Le miroir enflammé

par Chrysos

Baraquement des Saints, 13H30

Les indications étaient les bonnes, cette masure était bien la sienne. Le découvrant a l’entraînement, Cinnamon se cacha derrière une colonne et l’observa, mi-intriguée mi-énervée par la situation. Lui qui n’avait déjà pas fier allure avec son armure vermillonne sur le dos, à le voir ainsi, vêtu de vieilles nippes éliminées, la jeune fille se demanda comment un rustre pareil pouvait avoir sa place au domaine sacré.

Non, il n’avait décidément rien à voir avec les chevaliers d’or, dont même l’allure altière trahissait la nature de leur rangs, ni mêmes avec le peu de chevaliers d’argent qu’elles connaissaient, fiers et droits de caractère autant que de physionomie. Sans même parler de sa coiffure en pétard et de son faciès de boxeur qui aurait préféré recevoir plutôt que de donner.

Et ses pouvoirs… Cinnamon n’était pas une experte en la matière, loin de là, mais elle se rendait bien compte que le brasier généré par son cosmos aurait bien faire rire messire Saga et Deathmask. Lesquels auraient probablement balayé ce fanfaron d’un seul battement de cil.

L’intéressé, s’échinant vainement à pulvériser un rocher gigantesque à la seule chaleur de ses flammes, finit par jeter provisoirement l’éponge. Essuyant sommairement son front ruisselant de sueur avec sa tunique, il claironna :

- Pendant combien de temps comptes-tu encore faire le pied de grue ? Si tu as quelque chose à me dire, c’est maintenant ou jamais !

- Tiens, songea Cinnamon. Il m’a déjà repéré. Il n’est peut-être pas si nul que ça, finalement.

Moins téméraire en action qu’en pensée, Cinnamon sortit de sa cachette et lança :

- Je ne voulais pas vous déranger… Mais je vous ai apporté ça, pour m’excuser de l’incident de ce matin.

Timidement, l’adolescente tendit un paquet de gâteaux à son interlocuteur. Lequel s’en saisit goujatement et répondit du tac au tac :

- J’aurais reconnu ce parfum entre mille. Mais, si tu veux que je les accepte, il va falloir déjà commencer par me tutoyer. Dans cet asile d’aliénés qu’est le sanctuaire, tu dois bien être la seule à me parler de la sorte. Quoique… Ce matin, tu n’as pas été très tendre à mon égard.

Rouge de confusion, Cinnamon se remémora sa rencontre précédente avec l’importun. Lorsque, venant à peine de cuisiner un plateau de biscuits pour les chevaliers d’or, elle s’était précipité dans les couloirs du treizième palais et était malencontreusement entrée en collision avec celui que tous surnommaient le « molosse de Giggars ». Auparavant, elle avait déjà souvent croisé ce grand échalas rouquin à la mine patibulaire, qui se faisait plus couramment appeler chevaliers des flammes. Tous ce qu’elle savait de lui, c’était qu’il était le garde du corps personnel de Giggars, l’ignoble chambellan du Pope et qu’il était réputé pour être tout aussi cruel et fourbe que ce dernier. C’est tout dire.

Voilà pourquoi lorsque, au détour d’un couloir, cette brute avait fait volé son plateau par pur réflexe, Cinnamon avait immédiatement senti la colère l’envahir. La goutte d’eau qui fit déborder le vase fut la remarque innocente qu’il osa proférer concernant ces biscuits. A savoir qu’il en aurait volontiers accepté un pour dédommagement du préjudice subi. Cinn’, n’y tenant plus, lui avait alors craché au visage que ses gâteaux étaient pour ses amis les chevaliers d’or, et non pour des minables de son espèce, avant de s’enfuir à toutes jambes. Des paroles acerbes qu’elle regretta évidemment aussitôt. C’était donc pour enterrer la hache de guerre qu’elle avait fait tout ce chemin jusqu’à l’extrême périphérie du sanctuaire. Là où, par ordre décroissant d’importance, logeaient les guerriers ayant jurés fidélités à la déesse.

- Je… balbutia la jeune fille. Je suis désolée. J’étais énervée et ça m’a échappé. Je ne voulais pas…

- Bah ! Aucune importance ! Depuis le temps, ce genre de remarque me passe au dessus de la tête. Il faut dire qu’on m’a un peu assaisonné à toutes les sauces. Les résidents du sanctuaire ne sont pas tendres avec les petits nouveaux. Ce n’est pas à toi que je l’apprendrais.

