CHAPITRE DIX-SEPT



Sanctuaire sous-marin – Palais de Poséidon

 

Un peu plus tard, Kanon emmena Cinnamon dans une pièce située non loin de ses propres appartements. Beaucoup moins spacieuse que la chambre du Dragon des Mers, elle était néanmoins plus grande que celle que la jeune fille occupait au Sanctuaire d'Athéna.

— Tu es chez toi, dit-il en s'effaçant pour la laisser passer.

Elle fit quelques pas et observa son nouveau territoire.

Immédiatement, elle sourit devant le lit à deux places dont les voilages semblaient aussi légers qu'un souffle. Des meubles sculptés dans le corail, une coiffeuse ornée de coquillages irisés...

— Ça ne te plaît pas ?

Cinnamon retrouva la parole :

— Oh Kanon, tu plaisantes ? Comparée à celle que j'avais au Domaine Sacré, c'est carrément un cinq étoiles !

Le Général se rengorgea intérieurement. Lui, au moins, il savait recevoir.

— A qui appartenait cette chambre ? s'enquit-elle soudain.

— A personne, voyons, j'ai seulement fait rassembler les quelques meubles qui, je pense, te serviront.

Un sourire évanescent passa sur les lèvres de Kanon lorsqu'il revit en pensée la moue contrariée que lui avait adressée une certaine Marina blonde...

"— Notre divin maître nous rejoindra bientôt, tu es bien placée pour le savoir. Si, par hasard, il décidait d'étendre sa domination au-delà des océans, un affrontement avec les Chevaliers d'Athéna serait inévitable. J'espère que je me trompe, mais si ce n'est pas le cas, je doute que tu aies alors le temps de t'apprêter devant ton miroir."

C'était parfaitement injuste : celle qui devrait ramener la réincarnation de Poséidon n'avait rien d'une femme frivole obsédée par sa beauté. Néanmoins, dormir dans cette chambre, au coeur du palais de l'Empereur des Mers, constituait un privilège certain. Kanon le savait parfaitement, et c'était avec un méchant plaisir qu'il l'avait vue baisser la tête à contrecoeur. Il avait raison, elle devait désormais se comporter en soldat, en Marina qu'elle était.

Décidément, il éprouvait toujours autant de satisfaction à exercer son pouvoir... Rien que de penser que celui-ci ne se limiterait plus bientôt à quelques sous-fifres... mais s'étendrait à la planète entière... Kanon se força à ne plus y songer, de peur d'arborer un sourire béat... et stupide.

Cinnamon se planta devant lui.

— Bon, tu me fais visiter ?

Le cerveau fonctionnant momentanément au ralenti, c'est-à-dire à la vitesse du son, Kanon se rappela que son invitée souhaitait faire le tour du propriétaire. Malheureusement, il ne pouvait prendre ce risque. Si cette fille devait lui servir, il préférait que ce soit en tant que botte secrète. Et la caractéristique principale d'une botte secrète est justement... de rester cachée jusqu'à l'instant propice. Encore que le Dragon des Mers ne voyait pas comment les larb... les Chevaliers d'Athéna pourraient vaincre les Généraux.

Non, le véritable danger venait de ce que Cinnamon pourrait dire. Si elle dévoilait la véritable identité de son hôte... Mieux valait la garder en lieu sûr.

— Je ne suis pas un guide touristique, répliqua-t-il. Cette chambre te plaît, tant mieux parce que tu vas y rester... au moins jusqu'à ce que la guerre soit terminée.

— Hein ??!!

— Ne me regarde pas comme ça ! Tu seras beaucoup plus en sécurité ici. Crois-moi, c'est uniquement pour ton bien.

— Tu n'oserais pas faire une chose pareille ! Messire Saga ne m'a jamais gardée enfermée dans ma chambre, lui !

Ça y est, le revoilà sur le tapis celui-là... Ça faisait longtemps.

