La première fois

par Iris-Ardell



Lundi 30 juin 1986 ― Maison du Cancer



— Qui t'a dit que tu pouvais partir ?

Ce qu'elle n'était pas parvenue à définir, elle le savait maintenant. Ce Temple était une immense toile d'araignée et elle, pauvre petite mouche, venait d'attirer l'intention du prédateur.

Le regard dont celui-ci l'enveloppait à présent, et les mots qu'il prononça, achevèrent de la glacer de terreur. Indifférent à la frayeur qu'il suscitait en elle, à moins qu'il s'en délectât, l'homme s'approcha de la jeune fille. Il avança tandis qu'elle reculait jusqu'à se trouver arrêtée par un pilier contre lequel elle resta, tremblante.

— Au fond je dois te remercier, continua-t-il comme si de rien n'était. Je m'ennuyais justement, un peu de compagnie ne serait pas de refus...

— Je... je ne peux pas rester... bafouilla Cinnamon d'une toute petite voix.

Le Chevalier sourit :

— Mais bien sûr que si, tu as bien une petite heure à me consacrer. Ça ne durera pas plus longtemps...

L'adolescente secoua la tête. Que voulait-il dire ? Qu'est-ce qui ne durerait pas plus d'une heure ? Elle avait peur de comprendre, elle ne voulait pas comprendre. Extrêmement mal à l'aise, elle réalisa qu'il se tenait tout près d'elle. Trop près d'elle. Cette proximité la dérangeait sans qu'elle sache tout à fait pourquoi. Lui, par contre, continuait de sourire, un sourire qu'elle trouvait carnassier.

— Après tout, un homme a bien le droit de se détendre un peu, non ? dit-il doucement en caressant la joue de sa prisonnière.

— Non, laissez-moi ! souffla celle-ci en tentant de se dégager.

A peine s'était-elle détachée de la colonne que le Cancer la prit par les épaules et la cogna contre le pilier, lui arrachant un cri de surprise et de douleur.

— Ici j'ai tous les droits, ne l'oublie pas ! siffla-t-il.

Le ton avait changé. De relativement gentil il était devenu froid, cassant. Terrifiée, Cinnamon se garda bien de protester une nouvelle fois. Surtout ne pas mettre cet homme en colère. Celui-ci la prit ensuite par le bras et l'entraîna à travers le Temple, jusqu'à une porte qu'il ouvrit. Ils traversèrent un salon puis ils passèrent une autre porte. Là il la rejeta avec rudesse et elle tomba au sol.

Le cœur battant à tout rompre, Cinnamon resta un instant à terre. L'ameublement de la pièce lui donna à penser qu'il s'agissait de la chambre, cependant un détail la frappa. Il n'y avait aucun visage sur les murs. Ni sur le sol et le plafond. Soudain une lueur la fit se retourner. Devant elle, le Chevalier se tenait torse nu. Son armure l'avait quitté pour prendre la forme d'un gigantesque crabe doré.

La jeune fille voulut reculer mais elle resta à sa place lorsqu'elle se rendit compte que derrière elle se trouvait le lit. En revanche, son bourreau s'avança vers elle et elle se mit à trembler de plus belle. L'homme émit un petit rire amusé.

— Tu es vraiment adorable...

— Qu'est-ce que vous allez me faire ? demanda-t-elle stupidement.

Aurait-elle vu cette mésaventure arriver à une autre qu'elle aurait immédiatement su de quoi il s'agissait. Seulement, étant la principale intéressée, elle ne pouvait admettre ce qui pouvait arriver... non ce qui était sur le point d'arriver.

— Ne t'en fais pas, ça va bien se passer. Je te promets que tu vas aimer ça...

Cinnamon secoua la tête. Son mauvais pressentiment se clarifiait de secondes en secondes. Brusquement le Cancer posa la main sur sa nuque et l'autre sur son bras. Et il donna à l'adolescente le premier baiser qu'elle ait jamais reçu.

