CHAPITRE DIX-HUIT



Sanctuaire d'Athéna – Maison de la Vierge


La nuit était tombée depuis peu. Cela faisait des heures que Shaka était plongé dans une profonde méditation. Essayer de retrouver Cinnamon était devenu pour le Saint de la Vierge une priorité. Mû avait déjà tant à faire avec les armures...

Sa transe n'empêcha pas Shaka de grimacer en pensant à son ami. Ce dernier picorait à peine et ne dormait que quelques heures par-ci par-là, lorsque son corps le trahissait. Si un Chevalier d'Or était capable de supporter le manque de sommeil, il ne fallait pas oublier que Mû devait fournir un énorme effort psychique. Réfléchir au moyen de réparer les protections sacrées tout en essayant de se mettre mentalement en phase avec celles-ci... Sans compter qu'il tentait également d'utiliser sa télépathie pour débusquer celle qui était la cause de leurs ennuis.

D'ailleurs, une fois qu'ils l'auraient retrouvée, que se passerait-il ? En fait, Shaka le savait fort bien. Il ne doutait pas que tous les Chevaliers retrouveraient leurs pouvoirs tôt ou tard. Il voyait déjà Milo se servir de la Scarlet Needle et Aiolia bondir sur la jeune fille en rugissant de fureur... Face à la colère de deux Golds, elle n'avait pas l'ombre d'une chance. Deux ? Allons, soyons honnête. Mû avait peut-être un tempérament doux et calme, il valait mieux ne pas se fier à l'eau qui dort. Quant à Aldébaran, il savait parfaitement être intimidant quand il le voulait. Même sans utiliser Great Horn, cette montagne de muscles n'aurait qu'à élever la voix pour aplatir cette fille, aussi sûrement que l'on écrase un moucheron. Et le Vieux Maître ? Durant un bref instant, Shaka imagina l'un des bouclier de l'armure de la Balance lancé sur la traîtresse pour lui couper la tête (dommage que Shura ne soit plus là, tiens) pendant que les autres armes sacrées la transperçaient.

Tout cela était bien beau mais le Chevalier de la Vierge savait qu'aucun de ses frères d'armes ne réussirait à toucher Cinnamon.

"Parce que je l'aurais transformée en zombie bien avant..."

Le sourire sadique du Saint d'Or se figea brusquement, puis disparut.

Il venait de percevoir quelque chose. Cela ne dura qu'une seconde mais Shaka en était persuadé : il venait d'établir un contact. Un contact si bref et si infime qu'il aurait pu croire avoir rêvé. Néanmoins sa récente rencontre avec certains Chevaliers de Bronze, incorrigibles optimistes porteurs d'espoir, le poussa à considérer la fugitive impression comme une preuve irréfutable.

"Je la tiens !"


Lundi 16 mars 1987 – Maison du Lion


Adossé à l'un des piliers, bras croisés, Milo observait la énième tentative de son ami. Une fois de plus le Lion d'Or rugit, ou du moins voulut rugir. En fait ses crocs rognés ne produisirent qu'un miaulement faiblard tout juste digne d'un chaton mouillé. Entendre par là que son poing se retrouva auréolé d'une toute petite lumière, laquelle disparut aussitôt, comme la flamme d'une allumette qui vacille et meurt.

Le Scorpion secoua la tête en soupirant. Aussitôt, Aiolia se tourna vers lui :

— Quoi ?

Milo ne répondit pas.

— Je te signale qu'il y en a qui travaillent ici, continua le Lion. Alors ou tu t'entraînes avec moi, ou tu me laisse me concentrer. Ce n'est déjà pas facile, alors si je dois en plus supporter ta triste figure...

Le Scorpion réagit enfin:

— Comment ça, ma triste figure ? Tu ne t'es pas regardé, tu es aussi fringuant qu'une carpette ! Je te verrais bien devant une cheminée, tiens !

— Ah tu te réveilles ? ironisa Aiolia, heureux d'avoir piqué la bestiole. Monsieur a peut-être fini d'errer comme une âme en peine pendant que les autres se donnent à fond !

Milo serra le poing.

— Qu'est-ce que tu veux dire par là ? Oserais-tu me traiter de boulet ?

— Puisque c'est toi qui le dit... Sérieusement, Milo, c'est à croire que Shaka a utilisé le Tenbu Horin sur toi. On s'entraîne tous pour récupérer nos capacités et tu es le seul à, pardonne l'expression, te tourner les pouces. Tu n'es pas seulement un Chevalier sans armure, tu es un Chevalier sans énergie, sans âme !

— Evidemment, je n'ai plus de cosmos !

— Bien sûr que si ! Il nous reste à tous un peu de cosmos. C'est simplement un peu plus difficile, c'est tout. Fais comme moi, essaie encore et encore, ça finira par revenir, tu verras.

Le Scorpion émit un étrange rire désabusé.

— Ça te va bien de dire ça. Tu as toujours ton armure d'origine. Mû et Aldébaran doivent composer avec de nouvelles Cloths, mais au moins ils en ont une, eux. Dis, tu n'as pas oublié un détail dans ton petit sermon ? Contrairement à vous tous, je n'ai plus de protection à me mettre sur le dos ! La seule que je pourrais utiliser doit rester avec son propriétaire légitime, et je doute qu'il veuille bien me la prêter le temps d'une petite séance d'entraînement. Alors excuse-moi si je me sens tout nu et vulnérable, sans armure et avec un cosmos du niveau d'un apprenti ! Désolé d'être aussi inutile !

