GRECE – SANCTUAIRE D'ATHENA

30 juin 1986 – 5 mars 1987



Tel est le pouvoir dont dieu soit privé : faire que ne soit pas arrivé ce qui est accompli.

Agathon



Aller jusqu'au bout, ce n'est pas seulement résister, mais aussi se laisser aller.

Albert Camus



CHAPITRE VINGT-DEUX :

Le Défi, première partie





Athènes

Lundi 30 juin 1986 ― 09 h 15

 

Un bus de touriste s'arrêta dans une rue d'Athènes. Installée tout devant, une adolescente laissait ses yeux bleus pailletés de mauve dériver. Habillée d'une chemise blanche et d'un pantalon pourpre, elle possédait un teint trop pâle et une étrange chevelure sombre qui semblait adopter diverses nuances. Auburn, cuivre, noisette et acajou se mêlaient au sombre des cheveux dont quelques boucles ondulaient sur ses épaules. La voix d'un homme l'arracha soudain à sa réflexion :

— Et bien, Cinnamon, arrête de rêvasser ! Nous sommes arrivés. Tu pensais à quoi, à ton prince charmant ?

Des gloussements accueillir les paroles du professeur et la jeune fille courba les épaules et détourna le regard. Non elle ne pensait pas au prince charmant. Elle savait bien qu'une fille comme elle n'avait aucune chance de le rencontrer. Non elle aspirait à autre chose... Quitter ce monde et ne jamais y revenir. Être emmenée par...

"Un chevalier sans peur et sans reproche. Un chevalier à l'armure étincelante, beau comme un dieu et aussi noble. Un chevalier qui m'emmènerait loin, très loin de cette vie que je déteste..".

Hélas, c'était un souhait sans espoir. A supposer qu'un tel homme existait, pourquoi diable s'intéresserait-il à elle ? Une pauvre fille qui était la cible préférée de ses camarades de classe ?

"Je les hais, je les hais tant..."

L'adolescente sortit à son tour et suivit ses camarades de classe. Ils étaient censés marcher en rang mais, évidemment, de petits groupes se formaient d'où s'échappaient un rire ou quelques mots.

Cinnamon restait en arrière. Peu à peu, elle ralentit le pas jusqu'à s'arrêter complètement. La classe continuait sans elle. Il fallait qu'elle se remette en route, qu'elle les rattrape...

Elle tourna à gauche et s'engouffra dans la première ruelle qui s'offrait à son regard.


Le cœur battant à l'idée d'être découverte, Cinnamon n'en finissait plus de errer. Enfin elle quitta la ville et se retrouva bientôt au milieu d'un décor digne de la Grèce antique : des ruines et autres colonnes parsemaient le paysage. Soudain, la jeune fille s'arrêta et poussa un cri de surprise. Elle venait d'avoir une étrange sensation, comme si elle avait traversé une sorte de... de voile invisible. Quelques picotements se firent sentir au bout de ses doigts et elle eut également l'impression qu'un courant très faible venait de parcourir son corps. Cela ne faisait pas mal mais c'était... étrange.

Elle se retourna et cligna des yeux. Au loin, la ville paraissait floue.

Cinnamon se frotta les yeux, les rouvrit. A croire qu'elle regardait la ville à travers une vitre à moitié opaque. Se retournant, elle observa alors le paysage devant elle et put constater qu'elle n'avait aucun problème de vue.

Peut-être qu'elle aurait dû rester avec les autres, finalement. Non, hors de question de rentrer ! C'était la première fois qu'elle fuguait ainsi, de quoi aurait-elle l'air si elle revenait la tête basse ? Elle avait décidé de se sauver pour échapper à sa vie misérable et sans saveur, alors autant aller jusqu'au bout. Elle respira un bon coup, serra les poings et, déterminée, avança.


Un peu plus tard, elle marchait au milieu d'habitations de pierre et de bois, lesquelles paraissaient de facture ancienne. Les gens qu'elle rencontrait avaient tous une allure bizarre, avec leurs drôles de vêtements. Elle ne comprit pourquoi ils la regardaient avec curiosité que lorsqu'elle abaissa les yeux sur ses propres habits. Ah oui, effectivement. Dans ce contexte, c'était elle qui détonnait...

— Hé, toi !

Cinnamon sursauta. Deux hommes habillés comme des... heu des soldats s'approchaient d'elle, l'air menaçants.

— Tu ne sais pas qu'il est interdit aux touristes de venir ici ? Tu vas repartir immédiatement d'où tu viens, compris ?

— Et vite, ou sinon...

L'adolescente recula, effrayée.

— Je... je m'en vais, désolée, murmura-t-elle.

Elle fit demi-tour. Et entendit le rire des deux hommes.

