CHAPITRE VINGT-NEUF

Folie et Martyre

Palais du Grand Pope — Mercredi 14 janvier 1987

Genoux à terre en face du Grand Pope, DeathMask leva un regard entendu. Une nouvelle mission, hein ? Il savait ce que cela voulait dire.

— Tu comprends, poursuivit le maître du Sanctuaire, nous ne pouvons pas laisser vivre ce Chevalier félon. Oser abandonner la déesse Athéna ! A-t-on idée d'une pareille forfaiture ? D'après mes renseignements, il vivrait à Rome, avec sa... famille, termina-t-il avec une pointe de mépris. C'est donc pour cette raison que j'ai pensé à toi. Cela devrait te faire plaisir de retrouver ton pays natal...

— Heu, certes, répondit le Cancer.

N'importe comment cela lui ferait des vacances loin du Sanctuaire, et c'était tout ce qui comptait. Il allait prendre congé lorsqu'il se ravisa et demeura à genoux.

— Tu avais quelque chose à ajouter ? s'enquit le Pope, intrigué.

— J'ai une faveur à te, à vous demander.

— Laquelle ? demanda l'usurpateur, intrigué.

— Cinnamon. Je veux qu'elle vienne avec moi.

Après un temps de latence, le Pope explosa :

— Cinnamon ? Mais il en est hors de question ! Cette fille, elle reste ici un point c'est tout !

Peu effrayé, DeathMask se redressa, prenant tout de même garde à rester à genoux.

— Votre Altesse, dit-il en appuyant sur la formule de politesse, j'aimerai emmener cette fille avec moi, je désire qu'elle me voit à l'œuvre. Jusqu'à présent, le concept d'assassin du Sanctuaire est plutôt abstrait pour elle. Il faut qu'elle soit témoin de la réalité. Et puis... fit-il plus bas, je veux savoir ce qu'elle a dans le ventre.

L'usurpateur s'était renversé dans son fauteuil, une main sur le front comme si cette conversation l'ennuyait soudain.

— Bon, bon, accorda-t-il en faisant un signe de l'autre main. Si tu y tiens... Mais je te préviens : qu'elle soit rentrée avec toi ou sinon... Tu seras tenu pour responsable. Maintenant, vas-t-en. Tu me fatigues...

Le Saint du Cancer se leva enfin, salua et fit demi-tour, un sourire aux lèvres.

Maison des Poissons

Cinnamon était assise sur l'un des bancs de pierre du jardin du Poissons, entourée de myriades de roses multicolores qui formaient un arceau au dessus d'elle. Dans ce cadre idyllique, la jeune fille avait l'air d'un ange et tenait un livre ouvert sur ses genoux. Tout absorbée à sa lecture, elle ne l'entendit pas arriver et sursauta lorsqu'il souleva le feuillage.

— Charmante cachette, commenta le Cancer avec un étrange sourire. Tu croyais pouvoir m'échapper ?

— Messire DM, je... est-ce que c'est l'heure de l'entraînement ? s'enquit-elle à voix basse.

— Pas tout à fait. Je pars en mission et toi... tu viens avec moi. Va te chercher quelque chose à te mettre sur le dos, on part dès que tu es prête. Et magne-toi.

Accoutumée à lui obéir, Cinnamon se leva tout en gardant le livre serré contre elle, puis elle s'élança en direction du Palais.

Elle revint plus tard, sans bagage. Le Cancer ne lui avait pas dit où ils devaient aller. Elle ne portait qu'un gilet par-dessus sa robe et s'était enveloppée d'une pèlerine anthracite à capuche, idéale pour cacher ses traits.

— Où est-ce qu'on...

Il ne lui laissa pas le temps de finir sa question et l'attrapa par le bras. Serrée contre lui, l'adolescente distingua l'habituelle lueur dorée et ferma les yeux en sentant le vertige familier l'envahir.

ITALIE

Rome — Fontaine de Trévi

Elle vacilla et cligna des yeux en regardant autour d'elle. Ils se trouvaient sur une place noire de monde devant laquelle se dressait une gigantesque fontaine ouvragée.

— Est-ce que c'est... ?

— On n'a pas de temps à perdre, amène-toi.

Et le Chevalier la prit par le poignet pour l'entraîner hors de la place, dans une petite ruelle. Les touristes étaient si absorbés par la fameuse fontaine qu'ils n'avaient pas prêté la moindre attention à leur arrivée impromptue...

Cinnamon suivit le Saint du Cancer à travers des petites ruelles, comme s'il connaissait parfaitement l'endroit. Ce fut avec un frisson qu'elle se rendit compte qu'il était en chasse. Et il savait parfaitement où trouver sa proie.

En effet, il s'arrêta finalement devant une vieille maison, dans une rue déserte. Sans hésiter, il brisa la clenche et entra.

— Alors, tu attends quoi ? Un carton d'invitation ?

La jeune fille se reprit et le suivit dans un escalier étroit et sombre qui menait à l'étage. De nouveau, DeathMask fracassa la porte et entra dans ce qui semblait être une petite cuisine. Encore dans l'escalier, Cinnamon entendit des cris de terreur, des cris féminins. Elle ne comprenait rien à ce langage mais il s'agissait de supplications, à n'en pas douter... Brusquement une voix d'homme, en colère. Elle crut reconnaitre les mots sanctuaire et tueur, et ce fut tout. Brièvement, DeathMask se tourna vers elle et lui glissa :

— T'as pas intérêt à fermer les yeux.

Puis il se tourna vers le couple et lança :

— Sheki shiki meikai ha !

Une lueur dorée partit du doigt du Chevalier et alla frapper les deux personnes qui lui faisaient face. Aussitôt, comme des marionnettes dont on aurait coupé les fils, ils s'effondrèrent presque l'un sur l'autre, enlacés. Deux petites lumières, pareille à des feux follets, s'envolèrent des corps jusqu'au plafond où il disparurent.

Cinnamon n'avait pas détourné le regard. Soudain, prise d'une intuition, elle pénétra dans la cuisine et, sans faire plus attention aux corps, ouvrit une autre porte. Une seconde plus tard :

— Messire DM, appela-t-elle.

— Quoi encore ?

Il s'approcha néanmoins et découvrit la jeune fille avec un jeune bébé dans les bras. Celui-ci dormait paisiblement, malgré le raffut qu'il y avait eu tout à l'heure. DeathMask considéra l'adolescente qui portait l'enfant et lâcha :

— Occupe-toi-en.

Il retourna ensuite dans la cuisine.

Restée seule, Cinnamon hésitait. Néanmoins, l'ordre n'aurait su être plus clair. S'il l'avait emmenée avec lui, c'était pour ça, pour qu'elle lui montre ce qu'elle valait. Mais cet enfant était innocent... Tout comme ses parents, assurément. La jeune fille déglutit péniblement. Elle n'avait pas le choix, pas le choix..

