CHAPITRE VINGT-HUIT

Entrainement



Maison du Cancer



Inquiète, Cinnamon se dépêchait de traverser le Temple du Cancer... Elle venait de rendre visite à Aldébaran et espérait de tout son cœur pouvoir passer inaperçue. En vain.

— Cinnamon.

La jeune fille s'arrêta et se tourna vers DeathMask qui sortait d'un coin sombre. Le Chevalier tendait la main gauche vers elle tandis qu'il lui faisait signe de la droite de venir vers lui. Évidemment, l'adolescente resta clouée sur place et le Cancer ajouta :

— Viens ici.

Cinnamon secoua la tête et recula, effrayée. Pourquoi les autres Saint d'Or ne passaient-ils jamais dans cette Maison lorsqu'il le fallait ? Brusquement elle poussa un cri de surprise : DeathMask venait d'apparaître près d'elle et il lui prit le bras.

— Est-ce que je t'ai déjà demandé ton avis ? rappela-t-il.

Une lueur doré les enveloppa et, comme la première fois, la jeune fille sentit la nausée l'envahir tandis qu'un vertige lui donnait la sensation très nette de tomber... tomber...

— C'est bon, c'est fini. Tu peux ouvrir les yeux.

Le ton moqueur du Chevalier incita en effet l'adolescente à entrouvrir les paupières. C'est ainsi qu'elle réalisa qu'elle était étroitement accrochée à l'homme. Aussitôt elle rougit et se détacha de lui, se reculant le plus possible.

Ils étaient revenus dans ce monde étrange qu'il appelait Yomotsu. Ce monde où elle avait passé des heures et des heures... Cette fois elle obéirait. Elle ne voulait pas prendre le risque de mécontenter DeathMask au point qu'il déciderait de l'abandonner dans ce lieu lugubre. Justement, le Cancer la fixait d'un regard perçant et elle n'aimait pas ça, mais alors pas du tout.

— Ça va pas, il y a quelque chose qui cloche, dit-il.

Soudain il ordonna :

— Déshabille-toi.

Cinnamon sursauta et recula.

— Quoi ? Non...

En un instant le Chevalier fut près d'elle. Sans lui laisser le temps de réagir, il empoigna sa robe et la lui ôta, la faisant passer par-dessus sa tête. Une demi-minute plus tard, Cinnamon était en sous-vêtement. Terrifiée, elle gardait ses bras autour de ses épaules en une protection dérisoire. Souriant, le Cancer fit tournoyer le vêtement avant de le lancer au loin.

— Bien, fit-il. Il faudra songer à te trouver une tenue adéquate. Maintenant que c'est réglé, à nous. La dernière fois tu as montré que tu savais oser des choses habituellement impensables, comme porter la main sur un Saint d'Or. J'espère que tu n'as pas oublié la leçon. Voyons voir ce qu'on va t'apprendre, aujourd'hui...

L'adolescente fit quelques pas en arrière, réellement terrifiée.

DeathMask s'approcha d'elle et, lui prenant les poignets, il lui décroisa les bras, les lui plaçant le long du corps.

— Pour commencer, ne sois pas si crispée. Je sens la peur émaner de toi. Ce que tu peux être énervante parfois !

— Mais c'est pas ma faute si vous... commença la jeune fille avant de s'interrompre.

— Si je quoi ? Allez, exprime-toi ! Vas-y, parle !

— Si vous me fichez la trouille ! s'écria-t-elle, à bout.

Le Chevalier sourit. Ça c'était parfait.

"Et pourvu que ça dure..." songea-t-il.

Quelque chose lui disait qu'il y avait tout intérêt... Néanmoins, cette frayeur pouvait être gênante pour l'entraînement. C'était justement la peur et la timidité qui freinaient Cinnamon, qui l'empêchait de se servir de ses pouvoirs. Pas la peine de traumatiser davantage cette pauvre gamine, au contraire, les séances devaient être un minimum agréable pour elle. Il fallait que ça lui plaise pour qu'elle puisse se détendre. Une fois qu'elle se serait relaxée un peu, il trouverait un moyen pour l'inciter à utiliser ses dons.

En attendant, quoi de mieux qu'un peu d'exercice physique pour se vider la tête ? D'après ce qu'il avait compris, cette petite n'en avait aucune habitude, à part les cours au collège et, à présent, la montée du Grand Escalier. Ah, elle n'aimait pas le sport ? Et bien c'était dommage pour elle. Parce qu'elle avait à présent un coach personnel qui avait bien l'intention de ne pas la laisser se reposer. Plus tard, lorsqu'elle serait à la fois épuisée et détendue, il solliciterait ses pouvoirs.

