Chapitre 5 : Un Monde Gris

 

Peut-être qu'il y a un Dieu en haut

Et tout ce que j'ai appris de l'amour

Et comment tirer sur quelqu'un qui te renverse

Et ce n'est pas un sanglot que tu peux entendre la nuit

Ce n'est pas quelqu'un qui a vu la lumière

C'est un Alleluia froid et brisé

(…)

L'amour n'est pas une marche victorieuse

C'est un Alleluia froid et brisé

Jeff Buckley – Halleluiah

La nuit était claire et dégagée, ce qui n'était pas arrivé depuis quelques jours. Le Chevalier d'Argent n'avait pas eu le loisir de venir contempler les étoiles depuis longtemps. L'entraînement de son jeune – et malheureusement, bien sauvage – disciple l'accaparait et se révélait aussi épuisant pour l'un que pour l'autre. Ils n'étaient arrivés au Groenland que depuis deux mois, mais l'enfant commençait à montrer des signes de faiblesse. Ce n'était pas réellement le mot… mais Lucas n'en voyait pas d'autres pour qualifier son impression diffuse. Le jeune Aphrodite semblait moins intéressé aux exercices, plus captivé par l'observation du paysage. Rien d'alarmant pour le moment – il reprenait ses activités quand il était rappelé à l'ordre –, mais il était moins attentif. Comme s'il se lassait . Tout était différent de la Grèce ici, le Grand Pope avait pensé que ce serait bénéfique pour lui. Il n'avait pas pensé, sûrement, au fait que le Groenland se rapprochât de la Suède…

Lucas soupira. Evidemment, c'était ça le problème. Certes, la neige était glacée, le climat sec et le froid mordant quasi constant… mais pas si éloignés du pays du soleil de minuit finalement. Il manquait simplement les immenses forêts du Västerbotten et le murmure lointain de l'Umeälven pour que l'illusion fût parfaite. C'était ce que le paysage d'ici lui évoquait, et donc, sans doute aussi, à son disciple. Est-ce qu'il cherchait du regard son bourreau, lorsqu'il laissait ses yeux azur parcourir les vastes plaines de glace ? S'attendait-il encore à le voir surgir, malgré les efforts que Lucas mettait à lui démontrer qu'il était en sécurité ? Peut-être bien. Le Suédois aux cheveux d'argent se prenait parfois à vouloir questionner l'enfant de sept ans pour en apprendre plus. Les questions étaient nombreuses dans sa tête. Pourquoi son père l'avait-il mis dans l'état où il l'avait trouvé, ce jour-là ? Pourquoi cette haine sans borne pour un enfant pourtant bien insignifiant, hormis le fait qu'il fût un potentiel chevalier ? Et sa mère, où était-elle donc ? Décédée, d'après ce qu'il avait compris… Etait-ce après ça que le père s'était montré violent envers le rejeton ? Lucas de Cassiopée ne le saurait jamais… Sa curiosité était forte mais il savait qu'Aphrodite ne répondrait pas. Chat échaudé craint l'eau froide. Il peinait déjà à lui faire confiance pour avaler un repas, alors se livrer à une telle confidence sur ce qui lui faisait mal… Mieux ne valait pas être trop optimiste.

Une légère odeur d'ozone vint lui piquer le nez, le tirant de ses réflexions. Le jeune homme leva le visage vers le ciel, où étaient apparues de nulle part des nappes fantomatiques aux couleurs changeantes. Un sourire étira ses fines lèvres. Cela faisait si longtemps qu'il n'en avait pas vu. Depuis qu'il était entré au Sanctuaire à vrai dire, des années auparavant. Il en avait presque oublié comme les aurores boréales étaient belles. D'abord d'un ton plutôt carmin, l'aurore commença à devenir émeraude, avant de redevenir de nouveau sang. Elle se reflétait par instants sur la surface de la mer toute proche. Le Saint de Cassiopée y reporta son attention un bref instant et leva la main devant lui, vers cette eau cristalline qui dédoublait le spectacle. Il se concentra un bref instant, faisant devenir ses iris presque transparents, et l'eau réagit à l'appel de son maître. Un long ruban transparent vint amoureuse s'enrouler autour de la main tendue, puis en suivit le mouvement vers le ciel, formant un impossible arc entre la mer et les étoiles. L'aurore s'y réfractait à l'infini, magnifiant davantage encore sa beauté. Voilà bien longtemps que Lucas n'avait pas fait danser l'eau. Il ne pouvait guère y faire autre chose que l'animer, mais cela lui suffisait. Il préférait la voir jouer ainsi, que de s'en servir comme d'une arme.