Aiolia avait écouté cette diatribe en fronçant les sourcils. Il comprenait son ami mais... Il en était certain, il y avait autre chose.


Maison du Taureau

— Non, Mû, ça ne va pas du tout. Franchement, je ne suis pas à l'aise...

— Tu es à l'étroit quelque part ? Pourtant...

— Non, non, je veux dire... Elle est exactement à la bonne taille. C'est juste que... ça me gêne.

Revêtu de l'armure du Bélier, le pauvre Aldébaran grimaça lorsque Mû entreprit de tourner autour de lui pour la troisième fois.

— Tu peux arrêter ça, s'il te plaît ?

— Oh, oui, désolé.

Revenu en face de son ami, le gardien du premier Temple se prit le menton dans sa main d'un air songeur. La Cloth avait acquis les bonnes proportions et elle brillait même d'un éclat doré que l'Atlante aurait volontiers qualifié de merveilleux, tant une armure en bonne santé faisait plaisir à voir. Surtout après les derniers évènements.

— Je ne vois pas le problème, dit-il. Tout est parfait.

Si on exceptait le fait que la protection sacrée se trompait de porteur. D'ailleurs lui-même portait celle des Poissons.

En réalité, Mû comprenait fort bien le malaise d'Aldébaran. Ce n'était vraiment pas évident d'utiliser une armure qui appartenait à un autre. Il y avait dans cet emprunt quelque chose de... presque blasphématoire. Cependant il fit de son mieux pour se montrer rassurant.

— Ce n'est qu'une question d'habitude, assura-t-il avec un sourire.

Soudain, il se tourna vers la silhouette qui venait d'apparaître un peu plus loin et qui s'approchait d'eux.

 

Sanctuaire sous-marin – Palais de Poséidon

 

— Bonjour, Kanon !

Avec un sourire radieux, Cinnamon prit place à la table du petit déjeuner. Devant son évidente bonne humeur, le Dragon des Mers haussa un sourcil.

— Pas la peine de te demander si tu as bien dormi...

— Comme un loire ! Ça faisait longtemps que je n'avais pas fait de cauchemar.

Elle se servit une tasse de thé mais ne toucha à rien d'autre. Kanon avait bien remarqué, depuis qu'il la connaissait, qu'elle se nourrissait du bout des lèvres, pourtant il ne fit aucun commentaire. Après tout, il n'était pas sa mère. Pour l'instant, il réfléchissait à ses prochains plans tandis que l'adolescente pépiait gaiement. Ce babillage lui fournissait d'ailleurs un bruit de fond agréable jusqu'à ce que quelques mots attirent enfin son attention.

— ... hâte de les rencontrer !

— Hein ? Qui ça ?

Cinnamon éclata de rire.

— Les autres Généraux, bien sûr ! Tu n'as rien écouté, je parie.

Kanon sourit lui-aussi.

— Tu as raison, je pensais à quelque chose de plus intéressant. Et qu'est-ce qui te fait croire que je te laisserai les voir ? Je croyais pourtant avoir été clair.

— Mais...

Il avait réussi à la désarçonner mais cela ne dura pas et elle revint à la charge :

— J'ai très, très envie de faire leur connaissance. S'il te plaît.

Il considéra le regard de faon et les mains jointes, puis répliqua :

— Non, je ne préfère pas. Simple curiosité, ce genre de mimique, ça fonctionnait avec ton maître ?

Aussitôt elle pâlit et s'éloigna de lui, s'adossant à son siège.

— Tu plaisantes, souffla-t-elle. J'aurais pris une baffe direct.

— Si je comprends bien, il n'y a que moi que tu essaie d'amadouer. Sérieusement, j'ai l'air aussi gentil que ça ?

— Ben...

Vexé, le Dragon des Mers chercha la parade. Alors comme ça, il n'était pas redoutable, lui qui programmait de...

— Tant qu'on y est, ce DeathMask, c'était quel genre de maître ?

Cinnamon se leva et se rassit dans le même mouvement. Visiblement très mal à l'aise, elle détourna la tête, commença à se ronger les ongles et s'arrêta presque immédiatement. Durant une poignée de seconde, elle se balança sur sa chaise. Pour finir, elle attrapa la cafetière et se pencha vers Kanon avec un sourire de démarcheur plaqué sur le visage.

— Tu es sûr que tu ne veux plus de café ?

— Réponds à ma question. S'il te plaît.

Elle le fixa, les lèvres tremblantes. Finalement, elle posa la cafetière et se rassit.

— Il était violent ? demanda Kanon avec une certaine douceur.

A sa grande surprise, elle secoua la tête. Elle avait soudain un air étrangement absent, comme si elle revivait le passé.

— Jamais pendant les entraînements, répondit-elle enfin d'une voix calme.

Et c'était vrai. Autant le défunt Chevalier du Cancer s'était montré odieux avec elle dans la vie de tous les jours, autant il avait pris son rôle de professeur très au sérieux. Lui qui la houspillait et la rabrouait à la moindre occasion, allant jusqu'à lever la main sur elle, il savait parfaitement se contenir durant les séances. Il était sévère, exigeant ? Bien sûr, mais quelle différence avec n'importe quel maître ? Cinnamon n'était pas une apprentie comme les autres et il ne l'avait jamais oublié. Alors que les autres disciples risquaient leurs vies pour obtenir des Cloths, la jeune fille avait bénéficié d'un enseignement sur mesure. Il avait même été jusqu'à lui apprendre ce qu'elle n'aurait pas dû savoir... En ce sens, il avait largement dépassé le cadre de sa mission, prenant des libertés qui auraient certainement mis l'Autre dans une colère noire. L'adolescente avait-elle été son souffre-douleur ou sa petite protégée ? Elle-même l'ignorait. Tout ce qu'elle savait, c'était ce mélange de fierté et de gratitude qu'elle ressentait après l'entraînement, quand elle se réfugiait dans sa chambre, épuisée et couverte de bleus. Parce qu'aucun coup n'avait été gratuit et qu'elle avait appris des choses. Parce que pendant ces séances, elle avait eu la possibilité de se défouler, d'extérioriser cette colère permanente qui grondait au plus profond d'elle-même. Rien que pour ça, DeathMask avait droit à sa reconnaissance éternelle.