— Oui et bien il aurait peut-être dû ! En attendant tu es chez m... chez l'Empereur des Océans, et comme je dois tout gérer en son absence, c'est moi qui décide. Je n'ai vraiment pas envie que tu te promènes partout dans le Sanctuaire sous-marin. Les Marinas ne seront là que dans quelques jours mais j'aime autant te prévenir. Il est hors de question que tu les rencontres.

— Même pas pour leur dire bonjour ?

Le Dragon des Mers secoua la tête. Et puis quoi encore...

— Si tu crois que je vais rester claquemurée ici, tu te trompes. Je ne suis pas l'une de tes subordonnés, je n'ai pas d'ordres à recevoir de toi, général de pacotille !

— Tu n'es pas ma subordonnée, c'est vrai. Je crois que le terme plus juste serait... prisonnière.

— Prisonnière ou invitée d'honneur, je m'en moque. Je ne resterai pas cloîtrée entre quatre murs !

Soudain, le ton de l'adolescente se fit plus humble, et elle posa sur Kanon un regard suppliant.

— j'aime pas être enfermée, je supporte pas, je te le jure. Laisse-moi sortir, s'il-te-plaît.

— Non.

— S'il-te-plaît.

— Non.

— S'il-te-plaît.

— Non.

— S'il-te-plaît.

— Non.

— Salopard.

Tiens, le ton avait changé. La tactique des yeux de faon n'avait pas duré longtemps. Kanon se permit un sourire. Elle pouvait bien l'invectiver et le menacer des pires représailles, ce n'était pas cette gamine qui aurait le dernier mot.

— Défoule-toi tant que tu veux, tu ne sortiras pas de ta chambre, à moins que je t'y autorise.

— Oh si, je sortirai. Qu'est-ce que tu paries ?

C'est qu'elle avait l'air déterminé la bougresse. L'occasion était trop belle de la remettre à sa place.

Lentement, le regard du Dragon des Mers parcourut la jeune fille de haut en bas, puis de bas en haut. Enfin il lâcha, cruel :

— Si tu veux mettre quelque chose en jeu, évite que ce soit de la marchandise frelatée. Parce que tu n'as plus grand-chose à offrir...

Ce fut comme si Cinnamon avait reçu un coup de poing dans l'estomac. Elle pâlit et ouvrit la bouche mais aucun son n'en sortit. Maintenant qu'elle était calmée, il allait peut-être pouvoir vaquer à des occupations plus intéressantes.

— Tu n'es qu'un enfoiré, Kanon le deuxième.

Sur le point de quitter la pièce, Kanon s'arrêta et se retourna.

"Garde ton calme. Ce n'est qu'une gosse qui essaie d'attirer ton attention. Ne rentre pas dans son jeu."

— Justement, tu ne devrais pas être dépaysée, répliqua-t-il avec un sourire narquois.

— Que veux-tu dire par là ? s'écria-t-elle. Les Chevaliers d'Athéna sont des êtres puissants et nobles ! Tu n'as rien à voir avec eux, toi tu n'es qu'un tétard qui veut se faire passer pour une créature mythologique !

Kanon serra le poing.

— Au moins, je ne suis pas une fillette capricieuse qui préfère vivre dans l'illusion plutôt que d'admettre la réalité.

— Je ne suis pas capricieuse, Monsieur "je suis en rivalité permanente avec mon frère" !

— Pauvre fille.

— Comploteur du dimanche !

— Hystérique !

— Photocopie !

Elle ne vit rien venir. Tombée assise, Cinnamon leva vers le Dragon des Mers de grands yeux étonnés. Au-delà de la surprise, il y avait autre chose dans ce regard. Quelque chose qui ressemblait à du respect.

Un filet de sang traça une ligne écarlate sur le menton de la jeune fille. Debout devant elle, le poing encore serré, Kanon la toisait avec sévérité.

— Heu... Kanon ?

— Quoi ?

