il leur lança un « coucou » par derrière. Les 3 se retournèrent et virent Shion debout sur le rebord de la fenêtre du 1er étage. Il réapparut en face de l’assistance. Ils étaient conquis, on ne pouvait pas plus motivé après ça.

Les 2 garçons étaient toute ouïe, près à entendre n’importe quoi du moment qu’ils étaient persuadés que cela les aiderait à faire comme lui. Ils ingurgitèrent donc sans problème tout son sermon sur la morale des chevaliers, l’utilisation de leurs pouvoirs pour servir Athéna et non à des fins personnelles, l’historique des Guerres Saintes…Shion était persuadé qu’il aurait pu réciter le botin téléphonique, ils auraient bu ses paroles de la même manière.

Même Mû l’écoutait religieusement et Shion espérait qu’il retiendrait ses paroles. Le discours d’introduction terminé il passa aux choses sérieuses: l’enseignement de la psychokinésie. Il commença par une leçon de concentration qui passait par une séance de méditation. Le Lama et les 2 garçons se mirent en tailleur et suivirent les instructions de Shion au son de sa voix monocorde.

- Faites le vide dans votre esprit. Ne pensez plus à rien dans un 1er temps. C’est très important: il faut vous mettre en harmonie avec vous même pour pouvoir parfaitement contrôler votre corps et votre esprit. La psychokinésie est le contrôle total de son être dans toutes ses dimensions. Voilà…respirez très lentement…de plus en plus lentement…quand l’oxygène se raréfie vous entrez en transe. C’est là que vous devez vous contrôler. Des images vont vous venir. N’ayez pas peur, c’est normal et même essentiel. Je ne peux pas vous dire d’où viennent ces images. Beaucoup pensent que ce sont des messages des dieux pour vous guider vers votre destin. Ces images sont des révélations sur vous-même. Gardez les en mémoire. Vous pouvez le faire. Votre esprit doit atteindre une autre dimension tout en étant complètement maîtrisé, malléable. Vous devez continuer à pouvoir parler, à être conscient de ce que vous faites. Vous devez vous sentir vide et plein de vous-même, de la parfaite connaissance de vous même. Vous ne vous êtes jamais aussi senti vous même…vous avez la révélation de votre être profond. Votre âme mise à nue devant vous. Vous devez pouvoir revenir vers la réalité avec cette nouvelle connaissance. Ecoutez-moi et revenez…suivez ma voix…vous allez reprendre conscience. Avez-vous cette conscience de vous-même? Répondez-moi.

Shion ouvrit les yeux. Il croisa le regard du Lama qui lui sourit et lui adressa un hochement de tête.

-C’est bon, Shion. J’ai atteint l’harmonie comme jamais auparavant.

Shion lui sourit rassuré. Par contre il fut inquiet quand il vit les 2 enfants: ils avaient visiblement quitté ce monde sans parvenir à retrouver leur chemin. Ils avaient conservé leurs yeux fermés, ils ne bougeaient pas d’un millimètre et ils paraissaient complètement vides. Shion claqua des doigts au creux de leurs oreilles.

- Hé…vous m’entendez? Ecoutez-moi! Arrêtez tout de suite!

Mais les enfants ne l’entendaient pas. Ils restaient prostrés, leur esprit s’enfuyant très loin dans les limbes de leur subconscient.

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Mü écoutait attentivement la voix de son maître, s’efforçant de mettre à profit les quelques leçons qu’il avait déjà reçues. L’apprentissage de la psychokinésie était extrêmement difficile et pouvait s’avérer dangereux. Son maître l’avait averti un jour: apprendre à maîtriser ses pouvoirs psychiques c’est aller à la rencontre de son âme et on ne pouvait jamais savoir ce qu’on allait y découvrir. Et comment on allait réagir. Un psychokinésique touchait à ce qui avait de plus profond en lui, des sentiments dont il ne serait jamais douté. Il fallait affronter ces incertitudes. Etre confronté à soi-même pouvait être une expérience déroutante où enrichissante.

On pouvait tout y gagner où s’y perdre.

Tout dépendait de ce qu’on trouvait et de sa capacité à accepter l’acceptable, à résister à l’innommable, à suivre le bon chemin.