— Comme c'est la première véritable séance, on va commencer en douceur... déclara-t-il avec un sourire cynique. D'abord quelques exercices d'échauffement, ensuite on passe aux choses sérieuses.

Il entendit avec amusement Cinnamon déglutir péniblement au vu de ce qui l'attendait.





Deux heures plus tard



Ainsi qu'il l'avait prévu, deux malheureuses petites heures avaient suffi pour épuiser Cinnamon. La jeune fille était assise par terre, le souffle court. Elle avait mal partout mais, curieusement, ce n'était pas si désagréable. Au contraire même, cette douleur physique et la fatigue lui plaisaient d'une certaine façon. Parce qu'il s'agissait d'une bonne souffrance, celle qui vous disait que vous veniez de vous donner à fond, que vous aviez agi, bougé... Jamais, au cours des leçons sportives, elle n'avait ressenti un tel bien-être. Au fond d'elle, l'adolescente était fière d'elle, fière de ce qu'elle avait fait sous la direction du terrible Saint du Cancer.

Ce dernier sembla réfléchir un instant, puis il dit :

— Bien, maintenant tu vas faire un de ces trucs dont tu as le secret.

— Que... quels trucs ?

— Pas la peine de jouer les innocentes ! Je veux parler de ces drôles de choses impossibles que tu peux réaliser. Par exemple, comment as-tu fais pour les visages d'enfants ?

Un souvenir ténu traversa Cinnamon.

— Oh ça, fit-elle. Je... je ne sais pas.

Devant le regard du Chevalier elle s'empressa d'expliquer :

— J'ignore ce qu'il s'est passé, je vous le jure ! J'ai entendu les enfants pleurer dans ma tête, alors je suis venue les voir et j'ai eu l'idée de leur raconter une histoire, c'est tout. Oui je les ai vu changer d'apparence mais je ne savais pas... que c'était moi. Je croyais que c'était normal...

— Et bien non, ce n'était pas normal, répliqua DeathMask. Tu veux me faire croire que tu n'as aucune idée de comment tu as fait ? Peu importe, si tu l'as fait une fois, tu peux recommencer. Utilise ton pouvoir pour faire une autre chose complètement dingue.

La jeune fille baissa la tête. C'était impossible, elle ne savait pas comment faire... Pour les visages, c'était venu comme ça, elle n'avait pas menti. Pour ce qui s'était passé avec Saga et l'Autre, elle s'en souvenait vaguement. Parce qu'elle préférait oublier cette nuit maudite, elle n'avait jamais pris le temps de revenir sur ce phénomène étrange : Kyko qui s'effaçait pour laisser la place à messire Saga... parce que qu'elle le lui avait ordonné.

Ordonné. Était-ce ça la clé ? Suffisait-il qu'elle le veuille pour que ça arrive ? Non, c'était définitivement impossible. Personne ne pouvait faire ça et elle encore moins.

— Je vois, dit soudain le Chevalier avec un dégoût évident. Mademoiselle a certaines capacités et elle est incapable de les utiliser. Bravo. Tu es déjà nulle en sport — excuse-moi mais une grand-mère grabataire aurait pu faire les exercices je te t'ai demandé tout à l'heure — mais en plus tu n'es pas fichue d'utiliser les dons que tu possèdes. Dis-moi, tu es bonne à quoi, au juste ?

Cinnamon serra les poings. Des sarcasmes, encore. Elle en avait tant entendu dans son autre vie. Elle qui était si fière d'elle il y avait quelques minutes... A présent elle tremblait de honte. Elle avait tellement horreur que l'on se moque d'elle !

— Pauvre fille...

A nouveau cette vieille insulte, prononcé avec mépris.

A cause de l'entraînement physique, l'adolescente était certes épuisée mais elle était également détendue mentalement. Dans un autre contexte, les moqueries du Cancer auraient suscité un extrême malaise, dû aux mauvais souvenirs scolaires, et par-là un réflexe de peur. Cinnamon se serait recroquevillée dans son angoisse et sa timidité l'aurait empêchée d'agir.

Or, à cet instant, détendue comme elle l'était, ce ne fut pas l'angoisse qui fit son apparition chez elle mais la colère.