L'adolescente avait parlé d'une toute petite voix, alors que le ton du Dragon des Mers était menaçant.

— Je te demande pardon.

Kanon se détendit imperceptiblement.

— Que ça te serve de leçon. Ma patience a des limites.

Cinnamon hocha craintivement la tête. En la voyant ainsi, sans défense face à lui, le jeune homme se sentit presque mal à l'aise. Presque. Oh ce n'était pas de lui en avoir coller une qui le dérangeait – depuis le temps qu'elle le cherchait – ni d'avoir levé la main sur une femme... dans le cadre d'un combat. Or, il ne s'agissait nullement d'un combat. Lui qui, pour une fois était l'aîné, venait de perdre son sang-froid à cause d'une gamine perturbée. Etait-il de ces types méprisables qui cognaient sur plus faibles qu'eux sous prétexte qu'ils étaient contrariés ?

De nouveau, il se dirigea vers la porte. Une fois encore, la voix de l'adolescente le fit stopper net.

— N'empêche que l'Autre, lui, il m'aurait envoyée quinze mètres plus loin...

Ces mots avaient à peine franchi ses lèvres que Cinnamon se baissa, évitant de justesse un rayon de cosmos qui alla pulvériser un meuble placé derrière elle.

— Ah par contre il ne m'a jamais attaquée de cette façon... souffla-t-elle comme pour elle-même tout en relevant la tête. Kanon...

Le Dragon des Mers se demanda s'il avait réellement besoin d'elle, finalement... Si cette fille était suicidaire, elle était près de toucher au but.

— Quoi encore ?

— Est-ce que je peux décorer ma chambre ?

Le Général soupira.

— Tu l'as dit, c'est ta chambre, répondit-il.

Il quitta enfin la pièce. Juste avant de refermer la porte, il entendit un "chouette !". Qu'elle s'occupe comme elle voulait, du moment qu'elle ne songeait plus à jouer les touristes....

Si Kanon était aussi confiant, c'était parce qu'il n'avait pas la moindre idée de ce qu'il venait d'autoriser.

 

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Il revint quelques heures après. Cinnamon devait s'être faite à son nouvel environnement. Il était plus que temps qu'elle lui donne quelques indications sur son ancien lieu de villégiature... Peu importait si elle résistait, elle ne se tairait pas longtemps face à lui. Elle avait connu Saga, elle savait donc qu'il valait mieux ne pas contrarier un Gémeau...

Il avait notamment besoin de connaître l'état des forces en présence au Sanctuaire d'Athéna. Ces idiots s'étaient pratiquement entretués, cependant il restait encore quelques défenseurs à la déesse de la sagesse.

"Sagesse, sagesse... c'est vite dit ! En attendant cette cruche n'est pas fichue d'assurer la cohésion de sa propre armée."

Si l'armée en question avait subi de lourdes pertes, ce serait un jeu d'enfant pour les Marinas d'apporter la victoire à leur Empereur. Il fallait pourtant faire preuve de prudence, et s'assurer de tout savoir des faiblesses de l'ennemi.

"Quel dommage que tu ne sois plus là, Saga. Je donnerais cher pour que tu puisses constater de quoi est capable ton petit frère. De nous deux, je suis incontestablement le gagnant..."

Il s'arracha à ses pensées en arrivant devant la chambre de son invitée.

Il ouvrit la porte sans prendre la peine de frapper – histoire de bien montrer à cette gamine qui était le maître à bord.

— Et si tu me racon... mais elle est complètement cinglée !!!


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Debout sur le seuil de la chambre, Kanon contemplait avec incrédulité le spectacle qui s'offrait à lui. Ce fut à peine s'il remarqua machinalement l'absence de la jeune fille. Il ignorait comment elle avait pu s'échapper et où elle se trouvait, cependant elle ne perdait rien pour attendre. Pour l'instant, c'était surtout la décoration pour le moins... particulière de la pièce qui retenait son attention.