Sans trop savoir ce qu'elle faisait, agissant par une sorte d'instinct, elle recouvrit le nez et la bouche du petit. Très vite, il se réveilla et se mit à tousser et à cracher mais la main de Cinnamon ne trembla pas.

Lorsque ce fut fini, elle retourna vers DeathMask et lui montra le bébé. Le Chevalier regarda l'enfant, puis la jeune fille qui attendait, le cœur battant.

— Je voulais dire, remets-le dans son berceau, lâcha-t-il avec un étrange sourire devant le rouge qui monta brusquement aux joues de la fille. Allez, fais pas cette tête ! Ça arrive à tout le monde de se tromper. Au fond, tu as bien fait. Le temps qu'on le découvre... On va dire que tu lui as rendu service, maintenant il est avec ses parents.

Complètement sonnée par ce qu'elle venait de faire ― un meurtre, bon sang, un infanticide ! — Cinnamon remit sa petite victime dans son berceau et prit bien soin de le border convenablement. Elle rejoignit ensuite le Chevalier qui l'attendait dehors.

— Allez, on y va. Une petite ballade, ça te dis ? demanda DeathMask.

L'adolescente demeura muette, encore sous le choc de ce qu'elle venait de faire. Ses mains... étaient entachées du sang d'un nouveau-né. Le Cancer avait l'habitude mais elle... Peu à peu, une brume écarlate s'insinua dans son esprit, paralysant ses moindres réflexions comme l'aurait fait une toxine extrêmement virulente. Étrangement, il n'y avait plus que la colère qui subsistait. Elle avait commis une erreur et alors ? Ce n'était pas grave, ce n'était pas de sa faute. De toute façon rien n'était de sa faute, c'était celle de ces humains, pourquoi étaient-ils si faibles et si vulnérables ? Le type que messire DM avait tué était bien un ancien Chevalier, non ? S'il avait trahi le Sanctuaire, il devait mourir, c'était la loi. Puis toute pensée consciente s'effaça dans la brume écarlate de fureur.

Soudain, DeathMask vit Cinnamon faire demi-tour et retourner à la maison en courant. Allons bon, que se passait-il encore... Il la suivit en soupirant mais, arrivé dans la cuisine, il s'arrêta net, ravalant les mots qui lui étaient venus à l'esprit.

"Mais elle est complètement folle !..."

Paralysé par la stupeur, le Cancer observe la scène sans intervenir, curieux de savoir jusqu'où elle va aller. Il voit Cinnamon, comme ivre de rage, prendre un couteau dans la cuisine et s'agenouiller à côté des cadavres. Il la voit planter et replanter la lame dans les chairs mortes comme si ce geste pouvait la soulager. Cela dure longtemps. Soudain, loin de s'être calmée, elle s'applique à détacher un morceau de chair et le porte à sa bouche. Puis un autre, et encore un autre. Elle mâche en souriant, en riant, les doigts et la bouche maculés de sang. Avec ses yeux exorbités, ce maquillage la fait passer pour une folle. Impression rehaussée lorsqu'elle commence à se balancer en chantonnant.

Elle se lève enfin et se dirige, vacillante, vers la chambre du bébé, le couteau toujours à la main.

Une fois encore, le Cancer l'observe sans mot dire, mais son teint mat est devenu étrangement pâle.

 

Elle hurla.

— Ta gueule ! Ferme-la ou...

Elle ne put faire autrement que de se taire. De toute façon, elle ne pouvait plus articuler un son avec l'eau froide dont DeathMask dirigeait toute la pression sur son visage. Lorsqu'elle put enfin respirer, la jeune fille constata qu'elle se trouvait dans une baignoire, entièrement nue. Grelottante, elle voulut tendre la main vers une serviette mais l'homme la prit par les cheveux et la ramena dans le fond de la baignoire. Il continua de l'asperger d'eau froide jusqu'à ce qu'elle le supplie d'arrêter. Mais qu'est-ce qui lui prenait ? Il voulait la noyer, c'était ça ?

— Tu es calmée, maintenant ? s'enquit-il d'un ton sévère. Alors ?

— Oui, oui, oui, bredouilla-t-elle sans savoir de quoi il parlait.

Arrêtant l'eau, le Cancer prit une grande serviette et en enveloppa la jeune fille. Il la fit sortir de la baignoire et, la tenant entre ses jambes, entreprit de la frictionner vigoureusement. Il attrapa ensuite une brosse à cheveux et se mit en devoir de lui démêler ses longues boucles mordorées. Il n'y allait pas de main morte aussi l'adolescente se plaignait-elle parfois d'un petit cri. Enfin il l'autorisa à remettre sa robe et son gilet. Il faisait trop chaud pour porter la pèlerine aussi la garda-t-elle sur le bras.

Que c'était-il passé, pourquoi messire DM avait-il fait ça, et pourquoi avait-il l'air mécontent ? Elle n'avait rien fait de mal pourtant, si ? Déroutée et perplexe, Cinnamon avait envie de pleurer mais elle se retint. Une fois dans la cuisine, elle posa les yeux sur les cadavres mutilés de l'homme et de sa femme. Aussitôt la mémoire lui revint, par flashs.

— Oh mon dieu, oh mon dieu...

— Oh mon dieu rien du tout, l'interrompit le Saint d'Or. Il ne s'est rien passé, personne, je dis bien personne ne doit savoir ce que tu as fait. Tu imagines la déception de Saga, lui qui te considère comme une tendre et innocente jeune fille...

Saga ! Ce nom sonna comme une décharge électrique. Non il ne devait pas savoir, ni lui ni les autres ! Et surtout pas lui ! Oh seigneur, elle en mourrait !

— Bien, comme ça, on est d'accord, maugréa le Cancer entre ses dents.

Cinnamon était installée sur la terrasse d'un petit café, les yeux dans le vague. Brusquement une main apparut devant son visage. Cette main tenait un cône glacé.

Surprise, la jeune fille l'accepta d'un signe de la tête et entreprit de goûter la glace, au demeurant délicieuse. Cependant, l'adolescente n'en ressentait pas vraiment le goût, tant son esprit était hanté par ce qu'elle avait osé faire. Elle avait transgressé une règle sacrée, elle avait enfreint un tabou. Si les autres le savaient, si messire Saga l'apprenait... Voyant que sa main se mettait à trembler, DeathMask posa la sienne sur son poignet et dit d'une voix étrangement douce :

— Ils n'en saurons rien, ce n'est pas moi qui le leur dirai. Ne t'inquiète pas. C'est toujours moi le croquemitaine du Sanctuaire et il n'est pas question que je te laisse la place. Ce qui est arrivé n'est qu'un accident, rien de plus. N'est-ce pas ?

— Heu, ou... oui.

N'empêche que la glace avait un drôle de goût.

Et Cinnamon comprit.