Elle en avait assez ! Marre que l'on se moque d'elle, marre d'être la nouille coincée de service ! Marre, marre... Elle avait envie de... elle voulait... Elle ne savait pas quoi, cependant il fallait qu'elle fasse quelque chose. Avant de réaliser ce qu'elle faisait, elle s'était levée, les poings toujours serrés.

— Ne dites pas ça, proféra-t-elle d'une voix étrangement sourde. J'ai horreur de cette appellation.

— Oh vraiment ? Pauvre fille...

Brusquement, sans réfléchir, elle cria :

— Salaud !

— Quoi ? J'ai rien entendu. Parle plus fort !

Hors d'elle-même, dans un état second crée par la rage, la jeune fille répéta :

— Salaud ! Espèce d'ordure ! Vous n'êtes qu'un salaud !

Elle se gardait bien de penser à la raison précise qui faisait de lui une ordure. Elle lançait ces mots sans réfléchir, uniquement mue par la colère.

DeathMask la laissa s'exprimer, pour une fois qu'elle se lâchait...

Lorsqu'elle se tut, rendue muette par la fatigue, il s'approcha d'elle et la prit par les épaules.

— Regarde, ordonna-t-il.

Surprise elle ouvrit les yeux, les baissa et poussa un cri de stupeur.

Le sol à ses pieds était rouge sang. De plus il s'était soulevé en prenant la forme de pics rocheux. Le pire dans tout ça, c'est que ce n'était pas une illusion. Ce changement dans le paysage de Yomotsu était bien réel, même s'il s'agissait d'un changement mineur.

— Mais comment... murmura Cinnamon.

—C'est toi qui as fait ça, n'en doute pas, répondit le Chevalier en touchant du pied les aspérités pointues. Je sais pas comment, mais tu as réussi à changer la structure du sol.

"Comme un dieu ou une déesse pourrait le faire..." songea-t-il.

— C'est ça ton pouvoir, poursuivit-il. Changer les choses, les transformer selon ta volonté. Tu en es capable, la preuve, alors je ne veux plus jamais que tu doutes de toi, compris ?

L'adolescente hocha la tête, encore sous le choc. DeathMask continua :

— Bon, ça suffit pour cette fois. La prochaine fois, tu auras intérêt à ne pas oublier ce que tu peux faire. Allez viens.

Il appuya ses paroles en ramassant la robe et en lui tendant la main. Comprenant ce que cela voulait dire, Cinnamon fit un effort sur elle-même et glissa sa main dans la sienne. Aussitôt il l'attira contre lui, passant son autre bras autour de sa taille. Une lueur doré les enveloppa et la jeune fille ferma les yeux. Cette sensation de tomber, elle ne s'y habituerait jamais...

Lorsqu'ils furent arrivés dans la Maison du Cancer, elle se détacha très vite de lui.

— Allez, file maintenant, permit le Chevalier avec un sourire moqueur. Dépêche-toi de te sauver...

Cinnamon ne se le fit pas dire deux fois.





Une fois dans sa propre salle de bain, Cinnamon fut prise de nausées. De plus un étau lui serrait la tête. En gémissant, elle se traina jusqu'au lit et ferma les yeux.





Grande Salle du Pope



— Une tenue de femme chevalier ? Il n'en est pas question ! tonna le représentant d'Athéna sur Terre. Je peux savoir d'où te viens cette idée ridicule ?

— C'est-à-dire que, pour l'entraînement... tenta DeathMask, genoux à terre.

— Quel entraînement ? Je t'ai demandé de la prendre comme élève mais tu sembles oublier qu'elle ne sera jamais Chevalier. Elle n'a donc pas besoin d'une tenue d'entraînement. Tout ce qu'on te demande, au cas où tu ne l'aurais pas compris, c'est de lui apprendre à utiliser ses pouvoirs, un point c'est tout !

Le Cancer comprit qu'il n'obtiendrait pas gain de cause. Et puis, c'était vrai, à la fin. Tout ce qu'il avait à faire, c'était de décoincée la petite dinde pour qu'elle soit en mesure d'apporter ses propres pouvoirs à son Altesse sur un plateau d'argent. Rien de plus, rien de moins. Pourquoi avoir commencé un entraînement physique dans ce cas-là ? DeathMask ne le savait pas encore lui-même. Sur le moment, il avait agi par instinct mais le Pope avait raison. Cette fille ne serait jamais Chevalier, pourquoi perdrait-il son temps avec elle qui était la créature la plus lente et la plus faible qu'il ait jamais vue ?

Il inclina la tête avec prudence, comprenant que l'humeur de son supérieur n'était pas au beau fixe.