— Qu'est-ce que je t'avais dit. Rien qu'une stupide gamine qui s'est perdue.

Son sang ne fit qu'un tour et elle leur fit de nouveau face. On ne se moquerait plus d'elle ainsi !

— J'ai changé d'avis, dit-elle sans savoir d'où lui venait cette audace. Je reste.

Les deux hommes échangèrent un regard puis se tournèrent vers elle, l'air mauvais.

— Ah oui ? fit l'un d'eux. On dirait que t'as pas compris. Ici c'est privé, on veut pas de touristes !

— Si tu dégage pas vite fait, on sera obligé de te tuer.

Hein ? Comment ça la tuer ? Allons, ils plaisantaient bien sûr ! Ce n'était que de l'intimidation, rien de plus !

Certaine de n'avoir au fond rien à craindre, Cinnamon fit un pas vers eux et put lire la stupéfaction sur leurs visages.

— Je veux rester ici et je resterai, dit-elle.

— On dirait que mademoiselle n'a pas bien saisi. Tant pis pour toi !

L'homme s'élança vers elle, le poing levé et la jeune fille sursauta. Ce n'était pas vrai, il n'allait pas...

— Ça suffit !

Cinnamon allait de surprise en surprise. Voilà que son agresseur tombait à genoux devant elle et que l'autre garde l'imitait en tremblant...

— Votre Altesse...

L'adolescente déglutit péniblement. Elle sentait une présence dans son dos, une présence terrible et oppressante. Lentement, elle se retourna. Et crut une nouvelle fois se trouver en plein milieu d'un tournage de film.

L'individu qui se dressait devant elle, de haute taille, était encore plus curieusement vêtu que les autres, habillé comme il l'était d'une sorte de large toge blanche sur laquelle reposait une étole couleur émeraude. Cependant le plus étrange était son casque doré, lequel surmontait un masque bleu dont les yeux semblaient sertis de rubis. Même sa coiffure était originale pour un homme. Il paraissait en effet avoir les cheveux très longs, comme en témoignait la mèche argentée sur son épaule. Si Cinnamon se mit à trembler, c'est que cette personne dégageait un charisme incroyable. Autour d'eux le silence était pesant, les gens courbaient tous la tête avec une ferveur craintive.

"— Qu'attends-tu ? Ordonne aux gardes de la conduire à l'extérieur du Domaine !"

Réveillé depuis très peu de temps, l'Autre se permit un sourire en entendant la voix de ce cher Saga. Lorsque celui-ci avait décidé de rendre visite aux habitants de Rodorio, il avait pesté en silence. Pourquoi fallait-il qu'un être quasi divin comme lui aille s'ennuyer dans ce village misérable ? Pour faire la charité ? A présent les choses prenaient une tournure intéressante.

"— Elle a un certain cran. On dirait qu'elle ne sait pas où elle se trouve."

"— Bien sûr qu'elle ne sait pas ! Elle n'a rien à faire ici, dis aux gardes de la raccompagner !"

L'Autre gloussa intérieurement. Il ne savait pas comment elle avait fait pour traverser la barrière mais il avait une bien meilleure idée. Ah, elle voulait rester ? Parfait, on allait s'amuser un peu...

— Comment t'appelles-tu, ma fille ? demanda-t-il.

— Heu, Ciam... Cinna... Cinnamon, monsieur, bredouilla l'adolescente, intimidée.

L'homme sembla se redresser encore plus et elle se sentit aussi misérable qu'un insecte.

— Sache que je suis le Grand Pope, représentant d'Athéna sur Terre, et que tu te trouves sur le Domaine Sacré de la déesse. Aucun touriste n'est autorisé à se promener ici, à moins de risquer la mort. Cependant... Tu me paraît être une jeune personne déterminée. J'aime le courage et je veux bien te laisser une chance de faire tes preuves. Dis-moi, pratiques-tu un sport quelconque ?

Un sport ? Tout ce que ce mot évoquait à Cinnamon, c'était d'interminables heures de torture où ses camarades de classe ne manquait pas de la traiter de plat de nouilles...

— Pas vraiment, murmura-t-elle en grimaçant.

Le Grand Pope émit un rire amusé.

— Et bien, tu vas avoir l'occasion de faire un peu d'exercice. Tu vois cette falaise, au loin ? Un escalier permet de la gravir pour se rendre à mon Temple, celui du Pope. Si tu y arrives avant la tombée de la nuit, je t'accorderai le droit de séjourner parmi nous. Pour l'instant, ensuite je verrai quoi faire de toi.

Monter un simple escalier ? Même s'il était très long, cela ne devait pas poser de problème. Au moins on ne lui demandait pas de faire partie d'une équipe de foot ou de volley. La jeune fille sourit. Si ce n'était que ça...