Non, il n'avait jamais vraiment été violent lorsqu'il l'entraînait. Sauf la toute dernière fois. Une mission qui tourne mal et messire DM était rentré pas très content.

C'était un euphémisme. Il avait suffit que Cinnamon, pourtant prudente avec lui, laisse échapper quelques mots malheureux pour que l'exutoire à sa frustration soit tout trouvé... La jeune fille se revoyait encore, recroquevillée à même le sol de Yomotsu, les dents serrées pour ne pas hurler tandis qu'il la frappait... Oui, cette dernière séance avait été horrible.

Cinnamon frissonna et secoua la tête pour se débarrasser des mauvais souvenirs.

Tout cela lui faisait penser... Il fallait tout de même qu'elle s'occupe de cette satanée Balance...

Maison du Lion

— D'accord... Que se passe-t-il ?

Milo se détourna.

— Mais rien, répondit-il d'un ton excédé. Enfin, à part ce que je viens de te dire. Ne t'inquiète pas, je vais reprendre du poil de la bête, ce n'était qu'un passage à vide.

Alors que le Scorpion allait quitter son Temple, Aiolia le prit par le bras et le força à lui refaire face.

— Tu ne sortiras pas d'ici tant que tu ne m'auras pas parlé, menaça-t-il. C'est trop facile de venir me plomber l'ambiance et de te défiler ensuite !

Milo se dégagea d'un geste brusque.

— Tu veux savoir ? Camus me manque. Voilà, tu es content ?

Le Lion resta muet quelques secondes.

— Je sais que vous étiez amis, dit-il enfin.

— Il était mon meilleur ami, confirma le Scorpion. Je sais que vous le preniez tous pour un glaçon, et pourtant...

Un sourire mi-attendri mi-désespéré éclaira son visage.

— Il était toujours si sérieux... Tu savais qu'il trichait aux cartes ? Mes meilleures soirées au Sanctuaire, je les ai passées avec lui.

— Ah, je l'ignorais. Camus et toi, vous...

Durant un instant, Milo ne comprit pas à quoi Aiolia faisait allusion.

— Nous... non mais ça va pas ? Il était mon ami, je te dis ! Je te parle de supers soirées entre potes. Je ne savais pas qu'il me manquerait à ce point.

Aiolia hocha la tête comme s'il comprenait.

— Pendant des années, je me suis appliqué à haïr Aïoros. Pourtant lorsque j'avais réussi quelque chose ou que que j'avais besoin d'être aidé, c'était toujours à lui que je pensais en premier. D'une certaine façon, tu as de la chance, Milo. Camus n'est plus là mais au moins tu sais qui il était vraiment. Tu ne seras pas obligé, comme moi, de détester quelqu'un qui a toute ton amitié et ton estime.

— Qu'est-ce que tu racontes ? Camus est mort en combattant un défenseur d'Athéna. Un véritable défenseur d'Athéna. Il est mort en suivant cet espèce d'enfoiré, sans savoir qu'il était manipulé...

— Tu crois ? Camus était intelligent, tu ne penses pas qu'il avait compris, à un moment où à un autre ? Après tout, tu as toi-même eu des doutes puisque tu as laissé passer le Chevalier du Cygne... D'ailleurs, on a tous été manipulés. Il n'y avait qu'un seul traître et on le sait tous. Athéna le sait. Ce n'est pas le plus important ?

 

Sanctuaire sous-marin – Palais de Poséidon

 

— Bon alors, quand est-ce qu'ils arrivent ?

— Qui ça ?

Cinnamon fronça les sourcils et pinça les lèvres. Kanon savait parfaitement ce qu'elle voulait dire.

— Les autres Généraux, répondit-elle néanmoins avec un sourire. Je veux les rencontrer.

— Compte là-dessus, marmonna le Dragon des Mers.

Puis, plus haut :

— Je te signale qu'une guerre se prépare. Je ne crois pas que les Marinas les plus puissants de l'empereur Poséidon aient le temps et l'envie de faire ami-ami avec une gamine venue de la surface. Sans vouloir te vexer.

Cinnamon réfléchit trente secondes.

— Ça ne me vexe pas, dit-elle. Ton raisonnement ne tient pas la route.

Kanon la regarda.

— Ben oui, fit-elle. Les Généraux ne sont pas encore à leurs postes dans le Sanctuaire sous-marin. Donc ils vont venir de la surface. Donc en fait, ils sont comme moi.

Et d'afficher un grand sourire pour appuyer ses propos.

— D'accord, admit Kanon en posant sa serviette. Tu pourras faire connaissance avec les Généraux de Poséidon...

— Yes !...

Cinnamon eut un geste de triomphe.

— Je n'ai pas fini. Tu pourras les voir... quand tu auras nettoyé ta chambre.

Toute à l'excitation de ce qu'elle croyait être sa victoire, la jeune fille mit un moment avant d'effacer le sourire de contentement qui s'était plaqué sur son visage.