Les murs récemment immaculés étaient à présent recouverts de... de visages ?

Enfin, si on pouvait appeler ça comme ça... Tracés d'une main enfantine, des dizaines de figures parsemaient les parois. Un cercle pour la tête, deux ronds pour les yeux et un tiret pour le nez, sans oublier le croissant de lune pour la bouche. Parce que si ces visages avaient quelque chose en commun, c'était bien leurs sourires. Et ils souriaient tous, pas de doute. Certains semblaient même rires à gorge déployée tandis que d'autres se contentaient d'arborer une mine satisfaite.

Observant plus attentivement, le Dragon des Mers remarqua un groupe d'enfants, dans un coin. Comment le savait-il ? Sans doute à cause des couettes et autres tresses dessinées pour les petites filles. Les garçons, eux, possédaient de bonnes joues rondes.

Devant ce détail, Kanon fronça les sourcils. Cinnamon avait voulu jouer à Picasso mais où diable avait-elle déniché toute cette peinture ?

A peine cette question était-elle apparue dans son esprit que le Dragon des Mers bondit vers l'un des murs. Il tendit la main, toucha l'un des visages et...

CINNAMOOONNN !!!!


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Le plus rageant avec cette fille, c'est qu'il était impossible de ressentir sa présence. Néanmoins le Dragon des Mers restait confiant, pas un seul moment il ne douta de sa capacité à la retrouver. Une fois qu'il aurait mis la main sur elle... ah elle allait comprendre sa douleur ! Non mais il fallait vraiment être pas net pour faire un truc pareil !

"Bon sang, t'es gentil Saga, mais la prochaine fois, tes conneries tu te les gardes !"

Une fois sorti du palais de Poséidon, Kanon s'arrêta un instant pour décider de la direction à prendre. Il n'eut pas à réfléchir longtemps. Très vite, un duo de voix étouffées lui parvint sur la gauche. Parmi elles, il reconnut la voix de Cinnamon. S'il ne comprit pas toute la teneur de la discussion, en revanche les quelques mots qu'il réussit à glaner firent bondir son coeur d'effroi.

—... te poser une question ? Qu'est-ce qui est arrivé à ton oeil ?

Comment avait-il pu l'oublier, celui-là ? Le seul Général à part lui qui se trouvait déjà sur place...

A deux doigts d'envoyer une Galaxian Explosion résoudre le problème, Kanon se força à respirer profondément, les poings serrés. Puis il se redressa et s'avança d'un pas assuré vers les deux protagonistes. Casque sur la tête, cape frémissant au gré de la brise marine et maintient altier, le Dragon des Mers semblait prêt à écraser quiconque se mettrait en travers de son chemin. Le cosmos conquérant qui entourait son corps jetaient des reflets bleutés sur sa Scale. Certes il n'avait sollicité qu'une faible partie de son aura, juste de quoi illuminer sa silhouette, néanmoins c'était largement suffisant. Cet homme était sans conteste un leader.

Loin de paraître mal à l'aise du fait de sa petite escapade, Cinnamon vint aussitôt face à lui et s'inclina en une gracieuse révérence.

— Seigneur Dragon des Mers, je tiens encore à vous remercier de m'avoir permis de quitter ma chambre, dit-elle.

Seigneur ? Permis ? Et depuis quand le vouvoyait-elle ? Le premier centième de secondes de surprise passé, Kanon comprit qu'elle lui offrait ainsi l'occasion de rétablir la situation à son avantage. Autant jouer le jeu devant Isaak.

Ce dernier, quant à lui, observait la scène de son oeil unique. A vrai dire, ce regard acéré ne disait rien qui vaille au cadet des Gémeaux. Le Kraken avait peut-être adhéré à la vision d'une nouvelle Utopie sur Terre, il n'avait pas pour autant oublié de réfléchir. Mieux valait ne pas essayer de savoir ce qui se passerait s'il venait à découvrir la vérité.