Si c'était à refaire, si elle en avait à nouveau l'occasion...

Elle recommencerait.

 

Une auberge au cœur de Rome — 20 h 23

Assise en face du Cancer, Cinnamon n'osait pas broncher. Ce dernier, au contraire, paraissait parfaitement à l'aise et lançait des commentaires en italien. Aussitôt, un serveur vint leur apporter la carte que seul le Chevalier consulta. Il choisit pour eux deux, non sans sourire à la serveuse qui officiait à la table d'à côté. Comme il paraissait tranquille et charmant ! La jeune fille n'en revenait pas. Où était passé le terrible assassin du Sanctuaire ? Après tout c'était vrai, tout l'après-midi il lui avait fait visité les endroits les plus touristiques de Rome, se comportant de façon étrangement gentille pour quelqu'un comme lui... Remarquant qu'elle ne le quittait pas des yeux, celui-ci fronça soudain les sourcils.

— Tu me regardes dans les yeux, toi, maintenant ? fit-il d'un ton bas mais peu amène.

Aussitôt Cinnamon baissa le regard. Et revoilà le messire DM qu'elle connaissait...

— J'aime mieux ça...

A ce moment le serveur arriva avec leurs plats. DeathMask le remercia, toujours en italien. L'adolescente prit ses couverts d'une main tremblante et goûta. A sa grande surprise, c'était extrêmement bon. Le problème, c'est qu'elle n'avait pas très faim, après ce qui s'était passé cet après-midi... Elle se força néanmoins à manger, craignant la réaction de son vis-à-vis. Celui-ci, toujours souriant, plaisantait à présent avec la serveuse qui gloussait, amusée. Que disait-il ? Est-ce qu'il la draguait ?

Mais la jeune femme s'en alla vers d'autres tables et un violoniste prit la relève. Jusqu'à présent dans un coin de la salle, il s'était peu à peu approché d'eux. Cinnamon considéra les bougies sur la table, écouta la musique et comprit que tout, dans ce cadre était propice au romantisme. Aussitôt le rouge lui vint aux joues. DeathMask le remarqua et eut un étrange sourire. Il fit signe au musicien, lui dit quelques mots et l'artiste, hochant la tête, se rapprocha encore plus de l'adolescente. Celle-ci ne savait plus où se mettre. Affreusement gênée, elle baissa la tête dans son assiette.

Adorabile, dit le musicien.

Sì, acquiesça le Cancer, tout souriant. Allons tesoro mio, détends-toi et fais un sourire à ce brave homme.

Cinnamon releva la tête et offrit un pauvre sourire au violoniste. Ravi, celui-ci joua encore plus fort. Puis, enfin, il s'éloigna. DeathMask éclata alors d'un rire discret et la jeune fille fut certaine qu'il se moquait d'elle.

— Si tu n'as plus faim, tu peux aller te coucher, accorda-t-il.

Comprenant qu'il s'agissait d'un ordre, Cinnamon se leva. Alors qu'elle passait près de lui, il lui saisit le poignet.

— C'est vrai, ce que j'ai dis tout à l'heure. Tu ferais mieux de te détendre...

Il la lâcha et elle s'empressa de rejoindre les escalier qui menaient aux chambres. Lorsqu'elle eut disparu, DeathMask termina tranquillement son dîner, puis commanda un café bien serré accompagné d'un dé de whisky.

La gamine lui obéissait toujours. Bon. Mais ce n'était pas suffisant. Il fallait qu'il puisse asseoir son autorité sur elle d'une manière indélébile : ce qui s'était passé l'après-midi même l'incitait à trouver un moyen de la dominer, encore plus qu'il ne le faisait déjà. Brusquement il éclata de rire. Après tout, pourquoi pas ? Il était son maître, non ? N'avait-il pas toute autorité sur elle ? Et ce serait un moyen très agréable de s'assurer de son ascendant sur elle.

DeathMask but une dernière gorgée, puis il se leva et se dirigea vers l'escalier.

 

Cinnamon dormait à moitié lorsque le battant s'ouvrit. Immédiatement réveillée, elle garda néanmoins les yeux fermés et se retourna, restant tout au bord du lit, le plus loin possible de la porte. Son cœur se mit à battre plus fort quand elle entendit le bruit de vêtements que l'on ôte, et elle se mit à trembler lorsque le Chevalier entra dans le lit.

Aussitôt, celui-ci se rapprocha d'elle, beaucoup trop à son goût, et elle frémit en constatant qu'il était entièrement nu. Son premier réflexe fut de bondir hors du lit mais déjà il la tenait bien serrée contre lui.

Cinnamon ne comprenait pas ce qui se passait. Durant toutes les séances d'entraînement, jamais DeathMask n'avait évoqué ce qu'il lui avait fait, jamais il n'avait eu le moindre geste déplacé. Alors pourquoi maintenant, alors qu'elle commençait tout juste à se sentir un peu en sécurité ? D'un seul coup, tout s'écroulait, elle ne savait plus rien. Si ce n'était qu'elle avait une peur atroce. Tellement peur qu'elle resta figée, à peine capable de murmurer :

— Non...

Les protestations de la jeune fille et son bon vouloir lui étant totalement indifférents, l'homme entreprit de dégrafer son soutien-gorge. Puis il fit descendre sa petite culotte. Paralysée par une panique abjecte, l'adolescente sentit une main se poser sur son sein pendant qu'il l'embrassait dans le cou et lui mordillait le lobe de l'oreille. Très vite, des frissons la parcoururent et ce fut comme si elle devenait toute molle, encore moins capable de réagir. Son esprit avait beau hurler non !, son propre corps échappait à son contrôle, la trahissait, réagissant de façon mécanique aux attouchements du Chevalier. Elle était entièrement à sa merci et il le savait. Elle osait d'autant moins se défendre depuis qu'il avait été témoin de ce qu'elle avait fait l'après-midi même... Au lieu de cela, elle resta immobile, rendue docile par la terreur, la culpabilité et le plaisir qu'elle éprouvait malgré elle. Des gémissements s'échappaient de ses lèvres et elle ne parvenait pas à croire qu'ils venaient d'elle.

Elle ferma les yeux encore plus fort quand enfin il lui écarta les jambes et s'introduisit en elle lentement.

Elle n'était pas là, ce n'était pas à elle que cela arrivait, elle ne le sentait pas en elle, bouger en elle comme la première fois. Ce n'était pas vrai, pas vrai, ça ne recommençait pas...

Hélas, les sensations qu'elle ressentait l'obligeait à voir la réalité en face. Elle était bel et bien dans le lit du Cancer, et celui-ci la possédait. Soudain, comme pour ajouter à la torture, il passa la main entre ses cuisses et se mit à la caresser. Cinnamon se raidit sous la caresse intime tandis que toute pensée consciente la quittait. Bientôt il n'y eut plus que ces vagues de chaleur qui partaient de son ventre à ses jambes et à sa poitrine, la rendant incapable de raisonner. Oubliant totalement les pouvoirs dont elle disposait, elle s'abandonna.