– …Lucas ? appela une petite voix sur ses gardes derrière lui.

L'arc d'eau se désagrégea aussi rapidement qu'il était apparu. Le Saint se tourna vers son apprenti.

– Tu devrais être couché, Aphrodite. L'entraînement commencera à 6 heures, même si tu es fatigué.

– Je n'ai plus sommeil… s'excusa à mi-voix l'enfant. Et puis, j'ai… J'ai vu la lumière.

– La lumière ?

Aphrodite pointa l'aurore qui s'effilochait de plus en plus. Il ne semblait pas avoir prêté attention à l'eau flottante qui existait quelques instants plus tôt.

– C'est une aurore boréale, Aphrodite. Il y en a aussi en Suède, tu n'en as jamais vu ?

– … J'ai jamais fait attention… se crispa-t-il, comme attendant des représailles quelconques.

Sa peur cachée n'échappa pas à Cassiopée, qui s'adoucit.

– Ce n'est pas grave, tu peux regarder celle-ci si tu veux.

Le petit se détendit légèrement et se rapprocha de quelques pas de son maître. Ils regardèrent un instant l'aurore à l'agonie, avant que la petite voix du plus jeune ne dérange à nouveau le silence.

– Pourquoi ça brille comme ça ?

– Je ne sais pas, Aphrodite… Je n'ai pas toutes les réponses, tu sais. Je suis comme toi, je me contente de les regarder.

La réponse surprit l'enfant mais il n'en laissa rien paraître. En fait, Lucas avait menti, en partie. Il s'était documenté, dans sa jeunesse, sur le phénomène, mais le temps aidant, sa mémoire se faisait floue. Il se souvenait vaguement d'une histoire d'atmosphère et de soleil, qui serait encore plus difficile à expliquer à un enfant de sept ans qui n'avait aucune instruction sur les phénomènes astronomiques.

– Tu sais, en Suède… Je me souviens que mon père m'avait raconté une histoire un jour, là-dessus. Tu veux que je te la dise ?

Aphrodite hocha la tête, avec dans les yeux un mélange de joie et d'indifférence prudente. La dernière personne qui lui avait raconté une histoire avait été sa mère, il y avait longtemps… si longtemps qu'il s'en rappelait à peine.

– Eh bien, on dit qu'un jour, il y a extrêmement longtemps, des cygnes se sont disputés pour savoir qui irait le plus loin. Ils se sont mis à voler dans le ciel, très haut, et un groupe d'oiseaux ne voulut jamais s'arrêter. Ils ont atteint le bout du monde mais il faisait si froid qu'ils ont gelé. Quand ils battent des ailes, la glace brille avec la lumière des étoiles et ça donne des aurores boréales.

Le jeune Suédois se laissa bercer par la voix douce de Cassiopée, qui maintenant lui souriait gentiment. Il aimait bien cette histoire. Mais si les cygnes eux-mêmes n'avaient pas pu voler au bout du ciel…

– Lucas… Ça veut dire qu'on ne peut pas monter tout en haut du ciel ?

– Pourquoi cette question ?

– Pour rien.

L'enfant retomba dans le mutisme alors que l'aurore disparaissait. Cassiopée ne pouvait pas dire à quoi il pensait. Son masque impassible était de retour.

Le futur Saint des Poissons était perplexe. Si on ne pouvait pas traverser le ciel… Cela voulait dire qu'il ne pourrait jamais rejoindre sa sœur, qui l'y attendait pourtant ? Cette pensée le rendit triste et il s'en retourna vers la modeste cabane qu'il partageait avec le Saint d'Argent.