Lui voulait suivre son maître, il s’accrochait à cette certitude. Son destin était de servir Athéna en tant que chevalier d’or du Bélier. Il le voulait de toutes ses forces. Son maître lui avait inculqué la foi en la justice, le dévouement pour la défense de la paix, l’amour du genre humain. C’étaient des préceptes qu’il avait fait sien. Ils étaient ancrés dans son cœur et dans les moindres parcelles de son corps. Son âme était acquise à une noble cause, il le savait et personne ne pouvait lui retirer cette certitude.

Mü décida de s’accrocher à cette vérité coûte que coûte. Elle allait être son fil d’Ariane dans les dédales mystérieux de son esprit encore inconnu. Il savait, grâce à son maître que son esprit était jeune et donc facilement influençable. Cette caractéristique faisait de l’enfance l’âge propice à l’apprentissage de la psychokinésie. Mais c’était à double tranchant car l’esprit pouvait subir de mauvaises influences qu’il fallait repousser.

Il les repousserait.

Il n’avait pas peur car il avait confiance dans les enseignements de son maître qui avait rendu son esprit plus fort. Il se sentait capable de choisir la bonne voie.

Son esprit se vida de toute pensée, de toute substance. La voix de son maître le guidait pas à pas. Elle lui disait de garder le contrôle de lui-même…des images allaient lui venir…très importantes ces images…elles décideraient de son destin. Il était en dehors de lui-même, en dehors du monde et du temps. Il se sentait bien, très léger, en paix.

Sereinement, son esprit s’avança vers l’infini. Il se trouva devant 2 routes: l’une dirigée vers un soleil éblouissant, l’autre s’enfonçant dans l’obscurité. Il distingua au bout du sombre chemin, un trou encore plus ténébreux. Le noir absolu. Ce trou était néant sombre et glacial. Même les rayons du soleil éclatant ne parvenaient pas à l’éclairer. Le trou absorbait toute lumière et restait imperturbablement noir à tel point que s’en était fascinant.

Comment cette chose pouvait rester aussi obscure? Il n’avait jamais vu des ténèbres aussi opaques.

Son esprit fut attiré par l’obscurité, presque sans s’en rendre compte.

Il eut un sursaut brusque. Son esprit endormi se réveilla car il entendit de nouveau les paroles de son maître. Oh c’était un murmure lointain, presque imperceptible. Il porta toute son attention vers cette voix qui lui disait de maîtriser son esprit.

Il devait choisir le bon chemin.

Il regarda la source lumineuse. Une douce chaleur se diffusa dans son corps. Cette lumière lui faisait du bien. Elle ne faisait pas grand chose mais quand on la regardait elle vous berçait. Elle attendait qu’on s’intéresse à elle pour distribuer ses bienfaits.

Mü comprit que la lumière ne ferait pas le 1er pas vers lui. Elle se tenait là, devant lui, prête à l’accueillir, attendant un geste de sa part. Elle ne faisait rien pour l’attirer, c’était à lui d’être attiré par elle. S’il le voulait, il ne ferait qu’un avec elle. C’était une simple proposition qui lui laissait une entière liberté de choix. C’était à lui de décider, en son âme et conscience, elle ne le pousserait pas.

Elle n’était pas comme le trou de ténèbres qui s’était mis à chanter. Un très beau chant, mélodieux, nostalgique. Le doux chant parvint à ses oreilles; il ne put s’empêcher d’écouter. Il se tourna un peu vers le trou. Le chant retentit un peu plus fort.

Que ce chant était beau!

Il ne pouvait dire si la voix était humaine. Elle était suave et grave. C’était un réel plaisir de l’écouter, on en oubliait l’endroit obscure d’où elle sortait.

D’ailleurs le trou se transformait.

Il prenait l’apparence d’un œil géant. Un Œil magnifique et ténébreux qui dardait son regard sur lui. Il plongeait dans son âme pour lire en lui.

L’Œil cligna comme si un éclat de lumière l’avait aveuglé un instant.

Mü était fasciné par cet Oeil. Il commençait à perdre pied.

Une étincelle de conscience s’alluma en lui quand l’Oeil se retira. Il se sentit gêné d’avoir été ainsi fouillé.

Il voulut arracher son regard de l’Oeil mais celui-ci semblait vouloir revenir à la charge et retourner à son introspection. L’Œil se rapprocha de lui, ou c’était peut-être lui qui se rapprochait de l'Oeil. L’Œil cherchait à reprendre son emprise sur lui, emprise pas si désagréable quand on se laissait faire.