Surprise et déroutée, consciente que la main qui la tenait par la nuque pouvait la lui briser à tout moment, Cinnamon demeura immobile. Les yeux fermés, elle sentit une langue s'insinuer entre ses lèvres et explorer sa bouche. C'était... déconcertant. Ainsi c'était ça un baiser ? C'était si... intime. Un frisson la parcourut. Elle n'avait pas froid pourtant.

Le Chevalier finit par se détacher d'elle et lui ôta sa tunique d'un geste si sûr et rapide que la jeune fille ne réagit pas sur le moment. Néanmoins elle croisa ensuite les bras sur sa poitrine. Ce qui lui attira un nouveau sourire de l'homme. Ses yeux... ils étaient tellement bleus, elle avait l'impression de s'y noyer.

La main sur son épaule, il la poussa en arrière jusqu'à ce qu'elle tombe assise sur le lit. Aussitôt il vint à ses côtés et passa les doigts sous son soutien-gorge. Cinnamon se raidit lorsqu'elle sentit son pouce sur son mamelon. Elle tenta de se soustraire à ces attouchements mais l'homme lui serra le bras assez fort pour la faire grimacer.

— Tiens-toi tranquille, petite idiote, dit-il.

Sur ces mots il entreprit de lui ôter son sous-vêtement et l'adolescente détourna la tête, affreusement gênée. Son cœur battait de plus en plus fort et elle avait de plus en plus peur : elle avait la désagréable impression qu'une plume se promenait dans son ventre et elle avait la tête qui tourne. Cependant elle ne pouvait également se défaire d'un sentiment d'irréalité, c'était comme si elle flottait dans son propre corps, comme si ce qui se passait n'était qu'un rêve. Mais au fond peut-être était-ce le cas. Peut-être qu'il s'agissait seulement d'un cauchemar, que ce Chevalier n'était pas en train de l'embrasser de nouveau, qu'elle ne sentait pas sa langue contre la sienne ni sa main sur sa poitrine...

Il la poussa et elle se retrouva allongée sur le lit. Sans perdre de temps il se coucha près d'elle et recommença à l'embrasser. Ses doigts glissaient sur ses seins, en taquinaient les mamelons, puis ils effleurèrent le ventre, passèrent sous le pantalon. Lorsqu'elle les sentit s'insinuer sous sa petite culotte, Cinnamon se débattit et essaya de se dégager. En vain, il la tenait bien et il était bien plus fort qu'elle. Elle ferma les yeux très fort quand il mit la main entre ses jambes. C'était la toute première fois qu'elle subissait ce genre d'attouchement.

Il retira sa main et dégrafa le pantalon de la jeune fille, le fit glisser le long de ses jambes. Puis ce fut au tour de sa petite culotte. A présent Cinnamon était entièrement nue.

Dans un brouillard de terreur, elle vit l'homme se redresser et déboutonner son propre pantalon. Paralysée par une panique abjecte, elle ne réagit pas lorsqu'il s'allongea sur elle. Une fois encore il l'embrassa, une fois encore il la toucha. Partout. Le contact de son corps nu sur le sien lui donna l'impression de recevoir un courant électrique et un hurlement résonna tout au fond d'elle. Cependant elle resta muette.

Ce n'était pas vrai, ça ne pouvait pas arriver, pas à elle. A quinze ans à peine elle n'était pas seulement vierge, elle n'avait jamais eu de petit ami, n'avait même jamais flirté avec les garçons de son âge. Forcément, ceux qu'elle côtoyait prenaient un malin plaisir à se moquer d'elle. Et voilà qu'elle se trouvait dans cet étrange endroit appelé le Sanctuaire, dans le lit d'un Chevalier. Et pas n'importe lequel, s'il vous plaît. Un Saint d'Or, l'élite de la Chevalerie, rien que ça !