— Hein ?

— Tu as parfaitement compris, dit-il. Range ta chambre et tu les verras...

— Ma chambre est rangée s'indigna-t-elle. C'est pas comme si j'avais des tonnes d'affaires qui trainaient partout...

— En fait, je pensais à ces dessins sur les murs. Si tu les efface, je ne vois aucun inconvénient à te présenter aux autres.

Vu la tête que faisait Cinnamon, il pouvait presque voir de la fumée sortir de ses oreilles. L'éruption ne se fit pas attendre.

— Tu veux que j'efface mes dessins ? Non mais est-ce que tu te rends compte qu'à ma mort, ça vaudra une fortune ?

De nouveau, Kanon la regarda fixement.

— Oui, bon... Peut-être pas dans le prochain siècle.... En tout cas, je te le dis, il est hors de question que j'efface les visages dans ma chambre.

— Bon, dans ce cas... L'affaire est entendue. Ça m'aurait embêté que tu vois les autres Généraux.

Indignée, l'adolescente vit le Dragon des Mers déguster son café comme si tout avait été réglé.

— Kanon. Kanon ! Kanon !!

Il se tourna enfin vers elle.

— Je veux les voir.

— Nettoie ta chambre.

Non !!

— Je croyais que tu avais compris. C'est donnant donnant. Tu ne les rencontreras pas tant que tu n'auras pas fait le ménage.

"Même si ta chambre redevient immaculée, il n'est pas question que tu voies les autres Généraux..."pensa-t-il.

— J'suis pas ta bonne, espèce de...

Kanon se baissa juste à temps pour éviter la cafetière qui alla éclabousser le mur, derrière lui.

— Tu entends ? Je ne suis pas pas ta servante alors si tu veux faire le mén...

Les yeux de Cinnamon s'agrandirent de stupeur et elle plongea sous la table. L'assiette qui contenait les petits pains se brisa derrière elle. Aussitôt elle répliqua. Ce fut au tour du Dragon des Mers d'esquiver et la lame du couteau alla se planter sur le dossier de sa chaise.

"Ma parole, elle vise vraiment pour tuer !.. Tu m'étonnes, avec le maître qu'elle a eu..."

A son tour. Sans penser un seul instant au côté puéril de son geste, Kanon lui balança son assiette. Laquelle vola tel un freesbee, avant d'éclater contre sa jumelle. La bataille de vaisselle se poursuivit dans une cacophonie de porcelaine brisée, jusqu'à ce que...

— Bon Cinnamon, je suis prêt à accepter tes excuses.

— Quoi ?

— Allez, si tu es sage, j'oublierai cet incident...

— Il me reste encore deux tasses, une coupelle et une petite cuillère.

"Et merde..."

Comment se faisait-il qu'elle ait plus de vaiselle que lui ? Ce n'était pas normal. Prudemment, il se risqua à regarder au-dessus de la table... et rencontra deux yeux bleus mauves qui devaient observer depuis un petit moment. Pendant deux minutes, les belligérants se fixèrent avec autant de sérieux que deux cow-boys dans un western-spaghetti. Avec un peu de concentration, on pouvait même entendre un petit air d'harmonica. Finalement...

— Tu bluffes, hein ? Je suis sûr que tu bluffes.

— Tu n'as qu'à venir vérifier, monsieur le stratège.

— Ne me tente pas.

— Tu rigoles, j'attends que ça.

— Ah oui ?

— Oui.

Trente secondes s'écoulèrent, durant lesquelles ni l'un ni l'autre ne bougea.

— D'accord... Apparemment, plus personne n'a de munitions, affirma Kanon. Tu ne crois pas qu'il serait temps d'arrêter ce petit jeu stupide ?

— C'est peut-être stupide, n'empêche que tu y a joué.

Le Dragon des Mers serra les poings.

— C'était quoi, un jeu pour toi ?

— Ben... Ouais.

Aussitôt il se leva... et esquiva in extremis une petite cuillère.

— Je t'avais prévenu. Toujours se méfier des petites cuillères...

— GALAX...

"Du calme du calme du calme du calme du calme..."

Il stoppa son attaque au prix d'un effort surhumain.

"Si elle continue, je vais finir par avoir des cheveux gris..."

— Ça suffit ! asséna-t-il avec toute l'autorité dont il disposait. Tu t'es bien amusée, maintenant c'est terminé ! Tu vas me faire le plaisir d'aller dans ta chambre. Tout de suite !

— Je veux pas aller dans ma chambre... protesta Cinnamon d'une toute petite voix.

Toujours à genoux, elle avait le nez à hauteur de la table. Devant ses grands yeux innocents, Kanon hésita.

— Je peux savoir ce qu'il y a de si drôle ? demanda-t-il d'un ton menaçant alors que la jeune fille était secouée de rire.

— Je pense à celui qui va devoir nettoyer tout ça, répondit-elle.

— Tu as raison, ça va bien te prendre la matinée...

Le rire de l'adolescente s'arrêta net tandis qu'un sourire s'épanouissait sur le visage de Kanon.

— Hé ! On était deux à jouer, je ne vois pourquoi je serais la seule à faire le ménage !

— Simplement parce que je vois mal le Dragon des Mers s'abaisser à une vulgaire tâche ménagère.

Nouvel éclat de rire.

— Tu serais beau avec un tablier et un fichu sur la tête !

Kanon voulut lui dire, non lui ordonner, d'arrêter ce délire immédiatement. Au lieu de cela, il sentit les commissures de ses lèvres se relever malgré lui pendant qu'il imaginait le tableau.