— Je vois que tu as rencontré le gardien du Pilier de l'Océan Arctique. Cependant, je ne crois pas qu'il ait beaucoup de temps à te consacrer. J'espère au moins que tu ne l'as pas dérangé.

— On vient à peine de se croiser, expliqua-t-elle. Je lui ai seulement raconté comment vous m'aviez sauvé la vie. Pour dire la vérité, je n'arrive toujours pas à comprendre comment j'ai pu survivre aussi longtemps dans l'eau avant que vous veniez à mon secours. Ça me donne l'impression... d'avoir été protégée.

— Apparemment il existe encore des innocents sur la Terre, déclara Isaak à l'attention de Kanon.

Celui-ci s'engouffra immédiatement dans la brèche :

— Nous avons besoin de toutes les âmes pures qui existent en ce monde, et elles sont d'autant plus précieuses qu'elles sont rares.

Kanon n'avait eu aucun mal à semer dans l'esprit d'Isaak l'idée d'un monde meilleur... qui exigeait quelques sacrifices. Evidemment, tout dépendait du bon vouloir de l'Empereur. Au cas où ce dernier aurait préféré sauvegardé la paix, les Marinas se seraient bien volontiers pliés à son désir. Personne n'était pour la guerre, au fond. C'était juste que... avec la réincarnation toute proche de la divinité, c'était difficile de ne pas y voir l'occasion de rétablir les choses.

Seulement, c'était bien beau de programmer une hypothétique fin du monde, encore fallait-il songer à sa reconstruction. C'était le but, même si les intérêts divergeaient. Pour l'un c'était la création d'une Utopie d'où serait banni le mal ; pour l'autre c'était le plaisir de gouverner un peuple soumis et reconnaissant qui le considérerait comme son dieu.

— On dirait que tu as été choisie. J'ignore pourquoi mais tu peux t'en réjouir, ce ne sera pas donné à tout le monde...

A son tour, Kanon s'adressa à la jeune fille :

— Tu as entendu ? Tu es une privilégiée, alors tâche de te montrer digne de l'honneur qui t'est fait. Seuls les êtres au coeur pur survivront à la colère divine.

Les joues de l'adolescente s'empourprèrent et elle baissa aussitôt la tête. Les deux Généraux la virent se triturer les doigts comme une petite fille nerveuse.

— Je... je sais que... je n'ai... je n'ai pas le coeur p... pur mais c'est gentil de me dire ça, bafouilla-t-elle d'une voix très basse.

"Regardez-moi cette comédienne !"

Tout d'abord, Kanon sourit intérieurement devant un tel numéro. Tout y était : les joues rouges, le bégaiement, jusqu'aux mains qui servaient de dérivateurs anti-stress. Jusqu'à ce qu'il comprenne que Cinnamon ne jouait pas. Son attitude de fillette timide et les mots qu'elle venait de prononcer... tout cela était authentique. Il se rappela soudain ce qu'elle lui avait confié. Avant d'arriver au Sanctuaire d'Athéna, Cinnamon était, de son propre aveu, une adolescente réservée et craintive.

Jusqu'à ce qu'il se charge de son éducation. Ou comment altérer profondément et durablement une personnalité sans même avoir recours au Genro Maou Ken...

Ses réflexions furent interrompues par le coup d'oeil que lui lançait Isaak. Evidemment, il avait remarqué lui-aussi. Nul n'était besoin d'être télépathe pour connaître les pensées du Kraken. Depuis quand une personne assez lâche pour attenter à sa propre vie méritait-elle d'échapper à l'Armaggedon ?

— Que fais-tu près du palais de Poséidon ? contre-attaqua Kanon. Ne devrais-tu pas veiller sur ton pilier ? Je ne pense pas que l'Empereur apprécierait que ses plus illustres Marinas se promènent au-delà de leur terrain.