Il fallait qu'elle se défende, qu'elle essaie de se débattre, même si c'était perdu d'avance. Elle ne pouvait pas se laisser faire comme ça ! Pourtant elle ne bougea pas. Cet homme était non seulement l'un des plus forts du monde, il était surtout violent et cruel. Si elle résistait, il pouvait très bien se montrer brutal et lui faire mal... Surtout ne pas le contrarier, elle devait rester bien sage pour éviter de le mettre en colère.

Telles étaient les pensées de l'adolescente tandis que le Chevalier explorait son corps de ses baisers et de ses caresses. Sous l'effet de la peur et du choc, elle était en proie à une étrange dissociation. Tout au fond d'elle une petite fille pleurait et criait de terreur. Une autre voix dans sa tête lui disait de ne rien tenter, de se laisser faire sous peine d'avoir à le regretter. Peu importait qu'elle ne veuille pas. Ne l'avait-il pas dit, tout à l'heure, qu'il avait tous les droits ? Peut-être lui faisait-il payer un droit de passage... Et puis après tout, ce qu'il lui faisait était parfaitement normal. Quoi de plus naturel qu'un rapport sexuel ? Elle n'était pas consentante ? Quelle importance... Le principal était qu'elle demeure en vie, et avec un tel homme, ce n'était pas gagné.

En plus... ce n'était pas désagréable. Elle avait honte de devoir l'admettre mais la pression de ses doigts sur certaines parties de son corps lui procurait plaisir et excitation. Un gémissement s'échappa de ses lèvres alors qu'il la caressait entre les jambes.

Soudain il lui écarta les cuisses et vint se loger entre elles. Cinnamon eut l'impression que son cœur allait exploser. Elle sentit quelque chose de dur qui commençait à la pénétrer et elle se raidit de plus belle. Elle ne pouvait croire ce qui était en train de se passer et pourtant elle le sentait qui s'enfonçait en elle. Quelque chose sembla le stopper et il s'arrêta un instant. La jeune fille crut que c'était terminé mais il se remit à pousser. La sensation de déchirement ainsi que la douleur furent telles que l'adolescente ne put réprimer un cri. Elle avait réellement l'impression d'avoir reçu un coup de poignard dans le ventre. L'homme rit doucement et dit quelque chose dans une autre langue, sans doute de l'italien.

A nouveau il s'immobilisa quelques secondes puis il commença à bouger tout en murmurant des mots italiens. Cinnamon entendit des gémissements et elle mit un certain temps avant de se rendre compte qu'il s'agissait d'elle-même. Ça faisait mal, seigneur, ça faisait si mal... Jamais elle n'avait connu une telle douleur. Il y avait de l'humidité sur ses joues et elle comprit qu'il s'agissait de larmes. A un moment la souffrance commença à diminuer tandis qu'une autre sensation prenait place en elle. Une sensation... agréable, si bien que la jeune fille ne savait plus si elle éprouvait douleur ou plaisir. Les deux sans doute.

Au bout de longues minutes interminables, son bourreau se raidit et elle sentit une humidité couler en elle. Puis il se retira. Debout près du lit, il prononça avec un cynisme cruel :

— Te voilà devenue femme, grâce à moi. Tu peux me remercier. En tout cas c'était bon, pas vrai ?

Il disparut ensuite dans la salle de bain. La jeune fille se redressa alors et baissa des yeux effarés sur son propre corps. Il y avait du sang entre ses cuisses, du sang également sur le drap. Sans vraiment se rendre compte de se qu'elle faisait, elle y porta la main et la releva luisante du liquide rouge. Cette couleur pourpre semblait la fasciner, comme si elle pouvait y lire la réponse à ses questions, comme si elle avait besoin de ce sang pour se convaincre de ce qui était arrivé.

Lorsque l'homme revint elle sursauta et s'excusa d'avoir sali les draps. Le Chevalier éclata de rire et accorda :

— Félicitation, tu as gagné le droit de traverser le Temple du Cancer. Traîne pas trop.