— Ah oui, j'ai failli oublier... reprit le Pope d'un ton qui indiquait le contraire. Tout le long de ces marches se trouvent douze Maisons qui sont habitées par douze Chevaliers d'Or, les être les plus puissants sur Terre et les gardiens d'Athéna. Je leur ferai savoir que tu dois relever un défi mais ils seront libre de te laisser passer ou pas.

Il ne précisa pas qu'ils auraient aussi le droit de l'éliminer s'ils le jugeaient utile.

Certes, autoriser cette fille a gravir le Grand Escalier était pour le moins inhabituel mais l'Autre avait envie de s'amuser et l'arrivée impromptue de cette étrangère lui en fournissait l'occasion. Il serait bien temps de la tuer ensuite si elle devenait gênante.

Soudain il fronça les sourcils sous son masque. Dans sa tête, la voix de Saga venait de hurler son indignation. Il lui ordonnait, le suppliait de laisser cette fillette s'en aller. Lui faire rencontrer les Saints d'Or ? Pourquoi ne pas l'achever tout de suite, tant qu'on y était ? Surtout avec certains énergumènes... Non, décidément elle n'avait rien à faire ici. Elle n'était pas de leur monde. Qu'elle parte, et qu'elle parte vite ! Pourquoi ne s'enfuyait-elle pas, cette inconsciente ?

— Ces gardes vont te conduire au pied des marches. Ne me déçois pas, petite cannelle.

Sur ces mot, l'homme se détourna et reprit son chemin comme si, brusquement, Cinnamon n'existait plus. Celle-ci eut un sourire gêné quand les soldats lui firent signe de les suivre avec un air bougon.

Dans quelle galère avait-elle été se fourrer ?


Maison du Bélier



Comme cela leur avait été ordonné, les gardes l'avait accompagnée jusqu'au bas d'un gigantesque escalier, si haut qu'il se perdait au loin. A quelques dizaines de mètres, cependant, se dressait un temple majestueux, tout de marbre blanc. Les soldats l'ayant quittée en ricanant, Cinnamon prit son courage à deux mains et avança.

L'intérieur était gigantesque et parsemé de colonnades, tel un temple grec. Au fur et à mesure que la jeune fille progressait elle prenait de plus en plus d'assurance, tant il était évident que cette maison était inoccupée. Au bout d'un long moment, elle franchit enfin la sortie.


Maison du Taureau


Elle marchait vers l'intérieur du Temple lorsque soudain elle fut rejetée en arrière comme si elle avait heurté un mur. Tombée sur les fesses, elle grimaça et se frotta le bas du dos avant de lever les yeux. Et les écarquilla. Une montagne de muscle venait de faire un pas vers elle. Haut de plus de deux mètres, massif, le Chevalier du Taureau la dévisageait avec sévérité.

— J'ignore pourquoi notre Pope a jugé bon de te laisser monter le Grand Escalier mais une chose est sûre. Tu n'as rien à faire ici !

Cinnamon se releva et épousseta son pantalon.

— C'est qu'on a essayé de me faire comprendre, répondit-elle. Il parait que vous protégez Athéna. Seulement moi je ne suis pas une ennemie. Tout ce que je veux, c'est gravir cet escalier.

Elle se rendit compte, en disant ces mots, que c'était la vérité. Elle souhaitait vraiment réussir. C'était une question d'honneur, trop souvent on s'était moqué d'elle. Si elle pouvait faire une chose considérée comme insensée, si elle pouvait gagner ce défi... Alors elle ne serait plus cette fille peureuse qui courbait la tête pour un rien.

Le Saint fronça les sourcils et croisa les bras.

— C'est très dangereux, tu sais, dit-il.

— Oui, les gens ne sont pas très ouverts par-ici. Des gardes ont déjà essayé de me flanquer dehors.

— Non je veux dire que nous, les Chevaliers d'Or, nous avons le droit de te tuer si nous le voulons.

Un léger silence s'ensuivit, pendant lequel Cinnamon digéra ces paroles. Puis :

— Mais c'est impossible ! On ne peut pas tuer les gens seulement parce qu'ils nous gênent !

— Ici, c'est le cas. N'oublie pas que nous protégeons Athéna, nous ne pouvons nous permettre de laisser passer n'importe qui.

La jeune fille croisa les bras à son tour.

— Justement, si je suis "n'importe qui" je ne peux pas être un ennemi de votre déesse. Je vais rester ici jusqu'à ce vous me laissiez passer, messire.

Le Chevalier esquissa un bref sourire. Messire, hein ? Voyons voir combien de temps elle était capable de tenir.