Mais à ce moment là l'Oeil buta contre une influence extérieure.

Mü entendit une voix faible derrière lui qui l’appelait par son nom et lui demandait de revenir.

L’Œil se révulsa, visiblement très contrarié. Il s’agrandit pour lancer un nouvel assaut mais la voix se fit plus forte.

Arraché à la contemplation de l’Oeil, Mü accorda son attention à la voix. Il sentit son esprit soutenu. C’était Shion qui voulait qu’il se réveille, qui l’aidait à résister à l’Oeil. Son maître ne voulait pas qu’il suive cet Oeil. Alors, il ne devait pas le suivre. Il fut secoué brutalement et se réveilla.

-  Mü, comment te sens tu? Demanda Shion à son disciple.

- Je…je ne sais pas…enfin…je pense…que ça va, bredouilla l’apprenti du Bélier.

-Tu m’as fait très peur. Tu es parti si loin. C’est dangereux: tu n’es pas encore prêt.

- Et…l’autre Mû, intervint le Lama, inquiet.

Shion et Mü se tournèrent vers Mû toujours en transe.

-Mon dieu, s’exclama Shion, il faut le réveiller tout de suite!

Le Pope s’approcha de Mû et lui parla.

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Mû entendait la voix calme de Shion qui les guidait vers l’harmonie avec eux-même.

Vider son esprit…il fallait qu’il se vide de toute pensée pour se trouver lui-même.

Se trouver? Cette idée le fit sursauter. Pourrait-il un jour trouver son identité? Découvrir son âme et son destin?

C’était peut-être aujourd’hui, à cet instant qu’il allait découvrir la vérité sur lui. Alors il se concentra sur le vide. Noir…tout était noir.

Son esprit s’envola de son corps, flotta au-dessus de lui. Il se vit, intensément concentré.

Son esprit était attiré par deux chemins opposés: l’un menait vers un trou sombre, l’autre vers une sphère de lumière. Il devait garder la conscience de lui-même. C’est ce qu’il fit…du moins il essaya.

Il hésitait entre les 2 routes. La lumière tout comme l’obscurité le fascinaient.

Il voulait garder le contrôle, choisir sa voie mais un chant doucereux sortait du trou sombre.

Son esprit se tourna vers l’obscurité. Une voix maintenant, une voix l’appelait et ce n’était pas celle de Shion. Le trou sombre envoyait des images directement à son esprit.

Il vit le trou se transformer en un Oeil gigantesque, un iris obscur, très beau d’ailleurs, d’une couleur indéfinissable et mystérieuse…sombre était cet Oeil qui le regardait…c’était tout ce qu’il pouvait dire…sombre « comme le lit d’un lac profond » murmura une autre voix qu’il ne connaissait pas et qu’étrangement il n’avait pas envie de connaître. Cette voix s’estompa rapidement.

Sans s’en rendre compte, son esprit s’était avancé sur le chemin vers cet Oeil hypnotique. La sphère lumineuse avait disparu.

L’Œil entra en lui et le posséda. Il l’accepta.

Mü était entouré d’obscurité. Sous ses yeux, des corps cadavériques mus par une volonté extérieure marchaient, alignés les uns derrière les autres comme des zombis. Ils avançait vers une colline, un volcan plutôt car un gouffre béant avalait ces corps au sommet. Il fut transporté au sommet du volcan, juste devant le trou où les corps tombaient les uns après les autres,.

-  Plonges, lui susurra la voix qui chantait tout à l’heure, plonges et rejoins moi. Je te montrerai ton destin .

Il hésita.

Ce monde était très lugubre et il doutait que le puit du volcan soit le chemin vers un monde plus hospitalier. Il recula d’un pas.

Il voulait réfléchir…car…rester conscient…c’est ça…il fallait…qu’il…contrôle…son esprit.

Il fit un violent effort mais le chant envoûtant reprit, sortant du puit et l’attirant vers lui. L’Œil réapparut au-dessus du puit.

Oh mon dieu…cet Oeil…il était si beau…il ne pouvait en détacher son regard. Le chant l’appelait lui. Il le voulait lui. C’était la 1ère fois que quelqu’un voulait de lui.