— Je pourrais te poser la même question. Pourquoi le gardien de l'Atlantique Nord se trouve-t-il loin de chez lui ?

Lorsque Isaak était arrivé sous l'océan, Kanon s'était déjà attribué des appartements dans le Temple de Poséidon. De fait, il s'était tout naturellement imposé comme le meneur. A présent que le dieu des mers allait reprendre la place qui lui était due, le Général ferait peut-être bien de s'appliquer ses conseils et d'occuper son propre territoire.

— Tout simplement parce que je cherchais Cinnamon.

Kanon se tourna vers la jeune fille, ramenant sur elle l'attention du Kraken :

— Je t'avais bien dit de rester dans ta chambre ! Le royaume sous-marin est vaste, tu aurais eu l'air fin si tu t'étais perdue !

— Dé... désolée...

Isaak fronça les sourcils, comme s'il doutait encore des raisons de la présence de l'intruse. Après tout, si le Dragon des Mers voulait jouer les bons samaritain... Cette fille ne pouvait représenter un danger, il ne décelait aucune force en elle.

— Je retourne à l'Océan Arctique.

Les deux Généraux s'affrontèrent du regard encore un instant, puis le Kraken tourna les talons. En voilà un avec qui il faudrait jouer serré...

— Tu savais que c'était un disciple de messire Camus ? fit Cinnamon d'une voix rêveuse.

— Toi, suis-moi.

Ils retournèrent à la chambre. Une fois à l'intérieur, Kanon s'installa dos à la porte et croisa les bras.

— Maintenant, tu vas m'expliquer ce qui t'est passé par la tête, ordonna-t-il.

La jeune fille ouvrit de grands yeux étonnés.

— Comment ça ?

— Quoi, comment ça ? s'écria le Dragon des Mers, n'y tenant plus. Je veux parler de cette horreur !

Et de désigner du doigt les murs recouverts de visages. La figure de Cinnamon s'éclaira.

— Ah ça. C'est joli, hein ? Bon, je suis peut-être pas douée en dessin mais on fait ce qu'on peut... Kanon ? Qu'est-ce que tu as, ça te plaît pas ?

— Si ça ne me plaît pas ? Cinn, ne me dis pas que tu confonds cette monstruosité avec de l'art !

Les lèvres de l'adolescente frémirent.

— C'est pas gentil de dénigrer mon travail... J'y ai mis tout mon coeur.

— Tout ton coeur, hein ? Bonté divine, Cinnamon, c'est du sang qu'il y a sur ces murs !

Comme elle continuait de le fixer sans comprendre, il soupira et attrapa son bras qu'il leva à hauteur de ses yeux. Cette fois, elle ne pouvait ignorer son propre poignet, lequel était entouré d'un lambeau de sa robe.

— Aaah c'est pour ça... fit-elle comme si elle s'était demandé d'où venait sa blessure.

C'en était trop. Kanon la prit par les épaules et se mit à la secouer.

— Ça suffit ! Arrête cette comédie ! Je sais que tu n'as pas de trous de mémoire et que tu te rappelles de tout ! Alors ce n'est pas la peine de jouer les amnésiques !

Il continua de la secouer, emporté par sa propre exaspération. Il vit une lueur de peur passer dans les prunelles bleues mauves. Juste après les yeux de la jeune fille se révulsèrent et son corps se fit tout mou entre ses bras. Sans hésiter, il lâcha sa proie et celle-ci s'effondra à terre sans aucune grâce. Sans pitié, il l'observa.

— Ce n'est pas la peine non plus de faire semblant de t'évanouir.

Aussitôt, l'adolescente ouvrit un oeil prudent avant de se redresser.

— Tu as dit que je pouvais décorer ma chambre.

— C'est ça que tu appelles une décoration ? Des murs badigeonnés de ton propre sang ? Tu pouvais pas t'ouvrir les veines dans ton bain comme tout le monde ?