— Comme vous voudrez, Majesté...

Il se leva et s'apprêtait à partir lorsque la voix de l'usurpateur l'arrêta :

— DeathMask.

Celui-ci se retourna.

— Je t'ai confié cette fille dans un but précis, ne l'oublie pas. En revanche, comme je te fais confiance, tu as carte blanche pour mener à bien ta mission.

Un sourire illumina le visage du Cancer.





Carte blanche, hein ? C'était parfait, parce que DeathMask avait bien l'intention d'en profiter. C'est ainsi qu'il guettait la moindre occasion de s'accaparer Cinnamon quelques heures. Ce n'était guère facile, elle était toujours fourrée avec les autres Chevaliers et le Cancer devait ronger son frein. En revanche, lorsque la gamine se retrouva avec Aphrodite... Il suffit d'un coup d'œil entre les deux Saints et l'affaire était entendue. Cinnamon surprit leur échange avec inquiétude mais Aphrodite tenta de la rassurer :

— Ne t'inquiète pas, tout ira bien. Il te ramènera ici lorsque ce sera terminé.

— Mais oui, ajouta DeathMask en levant les yeux au ciel. Je te ramènerai où tu veux.

Il tendit la main.

— Bon, amène-toi.

Un regard vers le Poissons qui ne paraissait guère décidé à bouger, et Cinnamon s'avança en tremblant. Le contact de sa main avec celle de l'homme lui fit comme un choc électrique mais elle tint bon. Le Cancer sourit et entoura sa taille de son bras, comme d'habitude, un geste qui paraissait intime. Aphrodite secoua la tête alors qu'une lueur dorée les enveloppait jusqu'à les dissimuler, non sans lui avoir laissé voir l'adolescente s'accrocher à DeathMask.





YOMOTSU HIRASAKA



La séance se déroula exactement comme la fois précédente. DeathMask ordonna à la jeune fille de se déshabiller. Cette fois, elle obéit et posa soigneusement sa robe à terre. Ensuite, elle se tint devant lui, en sous-vêtement et terriblement vulnérable.

— Tu pourras amener une serviette de toilette et des affaires de rechange dans le Temple du Cancer, accorda l'homme. Ça évitera que les autres te voient couverte de sueur.

Surprise, Cinnamon demeura muette. Voilà qu'elle avait la permission d'utiliser la salle de bain du Cancer ! Celui-ci ne s'attarda pas sur ce point et commença immédiatement à lui ordonner un exercice physique.

C'était les mêmes que la dernière fois, difficiles, épuisants, mais tellement bons. Plus le temps passait, et plus l'adolescente en venait à les apprécier. Étrangement, elle avait l'impression que chaque fibres de son corps revivait, comme si chacune de ses cellules s'ouvrait toute grande pour absorber le maximum d'oxygène.

Deux heures plus tard, épuisée mais envahie de bien-être, elle dût une nouvelle fois faire appel à ses pouvoirs. Cette fois, DeathMask se plaça juste derrière elle pour lui montrer comment respirer. Sa proximité et sa main sur son ventre donnaient à la fois à la jeune fille l'envie de hurler et celle de se laisser aller. Déroutée et confuse, elle écouta les explications et ferma les yeux très fort pour se concentrer sur sa respiration.

Au bout d'un moment, le Chevalier la prit par le menton et lui fit lever la tête.

Comme si un peintre géant avait promené sa plume sur le ciel habituellement anthracite de Yomotsu, celui-ci changeait de teinte, passant du noir au mauve, puis au rouge et même au vert.

Un filet de sang coula du nez de Cinnamon. Épuisée, elle s'évanouit dans les bras du Cancer.

Et le ciel reprit sa couleur ordinaire.



Maison des Poissons



— Que s'est-il passé ? s'inquiéta Aphrodite lorsque DeathMask apparut dans une lueur dorée, Cinnamon évanouie serrée contre lui.

Aussitôt le Cancer lui fourgua d'autorité la jeune fille dans les bras, comme s'il avait hâte de se débarrasser du fardeau.

— Rien, répondit-il. La petite nature a tourné de l'œil, c'est tout.

"Et tu n'as pas cherché à la ranimer d'une paire de claques ?" s'interrogea le Poissons.

— Je peux savoir en quoi consiste les "entraînements" ? demanda-t-il en remarquant le filet de sang qui avait coulé de la narine de l'adolescente.

— Désolé, secret défense.