 

Plus tard, DeathMask s'était adossé à ses oreillers tandis que la jeune fille restait recroquevillée dans son coin. Elle avait la gorge serrée et ses yeux la piquaient mais elle ne pleurait pas, tant elle craignait d'attirer l'attention de son bourreau. Après tout, tenta-t-elle de se raisonner, peut-être que tout cela était normal. Il était son maître, il avait donc tous les droits sur elle. Elle lui appartenait et peut-être que cela était une façon de se payer en nature de tout ce qu'il faisait pour elle. Les séances d'entraînement, il fallait bien qu'elle les paie un jour ou l'autre, non ? Mais maintenant, c'était terminé, elle était tranquille pour le reste de la nuit.

 

Oui, Cinnamon était jeune et malgré tout, encore tellement innocente.

Le Cancer n'en avait pas fini avec elle.

Cette nuit-là l'adolescente perdit le peu d'estime de soi et d'amour-propre qui lui restait.

 

Grèce — Sanctuaire d'Athéna

Maison du Cancer — Jeudi 15 janvier 1987

 

Cinnamon allait quitter le Temple lorsque DeathMask l'attrapa par le bras et la plaqua contre un pilier. Il vint tout près d'elle et passa sans hésiter une main sous sa jupe avant de la glisser dans sa culotte. Malgré le rouge qui colorait ses joues, la jeune fille ne détacha pas son regard de celui du Chevalier. Celui-ci sourit et commença à la caresser, s'amusant des efforts de sa proie pour rester stoïque.

— N'oublie pas, murmura-t-il, je te protégerai toujours.

Il la pénétra avec ses doigts et la sentit se raidir. En dépit de l'outrage qu'il lui infligeait, l'adolescente demeura relativement calme : nulle larme ne vint troubler les prunelles bleues-mauves toujours rivées au regard cobalt.

— Les autres n'ont pas besoin de savoir ce que tu as fait...

Cette fois elle détourna les yeux.

DeathMask l'avait vue à l'œuvre, il savait de quoi elle était capable et il se félicitait de détenir une telle emprise sur elle. La nuit dernière lui avait démontré jusqu'à quel point allait son ascendant sur elle. Il la dominait entièrement. Elle ne songeait même pas à lui résister... Tant qu'il la tiendrait sous sa coupe, il n'y aurait aucun problème.

A présent l'adolescente avait les paupières closes et le souffle court. En la voyant ainsi soumise au plaisir qu'il lui imposait ― et se souvenant en particulier de la nuit précédente ― le Saint d'Or se rappela à quel point elle était innocente lors de leur première rencontre. Décidément, la gamine apprenait vite, que ce soit dans le cadre de l'entraînement... ou d'autre chose.

Il aurait pu la prendre sans rencontrer aucune opposition. Brusquement, cependant, il se retira et se détourna d'elle.

— Fiche le camp, maintenant, asséna-t-il avec un certain mépris. Je t'ai assez vue.

Tremblante, le cœur battant, Cinnamon dut faire un effort pour ne pas s'effondrer tant elle avait l'impression que ses jambes ne la portaient plus. Elle resta pourtant debout. Craintivement, elle leva les yeux sur l'homme qui s'était éloigné d'elle, comme si elle n'était plus digne de son intérêt.

— Est-ce que... est-ce que je peux utiliser le passage secret ? demanda-t-elle, préférant que les autres Chevaliers ne la voient pas dans cet état.

— Du moment que tu dégages vite fait de mon Temple...

La jeune fille baissa la tête et se dirigea vers l'entrée du souterrain. Elle se refusait à assouvir elle-même le désir que le Cancer avait suscité en elle, mais ce n'était pas facile d'oublier le feu qui lui brûlait les entrailles...

"C'est peut-être vrai que je suis pire qu'une catin", songea-t-elle alors, se souvenant des paroles cruelles qu'avait prononcées l'Autre une certaine nuit.

Elle se concentra sur les paroles du gardien de la quatrième Maison pour ne pas penser aux sensations que ce dernier savait si bien faire naître en elle.

"Ce que tu as fait..."

Il avait raison. S'ils apprenaient ce qui s'était passé, ce qu'elle avait fait... Ils se détourneraient tous d'elle, la regarderaient comme le monstre qu'elle était sûrement. Elle imaginait déjà le dégoût dans leurs yeux. Jamais elle ne supporterait d'être rejetée par eux...

Et messire Saga ?

"S'il apprend ça, je me tue."

 

Ce fut une Cinnamon enveloppée dans sa pèlerine anthracite que vit Aphrodite lorsque la jeune fille émergea du passage secret. Aussitôt il voulut lui faire un signe de bienvenue, sachant qu'elle venait de rentrer au Sanctuaire après deux jours d'absence mais l'adolescente détourna aussitôt les yeux. Douleur, honte et humiliation, voilà ce que vit fugitivement le Chevalier des Poissons dans le regard terni. Il fronça les sourcils en la regardant s'éloigner en direction du Palais.

Quand le Grand Pope apprit le retour de Cinnamon, il se déplaça lui-même pour l'accueillir. Aussitôt qu'elle le vit, la jeune fille baissa la tête et se dépêcha de rentrer dans ses appartements. A croire qu'elle avait une peur terrible de se retrouver devant lui... Perplexe, puis franchement inquiet, Saga attendit avec impatience le rapport du Cancer.

 

Aussitôt rentrée dans sa chambre, Cinnamon se laissa glisser contre la porte. Plus jamais, elle se le promettait, elle ne dormirait dans le même lit qu'un homme. Si c'était cela qu'on appelait faire l'amour, elle préférait tout de suite se faire nonne et vivre pour toujours dans une chasteté absolue...

A la pensée de ce qui s'était passé la nuit dernière, la nausée l'envahit et elle se leva, se précipitant dans la salle de bain pour y vomir.

— Plus jamais, répéta-t-elle. Plus jamais...

 

Tirée brutalement de son sommeil, Cinnamon sursauta. Les rayons de lune qui éclairaient la chambre lui permettaient de voir le Chevalier du Cancer, assis sur le bord de son lit.

— Alors, la princesse se décide à émerger ? demanda-t-il, le regard peu amène.

La jeune fille se redressa et porta la main à ses joues. Une sensation cuisante lui apprit que le DeathMask venait de la réveiller à l'aide d'une bonne paires de gifles...

— Messire DM, que... qu'est-ce que vous faites ici ?

Pourquoi se trouvait-il au treizième Temple, au beau milieu de la nuit ? Pourquoi dans sa chambre à elle ?

— J'essaie de limiter les dégâts, répondit-il. Maintenant, arrête ça !