**************

Le jour s'était levé sans même qu'il le remarque, après une longue nuit blanche. Le jeune Chevalier des Poissons avait passé une nuit agitée, et seul son épuisement lui apportait un peu de calme.

Lucas, pourquoi n'as-tu rien dit ? Pourquoi m'as-tu caché ça ?

La photo avait fini par atterrir sur la table de la cuisine, et son nouveau propriétaire, sur une chaise. Il la fixait presque sans la voir, la tête posée sur ses avants-bras croisés. Pour la dixième fois, la centième fois, depuis la veille, il ressassait toutes les explications qu'il avait pu trouver pour expliquer que son maître ait pu posséder l'image ancienne et tant détestée de sa mère. Des plus probables… aux plus improbables. Cassiopée avait pu prendre la photo dans le dossier que devait posséder sur lui le Pope, à l'époque où il était venu le chercher en Suède. Pour pouvoir reconnaître la famille où il devait aller chercher celui qui allait devenir son disciple. Il était peut-être tombé sous le charme de la froide beauté sur papier glacé… au point d'inscrire les quelques mots qu'on y lisait ? Aphrodite ne se souvenait plus de l'écriture de sa mère. Il ne pouvait pas dire que ce soit vraiment sa main qui ait écrit la déclaration d'amour. Mais Lucas lui avait toujours paru quelqu'un de stable, peu enclin à se laisser aller à ces lubies d'adolescent… et puis il avait sa maîtresse au Sanctuaire, cette rouquine qui venait souvent le voir. Pourquoi se serait-il entiché d'une vulgaire image ? Mais d'un autre côté…

Est-ce que tu n'étais qu'un ogre finalement ? Comme le Croque-Mitaine ? Est-ce que tu jouais seulement avec moi ?

…Il valait mieux penser le Chevalier d'Argent fou, que de laisser son esprit hésiter vers l'autre possibilité qui lui donnait des frissons. Difficile d'évaluer l'âge de sa mère sur la photo, il ne se souvenait guère de son visage. Elle était jeune toutefois. Si elle avait bien écrit les mots et donné l'image figée à Lucas… c'était alors qu'ils étaient vrais. Que les deux jeunes gens s'étaient déjà vus, connus, reconnus, il y avait longtemps. Qu'ils avaient eu, par un hasard morbide du Destin, une aventure, ou même plusieurs – qui aurait pu savoir ? Et dans ce cas… Aphrodite frissonna plus fort alors que l'idée se renforçait de nouveau dans son esprit. Il avait les yeux qui le brûlaient. Dans ce cas…

Pourquoi tu n'as rien dit ? Parce que tu avais des choses à te reprocher, c'est ça ?

Le Chevalier de Cassiopée aurait pu être son père. Explication toute trouvée alors à l'attitude du Croque-Mitaine, à ses coups et à ses sévices. A sa haine du petit enfant qu'il avait été. Pourtant, il l'avait toujours appelé "fils", il n'avait jamais rien dit sur ce genre de chose-là. Le monstre avait toujours dit qu'il voulait le renforcer, venger sa sœur, faire de lui un homme, pour justifier ses tortures. Ça ne tenait pas. L'explication était ailleurs. Elle était forcément ailleurs ! Il fit voler la photographie d'un geste rageur. Elle retomba au sol avec une douceur presque narquoise.

Comme je te hais ! Lucas, comme je te hais de me faire subir ça !