S’asseyant sur un banc de granit jouxtant sa demeure, le chevalier des flammes fit signe à l’adolescente de le rejoindre. Devinant son anxiété, il ajouta :

- N’aies aucune crainte. Le molosse de Giggars ne mord que ceux que son maître lui désigne du doigt. Tu n’as donc rien à craindre. Pour le moment…

Drôle de manière de la rassurer, pensa l’élève de Deathmask. Mais, n’ayant guère d’autres alternatives, elle s’assit au plus loin du guerrier. Celui-ci, amusé, déclara :

- Tu as du cran ! Ça ne m’étonne guère, il faut avoir de sacrées tripes pour oser traverser les douze temples en se sachant persona non grata ! Ce n’est pas moi qui aurais tenté pareille expédition !

- Vous… Tu es au courant de mon épreuve !?

- Bien sûr, s’extasia le molosse. Tout le domaine sacré a eu vent de cette histoire. Penses-tu, une gamine qui tente de traverser les demeures des tueurs en chef, juste pour gagner sa place au soleil, ça aurait de quoi faire les gros titres de la gazette du sanctuaire. Si le sanctuaire avait une gazette, forcément.

Tout en parlant, le chevalier piocha un biscuit qu’il dévora d’une bouchée.

- Et en plus tu es bonne cuisinière, ajouta-t-il. Pas étonnant que le Pope tienne à te garder aussi près de son humble personne. Quoique, les rumeurs vantent aussi d’autres de tes qualités. Bien malin celui qui saura démêler le vrai du faux, n’est-ce pas ?

Piquée au vif, Cinnamon se releva d’un bond et vociféra :

- Le grand Pope ne m’a jamais touché ! C’est un être noble dont la seule préoccupation est le bien-être du domaine sacré !

Éclatant de rire, le guerrier commenta :

- On dirait une leçon apprise par cœur ! Rassure-toi, je ne veux en aucun cas te juger. La manière dont tu le remercies ne me regarde en rien. Lorsque je suis entré au service de Giggars, j’ai eu aussi droit à mon lot de commérages en tout genre. Ce ne sont pas les imbéciles qui manquent, sur cette terre consacrée. Et ces mêmes imbéciles ne peuvent guère appréhender ce que peut être la vie d’un enfant qui s’est fait rejeté de toute part et à qui on a miraculeusement donné une chance. Pas plus qu’ils ne comprendraient qu’elle pourrait être l’infinie dévotion de ce gamin envers son sauveur. Ce genre de sentiments les dépassera toujours, et c’est bien mieux ainsi.

Surprise par ce discours, Cinnamon dévisagea d’un œil nouveau son interlocuteur. Visiblement, lui aussi avait dû en baver, et ceci à tous les niveaux, comme l’attestaient les cicatrices et autres brûlures qui parsemaient son corps. Mal à l’aise, elle annonça :

- Je dois rendre visite aux chevaliers d’or. Avec toute cette histoire, ils n’ont pas eu les gâteaux que je leur avais promis.

- Et bien, file ! Si ces messieurs se retrouvent avec l’estomac dans les talons, j’ai bien peur qu’ils ne m’étripent pour t’avoir retenu. J’ai beau me vanter de pouvoir vaincre n’importe quel chevalier de bronze, si ces oiseaux là viennent à me chercher querelle, je ne donne pas cher de ma peau. Cela dit, si l’envie te reprend de traîner dans ces quartiers mal famés avec quelques biscuits sur toi, sache que la porte de ma niche te sera toujours ouverte. Le molosse de Giggars aime les friandises, c’est bien connu.

Soulagée et, bizarrement, contente de cette conversation, Cinnamon reprit d’un pas léger le chemin du temple du Pope.

 

Treizième temple, quelques jours plus tard

 

Cinnamon entra en trombe dans sa chambre. Elle avait besoin d’être seule. Depuis qu’elle avait appris la disgrâce de Giggars, une seule question l’obsédait : qu’était devenu de son fidèle molosse ? Le saint d’argent qui lui avait répondu, un certain Capella, ne cacha pas sa joie en avouant :

- Ce misérable chevalier des flammes !? Il paraît que Phénix lui a court-circuité les neurones avant de l’expédier ad patres. A ce qu’on dit, le Pope aurait planifié de nous envoyer les châtier, lui et ses traîtres de compagnons. J’ai hâte de voir si la puissance de cet oiseau enflammé est à la hauteur de sa réputation !

Couchée sur son lit, Cinnamon ne pouvait définir l’état d’esprit dans lequel elle se trouvait. Quelle importance que cette brute soit passée de vie à trépas, après tout ? Il avait eu la fin que sa carrière d’assassin avait toujours laissé présager. Ce n’était qu’un larbin grossier, mal élevé et dépourvu de la moindre once de clémence et de gentillesse. Une machine à tuer dont personne jamais ne regretterait la disparition. D’ailleurs, tout le monde ignorait même quel était son véritable non, elle la première.

Non personne n’irait jamais pleurer sur le compte d’un être pareil, conclut-elle. Alors pourquoi ? Pourquoi avait-elle soudain les larmes aux yeux ?



FIN