Comme s’il lisait dans ses pensées, le chant lui adressa les paroles tant attendues:

-Mû, c’est toi que je veux. J’ai besoin de toi. Rejoins-moi, je t’ai réservé une place à mes côtés. Ta place…c’est ta place…rien que pour toi. Viens avec moi et je te montrerai qui tu es.

Il se rapprocha du gouffre. Le chant se fit plus fort, s’insinuant dans les moindres recoins de son esprit, investissant son corps même. L’Œil pulsait vers lui, s’agrandissait monstrueusement.

Il continuait à le regarder et lui plongea dedans. Il voulait appartenir à cet Oeil. Il était si beau…si lui. Il devait faire corps avec cet Oeil. C’était son destin.

Il se noya dans l’Oeil obscur et se sentit plonger dans le puit sans fin. Il avait fait l’ultime pas vers le gouffre.

L’Œil l’envoya dans un monde apocalyptique…un monde obscur fait de rocaille sèche qui exhalait la souffrance. Une odeur pestilentielle comme de la chair brûlée empestait ce monde. Il vit un fleuve aux eaux glauques qui serpentait dans ce paysage macabre. Une barque attendait les corps zombi et le batelier les amenait de l’autre côté.

- Prends cette barque, ordonna la voix. Il obéit et débarqua sur l’autre rive.

Il vit de la lave en fusion, une étendue de glace où était emprisonné des corps. Il entendait des cris effrayés, des pleurs d’enfant, des plaintes venues d’âmes torturées. Il revit les corps zombis dirigés vers un imposant bâtiment. Les âmes en ressortaient le regard en même temps vide et terrifié, la bouche déformée par la douleur. Ces âmes souffraient atrocement mais étaient résignées à leur sort. Elles auraient dû se débattre mais ne le faisaient pas. Elles suivaient tristement leur gardien qui les amenait vers quelque autre enfer.

Ce monde se nourrissait de la peur. Il ne pouvait survivre sans la misère comme eau et sans des âmes damnées comme pâture à dévorer. Il comprenait que cet univers était construit grâce et pour la mort. Ses piliers étaient désespoir, ses murs étaient pleurs et cris d’agonie éternelle, son toit était souffrance infinie. Chaque dalle qui formait le sol était un sentiment, une sensation qui tourmentait l’âme et l’esprit: une pierre anguleuse de colère, un galet élimé de tristesse, un pic acéré de rancune et là il marchait sur des dalles d’injustice, de jalousie et d’égoïsme. Toute la laideur du monde suintait des murs puants.

Mais il n’avait pas peur. Il regardait froidement ce spectacle. L’odeur infecte ne l’atteignait pas, ne l’atteignait plus. Il était immunisé à présent. Insensible à la douleur et à la peur.

Indifférent face à la souffrance des autres.

- Les péchés des hommes ne pourront plus d’atteindre maintenant, lui souffla la voix, tu es avec moi et je te protégerai de leur monstruosité. Plus personne ne te fera de mal. Tu es ici dans le lieu où les hommes rendent compte de leurs actes. Tu es ici dans un lieu de jugement et de punition. Les crimes ne restent pas impunis. La laideur de ce lieu reflète la laideur du cœur des hommes encrassé par l’orgueil et l’égoïsme. Mais tu n’as plus rien à craindre d’eux car tu fais parti de mon armée. Tu fais parti de ceux qui partent en croisade contre le vice. Tu appartiens à l’armée qui rendra l’ultime justice »

Il regarda encore le défilé des âmes et esquissa un sourire satisfait quand il reconnut son propre père qui avait reçu sa sentence.

Justice était faite…ces gens…méritaient…ce qui…leur arrivait.

Cette pensée remplit son esprit: il en fut convaincu. Il combattrait pour son seigneur qui punissait les crimes des hommes.

-  Je…vous appartiens, seigneur. Mon destin est le votre.

- Un jour tu entendras de nouveau mon appel et tu me rejoindras. Pour l’instant tu dois poursuivre ta vie. Ton destin n’est pas encore accompli.

Un papillon multicolore se posa sur son épaule, seule touche de beauté dans cet univers infernal. Il battit légèrement ses gracieuses ailes et s’envola, l’entraînant dans son sillage pour lui faire rejoindre une sombre armée sans visage rangée en 3 colonnes.