— Je pense toujours que c'est une erreur. Cinnamon n'a pas l'étoffe d'un Chevalier, comment veux-tu qu'elle résiste à une seule séance avec toi comme maître ?

— Pfff, t'en fais pas pour elle. Je peux t'assurer que les dispositions, elle les a, même si ça n'a rien à voir avec le fait d'être Chevalier. En attendant, à toi de jouer les baby-sitters, moi j'en ai assez fait pour aujourd'hui.

DeathMask s'apprêtait à quitter les lieux lorsqu'il s'arrêta et se retourna à demi, comme s'il avait oublié quelque chose.

— Juste comme ça, elle va vite se rétablir, pas vrai ? s'enquit-il.

Aphrodite se retint de sourire en percevant l'inquiétude dans la voix de son compagnon d'armes.

— Alors comme ça, le terrible DeathMask s'inquiète pour son élève ?

— Ne dis pas n'importe quoi, tu veux ! s'exclama le Cancer. Cette fille, je n'en ai rien à faire, elle peut tout aussi bien crever. Non, je voulais savoir quand je pourrais m'occuper d'elle à nouveau. C'est que j'ai des ordres, moi.

Sur ce, le Chevalier entreprit de quitter le Temple des Poissons sans plus se retourner.





Ce fut avec surprise que Cinnamon se réveilla dans la Maison des Poissons. Allongée sur le canapé, une serviette humide sur le front, elle ouvrit à peine les yeux qu'une douleur lancinante vint encercler sa tête, lui faisant pousser un gémissement. Et ce n'était pas tout. Une nausée menaçait de l'envahir. Aphrodite comprit immédiatement ce qui se passait et alla en quatrième vitesse chercher une bassine. Il était temps, la jeune fille n'ayant rien dans l'estomac, elle ne rendit que de la bile.

Mais que diable se passait-il lors de ces séances pour la mettre dans un tel état ?

— Ça va un peu mieux ? demanda Aphrodite en lui ressuyant la bouche.

L'adolescente hocha la tête, elle se sentait soulagée, bien qu'elle eut encore mal à la tête.

— Je vais te préparer une tisane, ça te fera du bien.

Il disparut dans son jardin et revint avec quelques herbes qu'il plongea dans l'eau frémissante. Puis il porta le bol à Cinnamon qui, dès la première gorgée du breuvage amère, se sentit tout de suite mieux. Son mal de tête diminua considérablement.

— Tu n'auras qu'à venir ici, si ça ne va pas, proposa le Saint des Poissons. Mais dis-moi, il est si dur que ça, ton maître ?

Cinnamon réfléchit. Dur ? Oui il l'était, de même qu'il se montrait exigeant envers elle mais...

— Il n'est pas méchant, réalisa-t-elle soudain. Il n'est pas comme d'habitude. Il... est dur oui mais il ne me crie pas dessus et il ne me tape pas comme à l'ordinaire. Et puis, j'aime bien les exercices qu'il me fait faire. Ça me permet de me défouler, et j'aime ça...

Ces derniers mots n'avaient été qu'un murmure.





Et c'était vrai. Autant le Chevalier du Cancer était infect avec l'adolescente dans la vie de tous les jours, autant, à Yomotsu, son comportement changeait étrangement. Bien sûr il demeurait cassant et cynique, mais il ne la houspillait pas lorsqu'elle n'arrivait pas à faire un exercice. De même qu'il ne la frappait jamais.

Au contraire, au bout de plusieurs jours, il s'était mis en tête de lui enseigner quelques gestes de base de l'auto-défense. Sachant à présent le pourquoi de ces séances, Cinnamon avait demandé pourquoi il l'entraînait ainsi, physiquement. La réponse avait fusé, comme si DeathMask n'avait pu la retenir :

— Parce que ça me ferait mal que tu sois même pas fichue de te défendre face à de simples gardes ou des voyous ! Et rêves pas, tu ne sera jamais au niveau d'un simple Chevalier de Bronze... Non, si je fais ça, c'est pour que tu puisses au moins te protéger face à des gens ordinaires...

Les séances avaient alors pris une nouvelle dimension. Tout d'abord, Cinnamon effectuait quelques exercices physiques pour s'échauffer, ensuite le Cancer lui enseignait quelques gestes d'auto-défense. Puis, épuisée physiquement mais bizarrement heureuse, elle devait se concentrer sur ses véritables pouvoirs.