Le silence s'installa, pendant lequel Cinnamon resta elle-aussi debout, les bras croisés. Au bout de longues minutes, néanmoins, elle s'assit à même le sol. Malgré sa lassitude, elle ne semblait pas décidée à partir. Finalement, le Taureau éclata de rire.

— Je vois que tu es vraiment déterminée, dit-il. Bon, très bien, tu peux passer. C'est vrai que tu ne représente aucun danger. Par contre, tu n'auras peut-être pas autant de chance avec les autres.

L'adolescente se releva en souriant.

— C'est vrai, je peux ? Oh merci beaucoup, messire !

— Mon nom est Aldébaran.

— Cinnamon, répondit-elle en esquissant une révérence. Merci encore !

Et elle pénétra dans le Temple. Alors qu'elle s'éloignait, Aldébaran soupira :

— Je ne sais pas si je te rends vraiment service en te laissant passer...

 

Maison des Gémeaux

 

Tout comme celui du Bélier, ce Temple paraissait inoccupé. Cinnamon le traversa pourtant avec une certaine appréhension. Même si elle ne rencontra personne, il émanait de ce lieu comme une présence écrasante, non malveillante mais attentive. Plusieurs fois, la jeune fille se retourna pour s'assurer qu'elle n'était pas suivie, tant elle avait l'impression d'être surveillée.

— On dirait une maison hantée, dit-elle pour entendre le son de sa propre voix. Bientôt un fantôme va apparaître de derrière une colonne.

Aucun fantôme ne se montra, cependant la présence se faisait de plus en plus forte et Cinnamon dut respirer profondément pour chasser l'inquiétude qui la gagnait. Elle n'était pas rassurée, mais alors pas du tout. Pendant un instant, elle se prit à espérer la venue du Chevalier qui gardait ce Temple, juste pour voir quelqu'un de tangible. Nul n'apparut. Brusquement l'adolescente sentit une humidité sur sa joue et la toucha du doigt. Une larme ? Allons bon qu'est-ce qui lui prenait ?

Il lui prenait que, subitement, une onde de tristesse s'était emparée d'elle. Elle se sentait triste, affreusement triste... Soudain elle éclata de rire, envahie par un étrange sentiment de joie. Tout le long du chemin elle alterna rires et larmes sans même savoir ce qui la mettait dans cet état. Arrivée à la fin de la Maison, elle s'immobilisa.

Elle était revenue à son point de départ.

Ce n'était pas possible, elle avait dû se perdre ! Pestant, elle fit demi-tour et s'enfonça de nouveau dans les profondeur du Temple. Et, à nouveau, elle fut prise d'une terrible crise de rires et de larmes. Cela commençait à devenir franchement pénible. Cet endroit était peut-être bel et bien hanté.

Après avoir erré plus de deux heures dans le labyrinthe des Gémeaux, elle se trouva enfin face à un mur, du côté de la sortie. La sortie, justement, où était-elle ? Normalement, il y aurait dû y avoir une ouverture, une porte ou quelque chose. N'importe quoi mais pas ce mur. Se pouvait-il... Après tout, la crise qu'elle avait eu comme si ce lieu parlait à quelque chose tout au fond d'elle-même, ses errances dans cette Maison étrange et maintenant ça, cette paroi... Sans compter cette sensation d'être épiée par quelqu'un de dangereux. Cette personne, le gardien, était-il une sorte de magicien ? Si oui, il devait avoir manipulé son esprit pour lui faire voir des illusions. Donc le mur en face d'elle n'existait pas, il n'avait aucune réalité. En face d'elle devait se tenir la sortie.

— Pourvu que je ne me trompe pas, murmura-t-elle.

Ce n'était pas une illusion qui allait l'arrêter. Elle respira un bon coup et s'élança...

Et heurta le mur de plein fouet.

Elle fut rejetée en arrière et, juste avant de sombrer dans l'inconscience, il lui sembla entendre un rire moqueur. Elle se réveilla quelques minutes plus tard, avec un méchant mal de crâne. S'asseyant, elle se passa la main sur le front.

— Ouille, fit-elle en se souvenant de la rencontre de sa tête avec la paroi. Mais quelle cloche !

Elle se releva, s'épousseta et fit quelques pas... La sortie se trouvait juste un peu plus loin.

— Décidément quelle idiote !

La présence avait apparemment disparu et ce fut sans encombres que Cinnamon quitta enfin les lieux. Une fois à l'extérieur elle leva les yeux vers le prochain Temple, le quatrième. Si elle en croyait les horoscopes, les natifs de ce signes étaient des gens doux et rêveurs. Au moins une Maison qu'elle pourrait traverser sans encombre, si tel était le cas.

On était au début de l'après-midi et le soleil commençait à taper. Incommodée par la chaleur, la jeune fille soupira et reprit sa route vers le Temple du Cancer.