Il se leva pour faire quelques pas nerveux. Toutes ces incertitudes l'énervaient. Et puis après tout, même si Lucas était son père, quelle importance ? Qu'est-ce que ça changeait à ce qu'il était maintenant ? Ça change ce que j'aurais pu être. Il se passa la main dans les cheveux puis fit apparaître une rose dont il mordilla la tige. C'était la seule façon de se calmer qu'il connaissait – et qui marchait. La fleur n'était pas empoisonnée, et le simple fait de la mâchonner l'apaisait. Le Suédois fit le vide dans son esprit quelques minutes pour le reposer. Il réfléchissait sur cette histoire depuis longtemps, sans avoir dormi. Ça n'aidait pas à y voir plus clair. Il en était conscient. Peut-être qu'après un peu de repos, ce qui lui semblait embrouillé maintenant, s'éclaircirait ? Mais son esprit s'y refusait. C'était trop lancinant. Trop obsédant. Il lui fallait une réponse. N'importe laquelle.

J'ai déjà fait tuer un maître… une personne qui s'est occupée de moi…

Aphrodite regarda la photo au sol.

… Est-ce que je pourrais accepter… d'avoir fait tuer un père ?

Il calma son tremblement naissant en détournant la tête de la photo. Il se sentit oppressé et eut du mal à respirer. Il ne supportait plus cette pensée, cette image, les deux ensemble. Il lui fallait de l'air pur, quelque chose d'autre à regarder, de la lumière et plus la prison de son Temple. Il n'y avait qu'un seul endroit qui lui offrirait cette paix qu'il voulait.

Il courut jusqu'à sa roseraie et se laissa enivrer par le parfum des fleurs, l'air frais sur son visage, la vue de la mer dans le lointain. Tout ça, c'était trop pour lui. Trop de choses en même temps. Trop de douleur pour ses maigres épaules. Il se sentait seul comme il ne l'avait jamais été auparavant. Il n'y avait plus personne pour lui répondre. Il refusait et désirait pourtant la même réponse aux questions soulevées par la mystérieuse photographie du temps passé. Et tout se cristallisait en une seule personne…

– Pourquoi… Pourquoi tu m'as abandonné, Lucas ?! Je te déteste ! Je te déteste, tu entends ?! cria l'adolescent, libérant les larmes de stress qu'il retenait depuis un moment.

Le vent seul lui répondit, accompagné du bruissement des rosiers rouges et noirs hantant le jardin. Aphrodite ne savait pas s'il se sentait mieux d'avoir crié sa rage. Mais il aurait voulu sentir les bras de Cassiopée l'enlacer pour le rassurer, plus que tout au monde. Et qu'il lui dise qu'il avait trop d'imagination.

Shaka ouvrit les yeux en sentant les rayons du soleil sur sa peau se faire plus chauds. Aujourd'hui encore, il n'était pas venu le rejoindre. Peut-être qu'il était trop fatigué de sa mission de la veille, ou qu'il lui en voulait d'être entré dans son Temple sans autorisation. Le jeune Indien laissa échapper un bref soupir avant de se ressaisir. Tant pis pour lui alors, s'il voulait rester dans son coin. Il l'avait mérité après tout, c'était lui qui ne reconnaissait plus ses amis et se conduisait comme un sauvage avec eux. Alors, ce ne serait pas lui, Shaka de la Vierge, qui irait quémander quelque attention de sa part, ça non ! Il pouvait attendre longtemps s'il le fallait, il était dans son bon droit et c'était à l'autre de reconnaître ses erreurs. Et il aurait intérêt à ramper au sol devant lui pour que Shaka daigne lui pardonner sa conduite.

L'Indien se leva, perdant toujours ses yeux sur le mouvement des vagues devant lui. Oui, on ne traitait pas la réincarnation du Bouddha de cette manière. On l'avait toujours traité avec respect et crainte. En Inde, on osait à peine lui parler ; ici, son ascendance avait été plutôt sujet de moqueries, en particulier venant du Chevalier du Cancer, ce Deathmask narquois. Mais jamais personne n'avait trop risqué d'élever la voix devant lui. Par peur du Bouddha, de sa puissance s'il ouvrait les yeux, du malaise qu'on éprouvait à son contact ? Peut-être tout à la fois. Ou peut-être tout à fait autre chose. Shaka ne se prononçait pas, tout ce qu'il savait, c'était qu'on lui fichait la paix la plupart du temps et que même des gens importants – moines ou chevaliers – se prosternaient devant lui depuis son plus jeune âge. Jamais on ne se risquait à le toucher. Tout son entraînement s'était fait sur ses pouvoirs psychiques, son maître lui-même ne l'avait jamais approché de trop près. Une bulle s'était peu à peu constituée. Shaka était dans son monde, et ce n'était qu'occasionnellement que le monde extérieur y entrait. Un monde nommé solitude. Il s'était convaincu qu'il aimait ça, cette paix, cette tranquillité que lui offrait cet isolement. Et puis un jour…