Les séances se terminaient toujours pour la jeune fille avec un mal de tête encerclant son crâne et une forte nausée. De plus, sa concentration avait tendance à la faire saigner du nez. DeathMask n'était pas aveugle. Il voyait bien que solliciter ses pouvoirs réclamait à l'adolescente un lourd tribut. Son cerveau ne sortirait sans doute pas indemne de ces séances...





Domaine Sacré d'Athéna

Mardi 7 octobre 1986



Shaina venait de proposer à Argol de l'aider à châtier ces misérables Chevaliers de Bronze. Soudain, leur attention fut attirée par une silhouette à demi-dissimulée.

— Qui va là ? Montre-toi ! exigea la femme-chevalier.

Elle éclata de rire lorsqu'elle vit Cinnamon.

— Décidément, c'est la journée des fuyards !

— Bonjour, Shaina. Bonjour, Argol, répondit simplement la jeune fille.

Shaina s'avança et darda sur elle un index à l'ongle menaçant :

— Qu'est-ce que tu fiches ici ? Aurais-tu toi-aussi envie de t'échapper ?

Cinnamon secoua la tête, visiblement peu impressionnée.

— J'ai vu ce que vous avez fait aux apprentis, dit-elle calmement, et j'aimerais demander quelque chose à Argol.

Le Saint de Persée échangea un regard avec celui d'Ophiuchus. Voilà qui devenait intéressant. Le visage impassible, Argol regarda l'adolescente s'approcher de lui. Il s'attendait à tout, sauf à la question qu'elle lui posa :

— Argol, s'il te plaît, est-ce que je peux regarder ton bouclier ? Tu sais avec les yeux qui s'ouvrent...

— Tu veux donc mourir, s'enquit le Silver, surpris.

Pour toute réponse, Cinnamon essaya de le contourner dans l'intention manifeste de voir le bouclier accroché à son dos. Argol s'arrangea pour continuer à lui faire face. Était-elle suicidaire ou complètement folle ?

Il ne pouvait pas savoir que la jeune fille désirait seulement tester son propre pouvoir. Était-elle capable de résister au terrible regard de la Méduse ?

— Je n'ai aucun besoin d'utiliser mon bouclier pour t'aider à quitter ce monde, si c'est-ce que tu souhaites, dit-il.

— Et tu ferais une belle connerie.

Surpris, les deux Chevalier levèrent la tête en direction de la voix qui venait de retentir... et se figèrent.

— Vous êtes... commença Shaina.

Le nouvel arrivant sauta du rocher, d'où apparemment, il avait suivi toute la scène. L'armure doré qui le recouvrait inspira aussitôt aux Silvers un respect inquiet, d'autant plus que cet homme était...

— Chevalier DeathMask ! termina Shaina.

— Lui-même. J'ai entendu ce que vous complotiez. Ce n'est pas mal de faire du zèle mais auriez-vous oublié les ordres du Grand Pope en ce qui concerne cette fille ?

Devant le silence de ses interlocuteurs, le Saint du Cancer poursuivit, appréciant l'angoisse qu'il percevait chez eux.

— Je vais vous rafraîchir la mémoire. Cette fille est placée sous la seule responsabilité des Chevaliers d'Or.

C'est à eux de la surveiller, et c'est donc à eux de la châtier si nécessaire. Vous aviez donc l'intention de vous substituer à la Grade Dorée ?

— Bien sûr que non ! s'exclama Shaina.

Nous n'avons aucune intention d'outrepasser nos prérogatives, ajouta Argol?+. Cependant, si vous avez assisté à tout, vous savez que c'est elle qui est venue vers nous.

— Tu te cherches des excuses, Argol ? s'enquit le Gold en souriant.

— Je ne cherche aucune excuse. Si elle avait tenté de s'enfuir, je l'en aurais empêchée. Et un accident est si vite arrivé...

DeathMask éclata de rire.

— Voilà le genre de réponse qui me plaît ! Allez, filez tous les deux avant que je ne change d'avis. Je m'occupe d'elle, dit-il en désignant la jeune fille du menton.

Celle-ci avait suivi la conversation avec une appréhension qui se transforma en anxiété lorsqu'elle comprit que les deux Silvers allaient la laisser avec le Saint d'Or... Ce fut-il s'agit d'un autre, ils auraient sans doute protesté un peu pour la forme. Mais la réputation de tueur sanguinaire de cet homme, qu'ils savaient justifiée, les incitait à obéir. On ne discutait pas les ordres de l'élite de la Chevalerie d'Athéna, surtout quand son représentant était aussi puissant que violent...