 

Maison du Taureau

 

Mû se tourna vers le nouvel arrivant.

— Shaka ? Que se passe-t-il ?

Le Chevalier de la Vierge avait beau conserver son attitude empreinte de dignité, l'Atlante sentait bien l'excitation fébrile qui couvait chez son frère d'armes. Aldébaran, quant à lui, croisa les bras et attendit avec intérêt.

— J'ai réussi à la percevoir.

Aussitôt les deux autres se rapprochèrent de lui, les yeux brillants.

— Où est-elle ? demanda Aldébaran.

— Que fait-elle ? Est-ce qu'elle va bien ? s'inquiéta Mû.

Shaka secoua la tête.

— J'ignore malheureusement où elle se trouve. Je n'ai pu établir un contact que durant quelques brèves secondes. Néanmoins, je ne peux m'empêcher de trouver cela encourageant.

— Tu as raison, approuva le Bélier. Reste à savoir ce qui s'est passé pour qu'elle ait ainsi relâché sa garde...

— Justement, j'y ai réfléchi. Nous savons maintenant que Cinnamon peut se rendre indétectable parce qu'elle a la conviction de ne pas exister. Elle se nie elle-même et c'est ainsi qu'elle s'efface aux yeux des autres. Au point qu'elle ait pu pénétrer dans nos Temples et agir sur nos armures, sans que nous nous en doutions. Or si j'ai pu la déceler, c'est forcément parce qu'elle a repris une certaine réalité. Cela a été infime et très bref, mais durant cet instant...

— Cinnamon a cessé de se nier, termina Mû en hochant la tête. On peut donc en déduire que, où qu'elle soit et qui que soit la personne avec laquelle elle se trouve...

Ce fut le Taureau qui conclut :

— Tout cela est bénéfique pour elle. Et si c'est bénéfique au point de lui redonner confiance en l'humanité...

Un sourire éclaira le visage du Bélier.

 

Mercredi 18 mars 1987 03 h 10

Sanctuaire sous-marin Palais de Poséidon

 

Le grincement de la porte le réveilla. Tournant la tête sur l’oreiller, Kanon aperçut Cinnamon, sur le seuil de la chambre.

— C’est pas vrai… Quoi encore ? demanda-t-il.

— J’ai fait un cauchemar, répondit-elle d’une toute petite voix. Est-ce que je peux dormir avec toi ? J’ai peur toute seule…

— Bon sang, Cinnamon, t’as quel âge ?

Venant de n’importe qui d’autre, une telle demande aurait fait sourire le Dragon des Mers, tant la tentative de séduction était flagrante. Seulement Cinnamon… était Cinnamon. A présent, Kanon la connaissait assez bien pour savoir que, si elle voulait dormir avec lui, ce serait en tout bien tout honneur. Cette histoire de cauchemar était certainement vraie. Malheureusement pour l’adolescente, son hôte n’était pas une baby-sitter.

Sans attendre la réponse à sa question, le Dragon des Mers se retourna et tenta de se rendormir : on était tout de même en plein milieu de la nuit. Un petit reniflement lui parvint. Puis un autre. Ce furent enfin des pleurs dignes d’un chiot abandonné qui lui martyrisèrent les oreilles.

Kanon fit face au plafond, les yeux grands ouverts.

« Je serai bientôt le maître du monde, je serai bientôt le maître du monde, je serai… »

Après s’être récité ce leitmotiv rassurant, Kanon ouvrit le drap à ses côtés. Aussitôt, les pleurs cessèrent et la jeune fille vint se blottir contre lui. Il était entièrement nu mais cela ne parut pas la déranger.

— Ça va mieux ? demanda-t-il, non sans cynisme.

Pour toute réponse, l’adolescente se serra encore contre lui.

Un moment passa. Puis :

— Cinnamon.

— Hum.

— Arrêtes de bouffer mes cheveux.

La jeune fille ouvrit un œil malicieux. Elle serrait une longue mèche bleue entre ses doigts, la faisant disparaître dans sa bouche…

— Hum, fit-elle.

— Rends-moi ça ! exigea Kanon en reprenant son bien.

Quelques minutes s’écoulèrent.

— Kanon.

— Quoi ?

— C’est quoi ce que je sens, là ?

— A ton avis ?

Il s’attendait à ce qu’elle bondisse hors du lit en hurlant. Au lieu de cela, elle dit simplement :

— Oh.

Elle s’installa ensuite sur le Dragon des Mers et plongea son regard bleu mauve dans le sien. Sa chevelure mordorée formait un écran qui emprisonnait leurs visages dans sa vague soyeuse.

— Cinnamon, si tu ne descends pas tout de suite, je ne réponds plus de mes actes…

Elle sourit et effleura son visage du bout des doigts, comme si elle admirait un tableau de maître. Sa main glissa ensuite sur son torse tandis qu‘elle se penchait vers lui et l’embrassait. Le contact, doux et léger, était certes agréable mais les sens éveillés de Kanon en réclamaient plus.

Ah elle voulait jouer à ça ?

Il passa le bras autour de la taille svelte et son autre main alla agripper les cheveux derrière la nuque. Puis il se redressa en position assise tout en imposant à la jeune fille un baiser plus profond. Loin de le repousser, elle lui répondit avec une complaisance… docile ? Dans l’esprit de Kanon, une petite voix lui chuchotait que quelque chose n‘était pas normal. Cependant, il n’arrivait pas à savoir quoi et cette voix était si faible qu’elle en devint bientôt inaudible. Lui qui avait seulement prévu de lui donner une leçon se trouvait emporté par les évènements, étonné par la réaction de sa partenaire. Le désir le submergea et il en oublia ses scrupules.