Arrêter, mais arrêter quoi ? Suivant la direction qu'il lui indiquait, Cinnamon leva les yeux... et poussa un cri étouffé.

Le plafond... Il disparaissait dans une sorte de brume sombre qui ne cessait de s'agrandir. Il fallut un petit moment à la jeune fille pour comprendre qu'il s'agissait d'un trou noir miniature.

— Je.... j'ignore comment c'est arrivé ! J'ai l'impression d'avoir fait un cauchemar mais je ne m'en souviens plus...

— Que tu aies rêvé de l'Apocalypse ou que tu aies fait un rêve érotique, je n'en ai rien à foutre. Tu m'arrête ça tout de suite !

— Mais je ne sais pas comment faire !

Visiblement affolée, l'adolescente venait de plaider sa cause d'une toute petite voix.

— Oh c'est pas vrai... murmura le Chevalier d'un air excédé avant de lui saisir le poignet.

Tous deux s'éclipsèrent soudain dans un bref éclair doré. Dans la chambre à présent déserte, le trou noir avait disparu lui-aussi.

 

Maison des Poissons — Vendredi 16 janvier 1987

 

Le Chevalier et Cinnamon étaient installés autour d'une table de pierre finement ouvragée, au milieu de la roseraie. Entre eux se trouvait un échiquier au plateau en bois précieux et aux pièces sculptées dans l'ébène et l'ivoire.

— DeathMask m'a raconté ce qui s'est passé cette nuit, dit soudain Aphrodite.

La jeune fille baissa la tête et courba les épaules d'un air coupable.

— J'ai pas fait exprès, chuchota-t-elle.

— J'en suis certain. Cependant tu devrais te montrer plus prudente et tâcher de mieux contrôler tes pouvoirs. Heureusement qu'il a eu la bonne idée de t'emmener là où tu sais avant que les autres se soient rendus compte de quoi que ce soit... S'ils se doutaient de tes... capacités, nul doute qu'ils n'hésiteraient pas à te tuer. Quand tu es arrivée tu ne représentais aucun danger pour la déesse mais maintenant... Encore que je crois que Saga préférerait t'éliminer lui-même.

Cinnamon pâlit et se mordit les lèvres. Le Saint des Poissons le remarqua et ajouta :

— Ne t'inquiète pas. Je sais à quel point il apprécie ta compagnie. Tout comme DeathMask, d'ailleurs.

A ces mots, l'adolescente releva vivement la tête, les joues empourprées. Puis elle blêmit davantage et baissa à nouveau les yeux sur l'échiquier. Ce fut une main légèrement tremblante qu'elle avança vers l'un de ses pions.

 

L'après-midi même, elle descendit dans l'arène des Chevaliers d'Or. Aussitôt, tous se précipitèrent à sa rencontre. Il faut dire qu'elle était censée avoir été malade et, en effet, à voir sa petite mine pâlichonne, nul ne mit cette vérité en doute.

— Comment vas-tu ? s'enquit le Lion.

— Tu te sens mieux ? demanda le Scorpion.

— Si tu as besoin de quoi que ce soit... proposa le Taureau.

Cinnamon sourit et les rassura. Oui elle allait mieux. Enfin, un petit peu mieux...

DeathMask venait d'apparaître et il se dirigeait nonchalamment vers le groupe.

Dès qu'il apparut Cinnamon, qui jusque là avait réussi à garder une certaine contenance, sentit une terreur abjecte l'envahir. Aussitôt les évènements d'une fameuse nuit se rappelèrent à son souvenir.

Lui sur elle. Lui en elle. Peau contre peau. Les mots, mélange d'italien et de français, qu'il murmurait à son oreille. Sa langue, ses doigts qui exploraient son corps. Les positions qu'il l'avait obligée à prendre. Ce qu'il l'avait contrainte à faire. Une nuit interminable...

De rouge, la jeune fille devint subitement aussi pâle qu'un linge. Voyant qu'elle vacillait, Aiolia se porta à son secours mais elle se redressa presque aussitôt, fournissant un effort surhumain pour ne pas le repousser en hurlant.

— Ça va, affirma-t-elle. Un étourdissement, c'est tout.

— C'est vrai que tu as été malade, se rappela le Lion. Est-ce que tu as mangé au moins ?

Avaler quelque chose... L'adolescente fit un effort supplémentaire pour ne pas vomir sur le champ. De toute façon elle n'avait rien dans l'estomac et elle n'éprouvait pas la moindre sensation de faim.

— Oui, oui, mentit-elle pour se débarrasser de la sollicitude gênante du Chevalier. Ça va aller, je vous assure.

Et elle sourit.

Pendant ce temps, DeathMask l'avait observée d'un œil critique. Lui seul savait pourquoi la jeune fille était sur le point de faire un malaise. Un micro-sourire cynique se dessina sur ses lèvre et il haussa les épaules :

— Si elle te dit qu'elle va bien, c'est qu'elle va bien. Arrête de la couver comme ça, on croirait que tu es sa mère !

— Oh toi, ça va ! répliqua le Lion. N'en rajoute pas. Cinnamon, j'ai bien remarqué que tu avait une petite mine. Peut-être que tu devrais aller te reposer un peu dans ta chambre, qu'en dis-tu ? Tu n'es sans doute par encore tout à fait guérie...

Cinnamon hocha la tête. Surtout, s'éloigner du Cancer. C'était la priorité absolue. Après seulement elle pourrait respirer. Elle s'apprêtait à prendre congé lorsque...

— Pas si vite, protesta DeathMask. Le Pope m'a justement demandé d'aller la chercher. Je l'accompagne au Palais.

— Toi ? fit Milo. Non je vais l'accompagner si tu permets.

Le Cancer leva les mains avec impuissance.

— Ah désolé, il paraît qu'il veut me parler de ma prochaine mission. J'ai autant l'emmener avec moi... Quoi, vous avez peur que je la mange toute crue ? Allez Cinnamon, en route.

De toute évidence, il s'agissait d'un ordre mais nul à part l'adolescente ne le comprit. Elle tenta néanmoins d'une petite voix :

— Je... je préfère y aller avec messire Milo..

— Ah, tu vois...

— Non c'est toi qui ne vois pas. Le Pope a exigé que je lui amène Cinnamon, et je vais lui obéir. Cinnamon, en route !

La jeune fille fit un sourire d'excuse à Milo pour lui signifier qu'elle préférait obéir et suivre son frère d'armes. DeathMask, quant à lui, quitta les lieux mais, en passant près de Cinnamon, il lui pinça discrètement le bras et murmura méchamment :

— Toi, dans mon Temple. Et en vitesse !

Maison du Cancer

— Depuis quand tu mets autant de temps à exécuter un ordre ?

Cinnamon baissa la tête avec appréhension.

— Pardon, je suis désolée... Je recommencerai plus... plaida-t-elle d'une toute petite voix.