— Au fait, Argol ! l'interpella DeathMask alors qu'il s'éloignait avec Shaina.

Le Chevalier de Persée se retourna.

— Pas mal, avec les gosses ! fit le Cancer en levant le pouce.

— J'ai presque des remords de la laisser seule avec ce dingue, murmura Shaina sous son masque.





Lorsque les deux Silvers eurent disparu, DeathMask toisa la jeune fille d'un air sévère, les mains sur les hanches.

— Regarder le bouclier de la Méduse, hein ? Décidément tu nous auras tout fait !

Puis il ajouta beaucoup plus bas :

— Allez, amène toi, le Pope veut te voir.

"Heu... lequel ?" se demanda Cinnamon. Qui la demandait, Saga ou Kyko ?

— C'est-à-dire que, heu...

— Tu viens ou je te traîne là-haut par la peau du cou ! la coupa-t-il.

La jeune fille leva les yeux en direction du Zodiaque d'Or et considéra en pensée le long chemin jusqu'à la première Maison, l'interminable escalier, les douze Temples...

— Vous ne feriez pas ça...

Ces mots avaient à peine franchi ses lèvres qu'elle se retrouva par terre, une poigne de fer lui agrippant les cheveux. Un cri de douleur lui échappa lorsqu'elle se sentie tirée sur le sol.

— J'adore quand tu me provoques ! fit le Cancer d'un air réjoui.

L'adolescente fit de son mieux pour rester silencieuse, en dépit de la sensation de brûlure qu'elle ressentait. C'était comme si on lui arrachait la peau du crâne, indéfiniment. Au bout de quelques mètres, elle fut obligée de crier grâce :

— D'accord, d'accord ! Je viens, je peux marcher, lâchez-moi !

Il la libéra et elle resta assise à se frotter la tête. Un instant elle songea à refuser de se lever mais un coup d'œil au Gold l'en dissuada. Très vite, elle se remit sur pied et épousseta sa robe.





Ils étaient arrivés à proximité de la Maison du Bélier lorsque DeathMask s'approcha d'une paroi rocheuse. Une légère manipulation découvrit un étroit passage taillé dans la pierre.

— Pas la peine de déranger les autres, expliqua-t-il.

Cinnamon hésita devant l'ouverture et lança un regard inquiet au Chevalier. Finalement, elle s'engouffra la première dans le boyau obscur.



Maison des Poissons



Alors qu'il était en train de soigner les fleurs de sa roseraie, l'attention du Chevalier des Poissons fut attirée par deux silhouettes qui émergeaient du passage secret reliant les douze Maisons, non loin de son propre Tempe. La première était DeathMask, suivi par Cinnamon.

Celle-ci ne cessait d'essuyer le sang qui lui coulait du nez.

Se sentant observé, le Cancer tourna la tête vers son compagnon d'armes et lui adressa un petit signe. Il s'approcha ensuite de la jeune fille et passa le bras sous le sien en un geste apparemment galant. En réalité, pour l'inciter à marcher plus vite.

Pas dupe, Aphrodite secoua la tête. Ils allaient finir par la tuer...

— J'espère au moins qu'ils savent ce qu'ils font...





Maison du Cancer

Samedi 1er novembre 1986



— Cinnamon ?

Le Saint des Poissons allait traverser le Temple du Cancer lorsque son attention fut attirée par une silhouette, dans un coin d'ombre. La jeune fille était assise à même le sol, adossée à un pilier. Sa tête reposait sur ses genoux qu'elle avait relevés et entourés de ses bras. Ne percevant aucune réponse, Aphrodite s'accroupit en face d'elle et lui releva le visage.

Œil révulsé et lèvres entrouvertes, l'adolescente était inconsciente. Des larmes de sang avaient tracé deux lignes vermeilles sur ses joues pâles, et c'était également du sang qui avait coulé de sa bouche, de son nez et de ses oreilles.

— Que s'est-il passé, DeathMask ? demanda le gardien du douzième Temple.

— C'est une brave petite, se contenta de répondre le Cancer, éludant la question. Je te sers à boire ?

Aphrodite secoua la tête, exaspéré par la désinvolture apparente de son frère d'armes.

— Dois-je en conclure que tout c'est passé comme tu le souhaitais ? Seulement, ce n'est pas une apprentie. Même si elle est forte, j'ai bien peur qu'elle ne résiste longtemps à un tel traitement.