Il avait croisé le regard d'un autre enfant, seul dans une cabane de Chevalier d'Argent. Un enfant au regard vide et méfiant, et au cosmos troublé. A l'époque, Shaka n'avait pas su ce qu'était ce frisson qu'il avait ressenti chez cet inconnu. A présent, il le connaissait : de la peur. Lui aussi avait eu peur de la réincarnation de Bouddha… Non, il avait craint simplement un enfant qu'il ne connaissait pas. Et sans savoir pourquoi, Shaka s'était dit que l'autre enfant aux cheveux turquoise était comme lui, dans une bulle. Et que leurs deux bulles n'étaient peut-être pas si différentes. Alors, il avait tenté de l'approcher plus, curieux, et l'autre enfant, celui avec un nom complet qu'il n'aimait pas parce que c'était un nom pour fille, avait fait de même.

Et la solitude était partie. Dans le monde de chacun, un petit passage s'était ouvert juste pour l'autre. Et soudainement, il s'était brisé. La bulle d'Aphrodite était redevenue hermétique. Et de nouveau, Shaka ne savait pas quel sentiment il éprouvait. Ou plutôt, il en ressentait tellement en même temps que l'Hindou n'arrivait pas à les déchiffrer.

Cela aussi le vexait. Aphrodite était une des rares personnes que le Chevalier de la Vierge avait du mal à cerner. C'était une manière de lui tenir tête, et Shaka n'aimait pas ça. En fin de compte, le Saint des Poissons l'agaçait vraiment, et il n'était pas plus mal tout seul.

Shaka referma les yeux en entendant au loin les piaillements de quelques apprentis avides d'eau de mer. Personne n'avait le droit de le regarder dans les yeux. Personne n'en était digne. Il se leva et décida de retourner à son Temple à présent que sa méditation matinale était finie. Ses sandales à la main, il sourit un peu à sentir le contact doux du sable sous ses pieds. Aphro, lui, n'avait jamais aimé ça. Il disait que ça le chatouillait. Shaka s'arrêta au souvenir. Il avait hâte que son ami revienne vers lui. Il n'aimait plus vivre dans sa bulle. Le lien était toujours ouvert de son côté, et ça lui faisait mal de n'avoir personne à qui le rattacher.

Contrairement à son habitude, le Saint de la Vierge fit un détour par les arènes avant de rentrer chez lui. C'était un endroit qu'il n'aimait guère : trop de soleil, trop de gens, trop de bruits. Cependant, il y croisait parfois Aiolia ou Milo, qu'il appréciait, et leurs conversations lui plaisaient. Eux aussi avaient gagné le droit d'entrer dans son monde, mais d'une manière différente du Poissons. Lui pouvait y rester des heures. Pas eux. Le blondinet sonda avec son cosmos celui des personnes présentes. Il n'y avait aucun de ses amis, par contre, il reconnut sans peine Deathmask qui avait l'air de martyriser deux apprentis plus faibles que lui. Il tourna les talons, décidé à repartir avant que l'Italien ne le remarque.

– Tiens, Dieu descend sur Terre, c'est un grand jour dis donc, lui lança-t-il avec un grand sourire.

Trop tard pour la discrétion. Shaka soupira en se retournant.

– Garde ton ironie pour toi, DM, je ne suis pas d'humeur.

– Bouh, t'es effrayant, tu le sais ça ? Tu vas me faire quoi, un clin d'œil enjôleur pour me punir ?

– Si j'ouvre les yeux, ce sera ta langue que tu perdras, tu t'en sers trop.