Abandonnant les lèvres de Cinnamon, il l’embrassa dans le cou et se sentit encouragé quand il entendit un gémissement. L’adolescente réagit pareillement lorsque, tout en la déshabillant, il passa la main dans son corsage pour la caresser. Enivré par l’odeur et la douceur de sa peau, le Dragon des Mers continua ses baisers et ses attouchements. Chaque soupir l’excitait davantage mais très vite, cela ne lui suffit plus.

De nouveau il passa les mains sur la taille et la nuque de la jeune fille, avant de la faire basculer sous lui.

Il recommença alors son petit jeu. Goûtant une fois encore à ses lèvres, il entreprit de lui caresser la cuisse, ce qui eut pour effet de remonter sa chemise de nuit. A présent, Cinnamon était pratiquement aussi nue que lui. Il baissa la tête et fit courir sa bouche sur sa poitrine, tandis que ses mains traçaient des cercles de feu sur son ventre. L’adolescente tressaillit comme ses doigts approchaient de son intimité. Il arrêta aussitôt son geste. Surtout ne pas la brusquer : d'une certaine façon, il s'agissait de sa première fois. Sa première fois véritable.

Prudent, il se mit à lui flatter la hanche et sentit une main se poser sur la sienne, des doigts enlacer les siens. Cette main remonta le long de son bras, explora son torse, descendit plus bas, encore plus bas... Il se raidit de surprise et de plaisir sous la caresse intime mais la jeune fille se retira aussitôt. La brièveté de l'attouchement fit gonder le Dragon des Mers de frustration et il plaqua l'adolescente sur le matelas. On ne jouait pas ainsi avec lui.

Loin de paraître effrayée, Cinnamon sourit. Dans les yeux bleus mauves, Kanon pouvait lire le même désir qui l'animait et cela le rassura. Elle l'attira à elle et cette fois, ce fut elle qui l’embrassa. Les bras noués autour de son cou, les doigts perdus dans l’azur de sa chevelure, elle lui offrit un baiser passionné jusqu’à ce que…

— Haaaaaaaaaaaaah !!!! Je vais la tuer !!!!

 

Les vociférations du gardien du pilier de l’Atlantique Nord s’entendirent à l’autre bout du Palais.

Debout dans la chambre, Kanon faisait les cents pas, le drap ceint autour de la taille. Rageusement, il essuya le filet de sang qui coulait de sa bouche. Près de lui se tenait Cinnamon, qui s‘était rhabillée tant bien que mal.

— Laisse-moi t’expliquer une petite chose : quand on embrasse un homme, on ne se met pas à le mordre de toute ses forces ! Et on ne se serre pas non plus contre lui si on n’est pas prêt à en assumer les conséquences ! Je te rappelle que c’est toi qui a commencé à te coller à moi ! Faudrait peut-être que tu grandisses un peu ! Je ne sais pas ce qui me retiens de… Oui c’est ça, tremble !

Le Dragon des Mers cessa sa diatribe pour observer la jeune fille.

Paupières closes, mains jointes et crispées contre sa poitrine, elle était prise de tremblements incoercibles. Son teint livide faisait penser à celui d’une morte. Ses dents claquaient et sa respiration même se faisait désordonnée.

Allons bon...“ songea-t-il avant de s’approcher d’elle.

— C’est bon, c’est rien. Cinnamon? Tout va bien. Oh, Cinnamon !

Elle ouvrit un regard noyé de terreur et se baissa, se blottissant contre le mur comme un petit animal apeuré.

— Tout va bien, répéta-t-il sur un ton apaisant. Tout va bien. Calme-toi, d’accord ?

Cinnamon hocha la tête, les yeux à nouveau fermés, encore secouée de frissons.

— Tu aurais dû me dire que tu ne voulais pas. Jamais je ne te forcerai. Je ne suis pas un monstre, moi.

N’empêche qu’elle lui avait paru largement d‘accord… Si, au moins, elle s’était raidie dans ses bras ou avait détourné la tête… Même pas. Non seulement elle ne l’avait pas repoussé, mais en plus elle lui avait rendu ses baisers, l‘avait enlacé... Personne ne l'avait obligée à le toucher de cette façon-là, n'est-ce pas ?

Tout à coup, il se sentit extêmement mal à l'aise. Et si Cinnamon avait cru que c'était ce qu'il attendait d'elle ? Si elle n'avait fait que réagir au désir qu'elle percevait chez lui parce qu'on lui avait appris à obéir...

— Tu devrais te reposer un peu, suggéra-t-il. Tu n’as rien à craindre ici. Je ne laisserai personne te blesser, c’est promis.

Il sourit :

— Tu sais bien que je ne suis pas comme lui.

L’adolescente posa sur lui un regard hanté.

— C’est ta faute, accusa-t-elle d’une petite voix brisée. Pourquoi tu lui ressembles tellement ?

Kanon fronça les sourcils. Que voulait-elle dire au juste ? Avait-elle failli se donner à lui parce qu’il était le sosie parfait de son frère ? Ou, au contraire, l’avait-elle repoussé pour cette raison ? Après une seconde de réflexion, il eut sa réponse et cela l'apaisa.

— Repose-toi, conseilla-t-il.

Il s'habilla, appela sa Scale et sortit. Restée seule, Cinnamon se cacha le visage entre ses mains.