— Ça s'est sûr... répliqua DeathMask entre haut et bas.

La jeune fille s'apprêtait à partir mais ce que le Chevalier lui intima alors la cloua sur place.

— Qu'est-ce que tu attends ? Je croyais que tu avais décidé de te montrer raisonnable... persifla-t-il alors qu'elle restait immobile. A genoux !

L'ordre avait claqué comme un coup de fouet, à croire qu'il parlait à son chien. Cinnamon secoua la tête. Elle ne voulait pas désobéir, elle ne pouvait pas faire ça, voilà tout. Elle tremblait, pâle comme un linge, et priait pour se retrouver ailleurs. Ou pour que quelqu'un décide de traverser la Maison avant que ça n'arrive. Elle avait bien conscience qu'elle ne pourrait pas faire autrement que d'obtempérer. Elle pouvait toujours essayer de gagner du temps, jamais elle n'oserait s'opposer à lui. Il l'avait trop bien dressée.

Ces quelques secondes d'hésitation étaient apparemment trop longues pour le Cancer. En un instant il fut près d'elle et, la saisissant par les cheveux, il la força brutalement à s'agenouiller. Puis il la fit se pencher en avant jusqu'à ce qu'elle touche le sol. Il la maintint ainsi, le visage plaqué contre la dalle froide.

— Je ne vois pas ce qui te dérange, dit-il d'un ton calme comme si de rien n'était. Après tout, tu l'as déjà fait et, d'après ce que je me souviens, tu étais plutôt douée. Je t'assure.

Le sourire sadique qui ornait le visage du Chevalier disparut lorsqu'il regarda sa prisonnière plus attentivement. L'adolescente était blême et respirait à peine, ses yeux étaient fixes et ses pupilles dilatées par l'effroi. Quoi qu'il fasse à ce moment, elle ne résisterait pas. Cependant DeathMask la lâcha et se releva. S'il adorait torturer Cinnamon et la pousser dans ses derniers retranchements, il savait aussi qu'il y avait des limites à ne pas franchir. Il était son maître, pas celui qui se servirait d'elle pour déchaîner l'apocalypse. Et de cela, le Cancer ne doutait pas qu'elle en fût capable. Bien sûr, s'il insistait elle obéirait, qu'elle le veuille ou non, comme cela s'était déjà produit. Cependant le Cancer décida de la laisser tranquille pour le moment. Le plus important était d'asseoir son autorité sur elle. Pour ce qu'il avait exigé... Après tout, ce qui avait déjà été fait pouvait se reproduire, il n'était pas pressé. Il savait bien qu'il la possédait corps et âme.

— C'est bon, tu peux partir, concéda-t-il. Dépêches-toi avant que je change d'avis !

Toujours secouée de frissons, elle se releva péniblement et se dirigea en vacillant vers la sortie du Temple, comprenant trop tard que le Pope n'avait jamais demandé sa présence...

Elle utilisa le passage secret pour se rendre directement dans la Maison des Poissons. Aphrodite se trouvait dans sa roseraie. En voyant arriver Cinnamon, pâle et tremblante, il cessa ses activités. Allons donc, le Cancer avait encore dû faire des siennes...

— Ça n'a pas l'air d'aller, dit-il.

La jeune fille secoua la tête et s'assit sur un banc de pierre, l'air accablé.

— C'est messire DM, expliqua-t-elle. Maintenant il me demande des choses... des choses que je ne peux pas faire !

— C'est en rapport avec l'entraînement ?

En fait, le Chevalier des Poissons se doutait de la réponse. L'adolescente n'aurait pas été aussi bouleversée s'il s'était s'agit seulement de cela.

Cinnamon rougit et se mordilla les lèvres, confirmant les soupçons de son vis-à-vis.

— Concentre-toi sur l'entraînement. Quant au reste... essaie de penser à autre chose. Tu as une bonne imagination, je crois.

Oui, c'était vrai, elle aimait beaucoup se raconter des histoires. Et messire Aphrodite avait raison, elle devait se focaliser sur l'entraînement. Pour les autres choses, elle n'avait qu'à faire comme si. Comme si elle n'était pas là, comme si ce n'était pas elle, comme si ça ne se passait pas. C'était la seule façon de supporter. Imaginer qu'elle n'existait pas. Si on n'existe pas, rien ne peut nous atteindre, pas vrai ?

 

Maison des Poissons

 

— Il paraît que tu n'es pas très tendre avec Cinnamon, attaqua Aphrodite.

— Au contraire, je suis très gentil avec elle... répondit le Cancer avec un sourire cynique.

— Tu sais très bien ce que je veux dire.

— Ne me dis pas qu'elle est allée se plaindre à toi !

— Elle ne m'a pas demandé de l'aider, si tu veux savoir, expliqua le Poissons. Seulement je pense que tu y vas un peu fort. Elle est ton élève, pas ton esclave.

— Ah oui ? Quand le Grand Pope me l'a confiée, il m'a donné carte blanche. Tu vois bien que j'ai tous les droits. Tu seras aimable de ne plus te mêler de nos affaires. Cinnamon, je m'en occupe, et moi seul. D'ailleurs, tu veux que je te montre quelque chose ? demanda DeathMask.

Avant qu'Aphrodite ait pu répondre, le Cancer ordonna :

— Cinnamon ! Viens ici.

La jeune fille hésita une seconde, une lueur inquiète dans les yeux, puis elle s'avança. Lorsqu'elle fut près de lui, DeathMask la prit par le bras, passa une main dans sa nuque... Et l'embrassa.

Surprise mais docile, conditionnée à obéir, l'adolescente répondit à ce baiser. Un baiser qui s'éternisait d'ailleurs selon le Poissons qui fronça les sourcils. En fait, ce n'était pas tant ce geste érotique que la démonstration

de puissance du Cancer qui le gênait. Il savait parfaitement que Cinnamon n'était pas consentante. Cependant DeathMask avait raison, force était de constaté qu'il l'avait bien dressée...

Enfin il la lâcha.

— Tu peux t'en aller, accorda-il.

La pauvre enfant ne demanda pas son reste et quitta aussitôt les lieux, tête basse et rouge de confusion. Son regard apprit à Aphrodite à quel point elle avait honte.

— Tu n'étais pas obligé de me montrer ça, protesta-t-il une fois qu'elle fut partie. Je n'ose pas imaginer à quoi ressemblent les séances d'entraînement...

Le Cancer, qui souriait, redevint brusquement plus grave.

— Jamais pendant l'entraînement. Qu'est-ce que tu crois, je prends mon rôle de professeur au sérieux. En tous cas, tu as vu qu'elle aime ça.

— Elle était terrifiée, oui !

DeathMask éclata de rire.

— Terrifiée ou pas, elle aime ça. Tu peux me croire sur parole, fit-il. Et je me fiche de ce qu'elle veut ou non. Je te l'ai dit : on me l'a confiée, elle est à moi.