— Pourquoi tu parles de s'ouvrir les veines ? J'avais juste besoin de peinture, moi... Le rouge, c'est joli, je trouve que ça ressort bien sur le blanc.

Ce n'était pas possible... Cette fille attentait à sa propre intégrité physique et elle ne voyait pas où était le problème !

— Peu importe, trancha-t-il. Je vais te faire amener de l'eau et du savon. Ça te prendra des heures s'il le faut, mais tu vas te débrouiller pour nettoyer ça.

— Noooon ! Je veux pas, tu peux pas m'obliger !

— C'est ce qu'on va voir. Demain ces murs seront à nouveau immaculés, que tu le veuilles ou non.

Cinnamon fit alors une chose à laquelle le Dragon des Mers ne s'attendait pas. Elle se laissa glisser à genoux sur le sol, porta les mains à son visage.

Et elle éclata en sanglots.

Stupéfait, Kanon l'observa un instant. Pour une fois, il en était sûr, ce n'était pas du chiqué. Ses larmes étaient sincères et ses sanglots, déchirants, venaient du fond du coeur.

— Je croyais que tu n'avais rien d'une pleurnicheuse, dit-il enfin.

La jeune fille secoua la tête. Depuis qu'elle avait subi le Phénix Gen Ma Ken, elle avait énormément de mal à retenir ses larmes. C'était comme si l'attaque de l'Oiseau de Feu avait pulvérisé un barrage à l'intérieur d'elle...

— Les enlève pas, je t'en prie, gémit-elle. Me les enlève pas. Déjà que j'ai plus les originaux...

Kanon reporta son attention sur les visages sanguinolents et se souvint de ce qu'elle lui avait raconté au sujet de la quatrième Maison du Zodiaque.

— Oh c'est pas vrai. Cinnamon, ne me dis pas que tu regrettes ces horreurs... souffla-t-il, consterné.

L'adolescente leva sur lui un regard farouche.

— Tu peux pas comprendre. J'en ai besoin.

— Heu... non, en effet, je ne comprends pas. Je ne comprends pas que tu puisses avoir la nostalgie de... cette ordure.

Cinnamon détourna les yeux et courba les épaules, tandis que de nouvelles larmes roulaient sur ses joues.

— Les enlève pas, je t'en supplie... murmura-t-elle.



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Il revint la voir à la fin de la journée. Elle avait promis de ne plus passer par Yomotsu pour quitter sa chambre, mais on ne savait jamais. Debout sur le seuil, il contempla un tableau à la fois macabre et attendrissant.

Cinnamon dormait profondément, recroquevillée au pied d'un mur. Elle avait arraché le bandage que Kanon lui avait mis plus tôt. A présent la gaze s'enroulait autour de sa main, accompagnant le pouce que l'adolescente s'était fourré dans la bouche à la manière d'un bébé.

Parce que, oui, la jeune fille de quinze ans suçait son pouce en dormant. Un comportement évidemment exceptionnel qui traduisait bien sa confusion et sa détresse. A moins, qu'au contraire, ce geste ne signifie un profond bien-être et une totale confiance...

Plus il regardait ce spectacle, et moins Kanon était sûr de ce qu'il devait en penser. Peu à peu, une idée fit son chemin dans son esprit. Il tenta de la chasser mais elle revint, de plus en plus insistante. Allons, qu'allait-il chercher ? Pourtant...

Les visages de sang sur les murs, le bandage taché d'écarlate que Cinnamon mâchonnait dans son sommeil. La crise qu'elle avait piqué lorsqu'il lui avait ordonné de tout nettoyer, le pouce dans sa bouche...

— Oh. Cinn...

Kanon venait de comprendre.

— Le sang. C'est le sang qui la rassure...

Il pensait jusque là que cette fille était simplement perturbée. Il venait à peine de réaliser à quel point il était loin du compte...

Quiconque aurait observé la scène à cet instant aurait vu la pitié dans les yeux du Dragon des Mers.