— Ne t'en fais pas. Je ne lui pas rien qu'elle ne puisse supporter. Il ne m'a pas encore donné l'ordre de la tuer. Tiens, puisque tu remontes vers ta Maison, tu peux la ramener au Palais ? Je me suis assez occupé d'elle pour aujourd'hui.

Le Chevalier des Poissons prit Cinnamon dans ses bras.

— Je vais utiliser le passage secret, ce n'est pas la peine que les autres voient ça.

DeathMask émit un petit sourire :

— Tu veux parler de cette bande d'hypocrites ? fit-il. Ils savent très bien que j'ai tendance à la confondre avec un punching-ball et, à part le petit chat, je ne me souviens pas que l'un d'entre eux ait essayé de la protéger. Remarque, ça me laisse le champ libre...





Aphrodite alla demander une audience au Pope. Il voulait lui parler de Cinnamon, des risques qu'elle courrait. Il ignorait en quoi consistaient les séances d'entraînement, mais il n'était pas aveugle. Cinnamon s'affaiblissait de jour en jour, et ses hémorragies à répétition...

Curieusement, le maître du Sanctuaire parut sensible aux nouvelles que lui apprit le Poissons. Malheureusement, il ne pouvait pas faire grand chose mais il promit à son Chevalier d'accorder un peu de repos à la jeune fille.





Salle du Pope

Jeudi 6 novembre 1986



— Merci beaucoup, messire Saga. J'ai passé une journée très agréable.

— J'étais certain que ça te plairait de m'accompagner à Rodorio. Ce n'est pas sain pour toi de rester enfermée dans le Zodiaque d'Or. Il y a des personnes très intéressantes hors de ces Temples.

Cinnamon ne répondit pas. Elle avait horreur de la foule et- les gens lui faisaient peur. Ce n'était pas pour rien qu'elle était une solitaire. Comprenant parfaitement cela, celui qui était en fait le Chevalier des Gémeaux poursuivit d'un ton rassurant :

— D'ailleurs, je peux te dire que les villageois ont apprécié ta gentillesse et ta façon de rendre service. Et puis, ce serait dommage que tu enterres ta jeunesse ici.

Sous les compliments, la jeune fille baissa la tête et ses joues s'empourprèrent.

— Encore en train de rougir ? Tu es vraiment adorable...

Le timbre de cette voix et son intonation cruelle lui glacèrent l'échine. Relevant les yeux, elle les plongea dans les orbes rougeoyants du masque. Elle n'avait nul besoin de voir les longues mèches couleur argent pour savoir que ce n'était plus Saga qui se tenait devant elle.

— Kyko... souffla-t-elle.

Asséné sur la poitrine, le coup la projeta en arrière, la faisant glisser de plusieurs mètres sur le tapis.

— Tu tiens vraiment à me mettre en colère ? Je t'ai déjà dit ce que je pensais de ce surnom ridicule !

Cinnamon se redressa et, toujours par terre, leva sur lui un regard farouche. Elle continuerait à l'appeler ainsi, même si c'était uniquement en privé. C'était la seule fantaisie qu'elle se permettait avec lui et ils le savaient tous les deux.

Il s'approcha d'elle lentement, certain qu'elle ne pourrait lui échapper.

— De plus, il me semble que tu as passé outre mes directives, aujourd'hui. Ne t'avais-je pas interdit de quitter le Zodiaque d'Or ?

— Mais c'est messire Saga qui m'a donné la permission !

— Dois-je rappeler ce que je t'ai promis lorsque tu es arrivée ici, continua-t-il. Que tu serais mise à mort si tu franchissais ne serait que d'un centimètre les limites du Domaine Sacré... Une créature aussi pitoyable que toi devrais être reconnaissante de côtoyer tous les jours des demi-dieux. Tu es privilégiée mais il ne faudrait pas que tu en prennes à tes aises...

Effrayée par le ton soudain doucereux du Pope, l'adolescente commença à reculer.

En un instant, il fut près d'elle et, la saisissant par les cheveux, se mit à tirer. Soulevée au-dessus du sol, la jeune fille hurla.

— Peu importe que tu sois la petite protégée de mon alter égo, siffla-t-il. La prochaine fois que tu oses désobéir à mes ordres, je te massacre !

Il la lâcha enfin et, comme si elle ne méritait plus son attention, se dirigea vers son fauteuil.

— Maintenant, disparais !

Cinnamon se leva, une main sur la tête et l'autre posée sur son torse où la douleur se faisait encore sentir. Puis elle s'empressa de quitter la salle, le cœur battant.