Les autres Chevaliers d'Or s'imaginaient que, si Cinnamon dégageait des ondes de frayeur lorsque DeathMask était dans les parages, c'était à cause de son attitude infecte envers elle. De même, si elle n'osait lever les yeux en sa présence, c'était certainement pour ne pas attirer son attention.

Aucun d'eux ne se doutait qu'elle avait de bonnes raisons de le craindre, ni qu'elle baissait les yeux non par prudence mais par honte.

Qu'auraient-ils su de cette nuit où le Cancer avait profité sans vergogne de son ascendant sur elle ? Cette nuit où il l'avait prise plusieurs fois et de diverses façons, où il l'avait initiée à la fellation et à la sodomie...

Pour ce qui avait été de la caresse buccale, nul n'avait été besoin d'user d'une quelconque pression physique sur la jeune fille. Il avait suffi à DeathMask de seulement sous-entendre la menace de rapporter au maître du Sanctuaire ce qu'elle avait fait pour qu'elle obéisse. Terrifiée à l'idée que Saga puisse apprendre l'acte dont elle s'était rendue coupable, l'adolescente s'était appliquée du mieux qu'elle pouvait pour contenter son maître... ravalant sa peur et son dégoût en même temps que mourraient en elle sa propre estime et tout sentiment de dignité.

Non, aucun Chevalier d'Or ne pouvait deviner la terreur et la honte que Cinnamon ressentait désormais chaque jour, de façon indélébile.

Comme c'était difficile de les regarder dans les yeux, tous ! Et sourire, rire et faire comme si de rien n'était. Alors que mentalement qu'elle se sentait honteuse et sale. Si sale que des milliers de douches brûlantes à se frotter la peau jusqu'au sang n'auraient pas suffit à la laver. Comment aurait-elle pu se confier ? Chaque fois qu'elle pensait à dire ce qui se passait, elle s'autocensurait instinctivement. Après tout elle était coupable elle-aussi. Pourquoi se laissait-elle faire et, surtout, pourquoi lui arrivait-il d'éprouver du plaisir ? N'était-ce pas la preuve qu'elle était pourrie, une vraie traînée ? Si elle avait le moindre sens de l'honneur, il y avait longtemps qu'elle se serait tuée. Si elle racontait... messire DM serait très en colère. Et ce n'était jamais bon lorsque messire DM était en colère... Mieux valait pour elle qu'il fut de bonne humeur.

Lui qui était son maître, qui avait autorité sur elle, qui avait tous les droits... Oui, l'adolescente pensait sincèrement qu'il agissait dans son bon droit. Elle, elle n'avait qu'à la fermer et obéir. Après tout, ce n'était que des actes sexuels, ce que faisaient des millions de femmes et d'hommes à travers le monde, pas de quoi s'offusquer. Elle avait tout simplement choisi d'occulter le côté agression pour ne penser qu'au côté sexuel de la chose. Cela lui permettait de faire semblant que tout était normal. C'était peut-être extrêmement pénible mais cela faisait partie de l'ordre des choses, elle n'y pouvait rien et c'était comme ça.

Alors Cinnamon se taisait. Honte, peur et négation... elle ne pouvait parler.

Pas plus qu'elle ne pleurait.

Parce que Cinnamon ne pleurait pas. Ce n'était pas l'envie qui lui manquait, au contraire. Constamment, au cours des presque deux mois qui suivirent, elle avait comme une boule dans la gorge. Mais elle ne pleurait pas. Même en privé, quand personne ne la regardait, ses larmes ne coulaient pas. Ces larmes qui emprisonnaient son cœur dans une gangue glacée, ajoutant encore au poids qui pesait sur ses épaules. La nuit elle se réveillait en sursaut sur un hurlement muet, les yeux agrandis d'horreur mais secs, désespérément secs.

Lorsque au Sanctuaire sous-marin Kanon lui demandera si elle avait subi des abus sexuels, curieusement, elle ne saura pas se retenir. Les larmes couleront, enfin. Et Cinnamon se rappellera à quel point c'est bon de se laisser aller, à quel point les pleurs peuvent être doux.

Il aurait été faux de penser que DeathMask se jetait sur elle à chaque fois qu'elle traversait son Temple. En fait, parfois il n'apparaissait même pas et la jeune fille pouvait passer sans encombre, bien qu'il eut toujours connaissance de sa présence sur son territoire. Seulement quelques fois il se montrait et alors... Alors l'adolescente ne savait jamais à quoi s'attendre. S'il l'emmenait à Yomotsu, elle était sûre de n'avoir rien à craindre. En effet, ces instants-là étaient exclusivement consacrés à l'entraînement et à rien d'autre. Et Cinnamon aimait ces séances. C'était les seuls moments où elle pouvait se défouler.

En revanche, s'il lui ordonnait de le suivre dans ses appartements privés... C'était tête basse et en traînant les pieds qu'elle l'y suivait, le cœur battant et un hurlement bloqué au bord des lèvres. Tout son être criait et appelait au secours mais personne ne l'entendait. C'était seulement dans sa tête. Il ne fallait pas les autres sachent ce qui se passait dans la Maison du Cancer, jamais. Elle n'avait pas oublié la menace de DeathMask de raconter ce qu'elle avait fait et, de toute façon, elle serait morte de honte si on les avait surpris ensemble. Aussi se taisait-elle et obéissait-elle docilement.

Ce fut la nécessité de garder secrète cette liaison qui la poussa à effacer sa présence de façon inconsciente. Personne, à part le Pope et Aphrodite, n'aurait pu se douter de ce qui se passait.

Palais du Grand Pope — Mardi 24 février 1987

Aiolia venait de quitter la salle lorsque le regard de Milo fut attiré par une fine silhouette à demi dissimulée par l'épaisse tenture de velours cramoisi. Se sachant repérée, Cinnamon lui adressa un sourire chaleureux tout en lui faisant un petit signe de la main. Salut que lui rendit le Saint du Scorpion.

Depuis près de huit mois que la jeune fille vivait au Domaine Sacré, elle avait réussi à charmer tout le monde par sa douceur et sa gentillesse. Au point que sa présence semblait à présent naturelle au sein du Zodiaque d'Or.

"Quel dommage que l'autre dingue ait fait d'elle son souffre-douleur", pensa-t-il sans savoir à quel point il était loin de la réalité.

La voix du Pope retentit soudain, l'arrachant à ses réflexions :

— C'est bon, Chevalier Milo, tu peux disposer.