– Vas-y, ouvre-les, je suis curieux de voir ça.

Le Cancer semblait en forme aujourd'hui, au grand dam de la Vierge qui n'avait guère l'envie de perdre son temps. A moins qu'une petite correction ne le rende plus docile à l'avenir ?

– Quand Tic est là, Tac est pas loin, marmonna DM.

Shaka releva la tête. Aphrodite cachait son cosmos, mais avec le sien toujours en éveil, Shaka avait bien perçu sa présence. C'est vrai que le Poissons préférait venir s'entraîner le matin, avant qu'il n'y ait foule. Contrairement à l'Indien, le Suédois s'astreignait à un entraînement physique assez intensif. Sa vitesse et son agilité en dépendaient.

DM sourit en voyant arriver une proie plus intéressante que la Madone blonde. Le Poissons avait un comportement curieux depuis quelques temps. Le Cancer le trouvait plus attractif ainsi. Ses yeux avaient changé, ils étaient ceux d'une bête fauve maintenant, et le bruit du massacre qu'avait été sa mission de la veille lui était venu aux oreilles. Etait-il en train de devenir un vrai Saint, un véritable tueur au service du Pope ? Quelle que fût la réponse, l'Italien commençait un peu plus à regarder le douzième Gardien comme un égal.

– Alors Princesse, c'était comment de tuer tout le monde ? Je suis sûr que tu n'en as pas dormi de la nuit, vu ta tête.

Aphrodite ne releva pas. Il venait d'apercevoir Shaka un peu plus loin. Il n'avait pas envie de lui parler. Shaka devinait trop bien ses pensées. Il changea de direction pour s'éloigner au possible de lui, ce qui n'échappa pas à DM qui lui emboîta le pas.

– C'est plus le grand amour avec Jeanne d'Arc, tu lui as offert des fleurs et il n'a pas aimé la couleur ou quoi ?

Aphro soupira. Il préférait encore subir l'humour graveleux de l'Italien que le jugement de Shaka. Il sentit le blond qui partait à son tour. Le Cancer finirait par se lasser s'il ne répondait pas, il commençait à bien le connaître. Il lui suffisait de patienter un peu, malgré sa tension qui augmentait, et il serait de nouveau seul. En paix.

**************

Durant les semaines qui suivirent, le Poissons continua d'éviter au possible le Saint de la Vierge. Le Cancer vint le taquiner encore quelques temps, avant de se lasser – comme l'avait prévu le Suédois. DM aimait la répartie, l'énervement, susciter des réactions chez ses victimes, et l'impassibilité du Poissons l'énervait. Il préférait aller voir d'autres victimes plus amusantes. Revenu à sa solitude, Aphrodite se sentait mieux. Il tâcha de s'activer autant que possible pour qu'il ne lui reste aucun moment de libre, aucun moment où son esprit pût réfléchir sur la photographie ou plus loin, sur l'ombre noire aux yeux rouges qui hantait encore ses cauchemars. Il se concentrait sur ses roses, essayant de développer les fleurs noires solides comme l'acier qu'il maîtrisait encore mal et sur les poisons qu'il distillait avec plus ou moins de bonheur dans son Temple, sur son entraînement. Cela l'occupait une grande partie de la journée. Le soir, il arrivait mieux à s'endormir, étant épuisé.

Cependant, l'adolescent sentait qu'il ne tiendrait pas longtemps à ce rythme et il dut ralentir sa cadence de travail pour garder ses forces… et alors, sa solitude devint plus forte, son poids se fit plus présent, autant que sa douleur. Souvent, il se surprenait à pleurer sans savoir pourquoi, et même les câlins de Shaka ne l'apaisaient pas. Seul l'oiseau pouvait le toucher à présent, après plusieurs jours d'essais. Aphrodite avait fini par se ré-habituer à ce petit poids amical sur sa main, mais les présences humaines continuaient à l'insupporter. DM, au cours de taquineries, le bousculait souvent ou passait un bras autour de ses épaules ; il s'attirait immanquablement une volée de roses. Heureusement pour lui, elles n'étaient jamais empoisonnées, car leur maître avait le cœur trop battant et une bouffée de peur trop forte pour arriver à se concentrer assez. Sentir la chaleur humaine sur lui mettait Aphrodite dans un état proche de la panique, et rien n'y faisait pour le calmer. A chaque fois, lui venait en tête une brève image lancinante…