Elle ignorait pourquoi elle avait commencé à provoquer le Dragon des Mers : une fois encore, elle s‘était montrée trop impulsive. Lorsqu’il avait réagi, elle avait enfin compris ce qu’elle avait déclenché. Elle lui avait répondu par réflexe, conditionnée qu’elle était à obéir. Au tout début, du moins. Parce que ce qui avait suivi n’avait rien de désagréable, bien au contraire. Elle s’était laissée aller, parfaitement détendue.

Jusqu’à ce qu’il la couche sur le lit et s’allonge sur elle.

D’autres baisers, d’autres caresses… Ses yeux qui l’hypnotisaient, ces mots qu’il murmurait à son oreille avec une douceur trompeuse… En une poignée de secondes elle avait été ramenée à cette époque, pas si lointaine, où elle n’était qu’une fillette terrifiée n’ayant d’autre choix que de subir. Il n’avait alors guère eu besoin de la frapper pour arriver à ses fins : ligotée, bâillonnée, elle l’était déjà dans sa tête. Elle n’avait été capable de lui dire non que la première fois, à cet homme à qui elle avait appartenu corps et âme, et encore c’était un non si faible qu‘il ne comptait pas…

Peu à peu, cependant, les mauvais souvenirs s’étaient effacés pour laisser place au présent… et à une envie irrépressible de s’abandonner. Pour la première fois, elle se sentait bien. Pour la première fois, elle était consentante : le pourquoi pas du début était devenu un oui sans aucune équivoque.

C’est alors que, pendant un bref instant, l’image de Kanon s’était brouillée, remplacée par celle de son jumeau. Cela avait été très rapide, mais suffisant pour infliger à la jeune fille un véritable électrochoc.

Ça, avec lui avec Saga... Hors de question. Elle ne pouvait pas l’accepter.

A présent, elle était tapie contre le mur, tremblante de terreur rétrospective et rouge de honte. Elle venait de repousser le seul homme à qui elle se serait donnée librement…

Il y avait vraiment des jours où elle regrettait d’être sortie vivante du Sanctuaire d’Athéna.

 

Furieux et frustré, Kanon arpentait le Sanctuaire sous-marin. Il avait besoin de se défouler, aussi était-il à l’affût de la moindre erreur. Rien de tel que de se passer les nerfs sur un malheureux subalterne. Les quelques Marinas qu’il croisait dans la douceur nocturne avaient bien compris qu’ils avaient tout intérêt à ne pas approcher le Général de trop près…

En fait, le Dragon des Mers était surtout en colère contre lui-même. Il n’ignorait pas combien Cinnamon était instable. Pire, il savait ce qui lui était arrivé. Et il n’avait rien trouvé de mieux que de la mettre dans son lit. Il ne valait pas mieux que…

Une minute ! C’était elle qui était venue le rejoindre, elle qui s’était serrée contre lui, elle qui l’avait embrassé la première ! Elle avait joué avec le feu, quoi d’étonnant à ce qu'elle se brûle ? Il était déjà bien gentil de s'être arrêté...

Il soupira.

"Imbécile ! Tu oublies qu'elle a subi un véritable lavage de cerveau. Après ce qu'ils ont osé lui faire, il est normal qu'elle soit complètement paumée..."

 

Cinnamon était toujours là quand il regagna sa chambre, un peu plus tard. Debout au milieu de la pièce, les épaules courbées et les doigts triturés nerveusement, elle posait sur lui un regard penaud.

— Kanon, je... heu... je suis désolée pour tout à l'heure... J'ai pas fait exprès.

Manquerait plus que ça. Evidemment qu'elle n'était pas responsable. Ce qui était arrivé était entièrement de sa faute à lui. On ne se laisse pas aller à ses pulsions avec une gamine aussi fragile. Une gamine qui... Et merde.

Comme pour enfoncer le clou de la culpabilité, la conscience de Kanon choisit ce moment pour lui rappeler l'âge de son invitée. Même pas seize ans. De plus son attitude de petite fille timide n'arrangeait rien. Au contraire, elle ne faisait qu'accentuer cette impression d'extrême jeunesse.

Le Dragon des Mers voulut lui dire quelques mots gentils, pour la rassurer, mais les paroles qui sortirent de sa bouche n'étaient pas du tout celles qu'il avait prévues :

— La prochaine fois que tu me fais un coup pareil je continue, que tu le veuilles ou non. C'est clair ?

La jeune fille baissa la tête sous la rudesse du ton employé.

— Je comprends, murmura-t-elle.

— Non, tu ne comprends pas. Nom de dieu, Cinnamon ! explosa-t-il soudain, exaspéré. Il n'y aura pas de prochaine fois parce que si je te touchais encore de cette façon-là, tu me collerais aussitôt une paire de baffes. N'est-ce pas ?... N'est-ce pas ? répéta-t-il comme elle demeurait silencieuse.

Un doute affreux s'insinua en Kanon et il reprit plus calmement :

— Cinnamon, contrairement à ce qu'on t'a apparemment appris au Sanctuaire, tu n'es pas à la disposition de tout homme qui t'ordonnerait d'écarter les jambes.

Il eut l'amère satisfaction de la voir tressaillir. Les joues empourprées, elle détourna le regard puis son teint se fit livide.

— Et alors ? fit-elle d'une voix étrangement atone. Lui il avait le droit. Il avait tout les droits.

— Un droit qu'il s'est arrogé sans scrupules. Il s'est servi de sa position pour profiter de toi à son gré.