Milo se leva, salua et sortit. Quand il eut disparu, Cinnamon sortit de derrière le rideau et se tourna vers le maître du Sanctuaire. Elle avait très envie de rendre visite à messire Aphrodite, lequel lui avait promis de lui montrer une nouvelle variété de rose non mortelle. Peut-être commenceraient-ils ensuite une nouvelle partie d'échecs ? Jamais encore elle n'avait gagné mais quelle importance ? Elle appréciait ces moments passés en compagnie du Saint des Poissons. Moments qu'elle mettait à profit pour se confier un petit peu, dans la limite du raisonnable – même à lui il y avait des choses qu'elle ne pouvait dire. Tiens et pourquoi ne resterait-elle pas tout l'après-midi dans la roseraie, avec l'un des livres empruntés à messire Camus ?

Tout d'abord, sollicité la permission de quitter le Palais :

— Vous avez encore besoin de moi, monseigneur ? demanda-t-elle.

— Toi, va jouer les chiennes avec ton maître, la rabroua-t-il. Tu n'es bonne qu'à ça !

Le sourire d'anticipation de l'adolescente s'effaça d'un seul coup. Ses joues s'enflammèrent puis son teint se fit livide. A présent aussi pâle qu'une morte, elle fixait le Pope d'un regard étrangement vide tandis que ses mains se crispaient sur sa jupe.

Depuis cette nuit-là, Kyko n'avait plus jamais essayé de la toucher, ce qui ne l'empêchait nullement de lui lancer ce genre de phrase assassine. Se montrer odieux en évoquant de façon si cruelle certains aspects de la vie de la jeune fille était-il pour lui un moyen de se défouler ?

N'empêche qu'il la laissait tranquille maintenant et c'était tout ce qui comptait.

Cinnamon se recomposa un visage neutre et s'inclina en une gracieuse révérence.

— Je voudrais me rendre chez le Chevalier des Poissons, dit-elle calmement. Veuillez m'excuser.

Elle fit demi-tour et se dirigea vers la sortie.

L'usurpateur n'émit plus aucune objection. Il savait bien que le Cancer n'aurait aucune difficulté à trouver Cinnamon si besoin était. Et ce n'était pas Aphrodite qui s'opposerait à DeathMask si celui-ci venait chercher son élève...

Un petit rire s'échappa du masque.

 

YOMOTSU HIRASAKA — Jeudi 26 février 1987

 

Les coups se succédaient sans discontinuer, ne lui laissant ni le temps d'esquiver, ni même celui de respirer. Cinnamon profita d'une brève accalmie pour lever les bras devant elle en un geste de défense dérisoire.

Pourquoi se déchaînement de violence ? Ce n'était plus une séance d'entrainement mais un massacre. Il avait toujours été exigeant, ne lui passant rien et la poussant même dans ses derniers retranchements. Cependant il savait où se situaient les limites à ne pas dépasser. Il était dur mais juste : après tout, elle n'avait rien à voir avec les autres apprentis du Sanctuaire.

Pourtant cette fois-ci...

Que s'était-il donc passé ? La jeune fille se rappela qu'il venait de rentrer d'une mission, quelque part en Chine. Se pouvait-il ?

— Vous avez échoué.

A peine ces mots avaient-ils franchi ses lèvres qu'elle voulut les rattraper. Presque malgré elle, elle continua néanmoins, désobéissant à la petite voix qui lui criait de se taire :

— Votre mission aux Cinq Pics... pour la première fois vous n'avez pas réussi. Votre proie vous a échappé.

La lueur assassine qui brilla soudain dans les prunelles cobalt la dissuada enfin de continuer.

Il était trop tard.

Terrifiée, l'adolescente recula. Elle n'avait pas fait trois pas en arrière qu'elle fut rattrapée et violemment jetée à terre. Le premier coup de pied la fit hurler. Pas les suivants. Recroquevillée sur elle-même au cœur d'une brume écarlate de souffrance, elle ne parvenait plus à proférer un son.

Il cessa enfin de la frapper et la toisa avec mépris.

— Je ne vois pas pourquoi je perds mon temps avec toi. Tu n'es même pas fichue de riposter.

— Je croyais qu'on était là justement pour que vous puissiez m'apprendre.

Étonnée par sa propre audace, Cinnamon se releva avec peine et fit face au Chevalier d'Or, faisant même un pas dans sa direction. Elle avait mal partout mais arrivait à bouger au prix d'un énorme effort. Encore heureux qu'il ne portait pas son armure et n'avait pas utilisé son cosmos...

— Messire DM, je veux bien qu'on continue l'entrainement mais, s'il vous plait, arrêtez de me taper comme ça. Je n'ai rien fait de mal...

DeathMask eut un imperceptible sourire. Changeant brusquement d'attitude, il s'approcha d'elle en lui parlant gentiment. Trop gentiment.

— Tu as raison, je me suis passé les nerfs sur toi, c'est injuste. Alors qu'il y a des façons tellement plus agréables de faire ça...

La peur de la jeune fille monta d'un cran. Le cœur battant, paralysée d'effroi, elle ne réagit pas lorsque le Chevalier passa la main dans ses cheveux et lui caressa la joue. Les mains qui avaient donné la mort savaient se faire douces s'il le voulait. Pour elle, si ces attouchement s étaient pires que les coups, c'était surtout à cause de son propre comportement. Le cauchemar revenait, elle était encore une fois incapable de bouger, incapable de seulement dire non. Et peu importaient les prétendues capacités spéciales qu'elle était censée détenir...

Tout cela, c'était à cause de la dernière cible du Cancer. Un Chevalier félon, d'après ce qu'elle avait pu comprendre. C'était de sa faute si messire DM était contrarié et s'il l'avait battue.

Elle n'était pas prête de l'oublier.

Alors qu'il la couchait sur le sol, elle se souvint de ce que cet endroit représentait pour elle. Quand ils étaient à Yomotsu, DeathMask se contentait de l'entraîner. Jamais il ne l'avait houspillée méchamment ou frappée comme il le faisait dans la vie courante. Jamais il ne l'avait touchée de cette façon intime. Dans ces moment-là, il n'y avait que l'entraînement qui comptait.

Cinnamon aimait cela, ces instants qui lui permettaient de se défouler, de se dépenser à l'abri des regards. Elle en était venue à désirer, à espérer ces séances où elle se sentait en sécurité. Et voilà qu'aujourd'hui...

Elle n'aurait pas dû oublier que messire DM avait tout les droits.

 

— Tu te passeras de l'eau sur le visage avant de quitter mon Temple, lui ordonna-t-il plus tard. Je n'ai pas envie que certaines personnes viennent me faire la morale.

L'adolescente acquiesça silencieusement et acheva de se rhabiller, encore tremblante.

Peu après elle marqua un arrêt devant le petit miroir de la salle de bain. La jeune fille qui lui faisait face, très pâle, la fixait d'un regard hanté, comme voilé de tristesse et d'angoisse. Le regard d'un chien battu. Lentement elle porta la main à sa joue maculée de traces de larmes.

Elle avait pleuré et ne s'en était même pas rendue compte.