Sitôt cette armée rejointe tout devint flou. Les soldats sans visage disparurent, le monde infernal s’évapora, l’obscurité se dissipa. Il n’entendait plus les cris, la voix qui l’avait guidé s’éteignait lentement en lui adressant ce message d’au revoir plein de promesse

- Je te rends à la vie mais un jour tu me reconnaîtras. Ne m’oublie pas! 

La voix mourut, remplacée par une autre plus impérieuse qui lui ordonnait de se réveiller.

Il se sentit secoué … Shion … c’était Shion qui voulait le faire revenir à la réalité. Il ouvrit les yeux.

- Mû, ça va?, lui demanda Shion.

-Euh…oui…je crois que ça va.

Shion le regarda étrangement.

- Tu es sûr? Tu es resté en transe plus longtemps que Mü. Tu as dû voir des choses…

-Ben…non…enfin si un peu. Je ne m’en souviens plus.

Shion le regarda d’un air sceptique. Mû se concentrait sur cet étrange voyage qu’il avait fait. Il ne se souvenait de rien de précis. Juste une impression de plénitude. Il ne savait pas pourquoi, mais il était satisfait. Il avait une sensation de contentement. Il adressa un sourire qui se voulait rassurant à Shion qui ne parut pas convaincu.

- On va arrêter là pour aujourd’hui, annonça le Pope.

Mû fut déçu, l’apprenti du Bélier rassuré. Mü s’était senti mal à l’aise à son réveil. Il avait vécu une expérience éprouvante et il ne se sentait pas encore armé pour cela. Sur un geste de Shion les 2 garçons se levèrent et repartirent dans le temple. Shion resta avec le Lama dans la cour.

- Que pensez vous de cette leçon, Shion, demanda le Lama.

- Je ne sais pas trop quoi penser. J’ai peur d’avoir fait une erreur: ils sont si jeunes. L’autre garçon…il n’a pas dit ce qu’il a vu, mais j’ai un mauvais pressentiment.

Le Lama hocha la tête.

- Je pense qu’il n’était pas prêt encore. Votre disciple l’était à peine plus.

- Je suis intervenu à temps pour mon apprenti mais peut-être trop tard pour l’autre. Il faudra le surveiller de près pendant son entraînement ici.

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Mü songeait à l’étrange expérience qu’il avait vécu. Il en frissonnait encore: la sensation de malaise qu’il avait eu à son réveil ne le quittait pas.

Pendant toute la journée il avait revu dans sa tête, le soleil lumineux si rassurant et le trou noir si effrayant mais tellement fascinant. Il avait tourné le dos au soleil et avait regardé le trou noir. Il ne savait pas ce que le soleil et le trou représentaient mais il avait l’intime conviction qu’ils jouaient un rôle capital dans son destin, qu’ils pouvaient influencer sa vie dans deux sens totalement différents.

Les 2 routes s’opposaient, c’était clair, elles menaient vers quelque chose qu’il ignorait. Ce dont il était sûr, était que les 2 chemins symbolisaient 2 choix et c’était à lui de trancher. Il avait la désagréable impression qu’il s’apprêtait à faire le mauvais choix. Il avait d’abord voulu aller vers le soleil mais quelque chose avait retenu son attention dans son dos.

Un chant…c’était ça, une très belle complainte nostalgique, mélodieuse.

Le soleil n’existait plus, le chant avait totalement effacé la présence de la lumière. Et le trou c’était transformé en Oeil, un Oeil sombre qui l’avait fouillé. Il s’était laissé faire car étrangement il avait eu l’impression que l’Oeil ne voulait pas lui faire de mal. Il voulait juste voir, vérifier quelque chose. Le chant lui avait susurré qu’il pouvait se laissé faire en toute sécurité. L’Œil voulait son bien. Et lui l’avait écouté. D’une certaine manière il l’avait cru. Il n’avait pas été convaincu car il n’avait pas pu réfléchir. Disons plutôt que sa méfiance s’était endormie et il avait laissé l’Oeil s’infiltrer tranquillement dans son âme. C’était seulement quand l’Oeil s’était brutalement retiré qu’il avait repris un peu conscience et qu’il avait senti l’aide de Shion.

A chaque fois qu’il revoyait les images énigmatiques il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il l’avait échappé belle. Son âme avait été en danger, il en était persuadé et son maître l’avait sauvé à temps.