A bout, l'adolescente s'écria, les yeux brillants :

— Non ! Je suis la seule coupable ! Tu ne me connais pas, Kanon. Tu ne sais pas à quel point je peux être dégueulasse, une vraie chienne ! J'aimais ça, tu entends ? J'aimais ce qu'il me faisais ! Mais ce qui me rend sale, ce n'est pas ça. Ça, ce n'était rien. Tu me prends pour une victime ? Tu n'as pas la moindre idée de ce que j'ai fait. Tu es comme les autres, tu ne vois pas à quel point je suis pourrie. Peu importe ce que lui m'a fait. Il en avait le droit. Malgré ce que vous dites tous, le monstre ce n'était pas lui. C'était moi.

Elle s'interrompit un instant pour reprendre son souffle et ajouta avec un étrange mélange d'espoir et de désespoir, comme si elle voulait croire à l'argument imparable :

— Il m'a acheté une crème glacée, une fois. Tu vois bien qu'il pouvait être gentil...

Kanon ne trouvait rien à répondre, tant il était consterné. Une crème glacée... Ah oui, c'était sûr que ça effaçait tout le reste ! Pendant des mois, Cinnamon avait vécu dans la terreur. Elle était devenue à ce point dépendante de son bourreau que la moindre manifestaion de douceur de celui-ci, fut-elle dérisoire, la comblait de tendresse. A l'instar d'un enfant maltraité qui redoublerait d'amour pour ses parents indignes aussitôt que ceux-ci le gratifieraient d'un sourire ou d'un mot aimable...

"Cinnamon , pourquoi ce n'est pas lui que tu traites de salaud ? Pourquoi tu es prête à lui pardonner l'horreur et le sordide ? Que s'est-il passé entre vous pour que tu lui sois aussi soumise ?"

Bien sûr, la question qui agaçait le plus la curiosité du Dragon des Mers, c'était :

Qu'avait donc fait Cinnamon pour se croire perdue au-delà de toute rédemption ?

 

Assise dans un coin de sa chambre, Cinnamon essayait en vain d'oublier les derniers évènements. Non seulement elle s'était comportée comme la dernière des allumeuses, mais sa conversation avec Kanon avait ravivé des souvenirs pénibles. Elle avait eu beau tenter de le convaincre que ce qu'il lui était arrivé n'était pas si terrible, elle savait bien qu'elle ne l'avait pas convaincu. Pas plus qu'elle-même d'ailleurs. Cinq jours après qu'elle l'ait subi, le Phénix Gen Ma Ken continuait ses effets sur le psychisme de le jeune fille. Certes, les defenses dont elle s'était entourées étaient trop solides pour qu'une seule attaque les fassent disparaître. Cependant elle les avait déjà bien ébranlées, créant des micro-fissures dans cette forteresse apparemment imprenable.

Cinnamon se retrouvait donc à combattre des détails de son passé qu'elle avait préféré occulter de même que, fatalement, des vérités qui lui revenaient en pleine face. Ainsi qu'elle l'avait fait la première fois, elle murmurait inlassablement cette formule magique comme pour s'auto-persuader de sa véracité : "Ce n'est pas grave, ce n'est pas grave, ce n'est pas grave, ce n'est pas grave..."

Ces mots, elle se les était tant répétés ce jour-là, les gravant dans son coeur, se les incrustant au plus profond d'elle-même. Ce jour-là elle n'avait pas pleuré. Pas plus qu'elle ne l'avait supplié ou espéré une pitié inexistante. Sachant qu'il ne l'épargnerait pas, elle s'était accrochée à ce leitmotiv pour supporter la violence qui lui était faite. Si pendant qu'il usait d'elle, elle avait été partagée entre la terreur et une impression d'irréalité, une fois que ça avait été fini, exit l'émotionnel ! Elle avait pu reconsidérer la chose avec une neutralité aseptisée. Il fallait bien ça.

A présent elle se souvenait.

Elle avait eut peur à chaque fois. De cette peur qui vous tétanise, vous tord les entrailles et fait battre votre coeur si vite vous avez l'impression qu'il va éclater. Elle avait eu mal aussi. Souvent. Et surtout, elle ne pouvait nier les sensations contradictoire qu'il savait si bien faire naître en elle. Comme cette fois où il l'avait fait crier sans qu'elle sache si c'était de douleur ou de plaisir. Les deux sans doute...

Elle ne s'était jamais débattue, même après avoir pris conscience des pouvoirs dont elle disposait. Pire, elle avait découvert la jouissance dans ses bras. Après ça, comment aurait-elle eu l'audace, le culot, de se poser en victime ? Elle était forcément aussi coupable que lui. Dans l'esprit de l'adolescente, cet homme ne faisait qu'exercer son droit. De plus, reconnaître une agression quelconque serait revenue à lui donner une réalité. Si une chose n'est pas nommée, elle ne peut pas exister, n'est-ce pas ? Pourquoi fallait-il que, tous, ils tentent de lui imposer une vérité qu'elle refusait ?

Kanon était de ceux-là. Il semblait croire en outre à son innocence. Bien sûr, il ne savait pas pour l'autre chose. Il ignorait à quel point Cinnamon pouvait être mauvaise. Un monstre, lui avait-elle dit, et elle en était persuadée.

Machinalement, l'adolescente abaissa les yeux sur son poignet blessé.

Sans s'en rendre compte, elle avait ôté son pansement et arraché la croûte qui s'était formée. A la vue des gouttelettes vermeilles qui perlaient, la jeune fille soupira, soudain apaisée.

— La douleur, le plaisir... au fond quelle différence ?...