Il s’inquiétait beaucoup pour Mû. Il était resté dans l’autre monde plus longtemps que lui. Il avait très certainement vu les mêmes images. Avait-il résisté? Shion était-il intervenu à temps? Toutes ces questions taraudaient Mü: il avait peur pour son jeune ami. Etrangement Mû semblait plutôt calme. Il n’avait pas l’air perturbé parce qu’il avait vu. Il semblait même plus sûr de lui. Le Bélier se demandait s’il devait s’en inquiéter ou s’en réjouir. Il décida d’aller à la rencontre de son camarade pour en avoir le cœur net.

- Eh Mû…je peux te parler.

Mû se retourna vers le Bélier et lui sourit ce qui rendit ce dernier très heureux.

- Que veux tu me dire?

- Je voulais que l’on parle de la leçon de ce matin et de ce que tu as vu.

- Ah vrai dire je ne m’en souviens pas très bien. Je me rappelle les 2 routes, la boule de lumière, le trou sombre qui devient un Oeil et le chant aussi. Un chant magnifique.

-J’ai vu et entendu exactement la même chose. Et tu es allé sur une des routes?

- Ben…c’est à partir de là que ce n’est plus très clair. La dernière chose dont je me souviens c’est le chant et l’Oeil. Je suppose que ton maître m’a réveillé à ce moment là. Je sais juste que quand je me suis réveillé je n’avais plus peur de rien. Je me sentais vraiment très bien, beaucoup plus fort.

-Ah…moi c’est l’inverse. Je me sentais malade. J’avais même la nausée. Tu es sûr de rien avoir vu d’autre? Je suis étonné car tu es rester beaucoup plus longtemps que moi en transe et on dirait que tu n’a pas vu plus de choses que moi.

- Ben…non. C’est très confus. Attends que je réfléchisse…il y avait des gens je crois et …un papillon. Un joli papillon de toute les couleurs qui volait. Je crois qu’il voulait m’emmener quelque part mais je ne sais pas où. Tu sais, je pense que j’ai été plus lent que toi parce que j’ai moins d’expérience. Toi, ce n’était pas ta 1ère leçon.

- Tu as raison, ça doit être ça.

Mü était rassuré par le papillon. Un papillon c’était joli, inoffensif et attiré par le soleil. A priori c’était plutôt bon signe. Le papillon avait dû emmener Mû dans un jardin éclairé par le soleil.

Il n’avait plus à avoir peur .

Il se rendait compte que Mû était très doué: il avait suivi la bonne route sans l’aide de personne. Il n’était pas comme lui. Mû était sans doute plus fort que lui.

Il ressenti une petite pointe de jalousie qu’il chassa aussitôt. C’était un bien vilain sentiment pour un apprenti chevalier d’or. Il devait plutôt être content pour son ami.

- Je suis heureux pour toi Mû. Si tu as vu un papillon, je suis sûr que c’est un bon présage et que ça signifie que tu es fait pour être un combattant très fort et courageux.

-Ah…encore avec tes histoires de chevaliers.

-Je pense sincèrement que tu as tes chances dans la chevalerie.

-Mouais.

Mü regarda son ami en souriant. Il était décider à le convaincre d’entrer dans la chevalerie, ou du moins de faire les efforts pour. De son côté, il essaierait de vanter les mérites de son camarade auprès de son maître. Il était sûr que Mû ferait un excellent chevalier. Il repartit en trottinant vers la chambre qu’il partageait avec son ami.

Mû lui resta assis sur les marches du temple. Il réfléchissait à ce que son camarade lui avait dit. Mü pensait qu’il pouvait devenir très fort en psychokinésie. Cette pensée le rassura: il avait désormais confiance en Mü et si le jeune Bélier disait cela, c’est qu’il avait raison. Après tout Mü était cent pour cent Atlante. Le compliment le touchait beaucoup. Evidemment Mü l’avait encore seriné avec les chevaliers mais il commençait à être habitué. Devenir chevalier d’or était le rêve de Mü. Lui avait d’autre rêves.

Il repassa dans sa tête les images qu’il avaient vu ce matin mais rien n’y faisait: il ne parvenait pas à se rappeler plus que ce qu’il avait dit à Mü. Il ressentait seulement cette sensation de force et d’assurance. Il se dit que c’était de bon augure, comme le pensait Mü. Ce n’était pas la peine de se torturer l’esprit pour ça, il s’en était bien sorti, mieux que Mü en tout cas qui avait été pâle pendant toute la journée.