Regarde, et laisse-toi faire, petite poupée

Pourtant, l'ogre n'était pas revenu. Il n'avait même pas eu besoin de faire de rapport au Pope, celui-ci s'était contenté d'un compte-rendu écrit pour s'estimer satisfait. Et Aphrodite s'était tu, comme convenu. A mesure que le temps passait, l'adolescent avait fini par trouver ça naturel, normal, et il s'était aperçu que ça l'aidait à ne plus penser à ces images qui le pourchassaient dans certains rêves… Tout n'avait dû être qu'un rêve alors. Qui pourrait vraiment faire ce qu'il voyait dans ses songes ? Personne évidemment. Rien ne s'était passé, la nuit où Lucas de Cassiopée était mort. Il n'y avait pas eu de miroir réfléchissant un cruel spectacle, pas de corps contre le sien, pas ce souffle chaud contre son cou et cette douleur lancinante dans son corps.

Non, rien de tout ça.

Et petit à petit, Aphrodite finissait par le croire… du moins, essayait-il de le faire.

Restait son autre souci, cette photo qui triturait son esprit et lui faisait imaginer diverses choses qui toutes, le faisaient souffrir. Il fit comme pour son viol. Il la mit dans un tiroir, et essaya de l'oublier. Même si au final, ce n'était que sa souffrance qu'il essayait de masquer.

**************

– Sens-tu cela, Saga ? sourit le Pope en embrassant du regard le Sanctuaire. Sens-tu la cosmos-énergie de tous ces chevaliers qui nous sont dévoués ? Qui sont prêts à mourir pour nous, au moindre claquement de doigt ? N'est-ce pas merveilleux ?

Cela me dégoûte, monstre… Tu trompes ces pauvres hommes et femmes qui croient en Athéna…

Tu pervertis ma foi en elle… Arrête tout ça, cette mascarade grotesque !

Tu vas tous les faire tuer à continuer

– Tu refuses de voir l'évidence, mon pauvre Saga… Depuis que le Sanctuaire est sous notre protection, vois-tu un conflit, une guerre dans la région ? Non, il n'y a que la paix…

Une paix que tu as bâti sur le sang des chevaliers qui t'étaient opposés…

Sur le sang d'Aioros, de mon frère, du Grand Pope légitime !

Tu crois défendre la paix, vraiment ? Ce n'est que ton orgueil que tu protèges oui !

Facile de défendre la paix quand elle existe déjà

– Ce que tu es têtu, c'est affligeant.

Il avait pourtant bien travaillé. Depuis deux mois, il n'y avait plus de vraies critiques envers lui ; les Saints renégats avaient compris le danger de la Chimère et ces traîtres s'étaient faits plus coulants et discrets, obéissant aux ordres sagement comme les autres. Le Pope ne doutait pas cependant, qu'ils attendaient simplement le bon moment pour l'attaquer. Aussi maintenait-il la pression en gardant des espions partout au Sanctuaire et sur ses terres d'entraînement éloignées, et ses quatre assassins prêts à agir. Parallèlement à cela, il s'était rendu compte que la terreur seule ne lui permettait pas d'être reconnu hors du Domaine Sacré. Pour que les gens normaux l'adorent, il lui fallait plutôt faire montre de bonté et de miséricorde… Ces choses-là lui étaient étrangères, à lui, Arès… Un nom qu'il s'était trouvé après moult réflexions et qu'il aimait. Arès, le Dieu de la Guerre et de la Violence, le barbare par excellence, l'opposé exact de cette chère Athéna. Qu'aurait-il pu trouver de plus approprié ? Les Grands Popes ne divulguaient pas leur nom en principe – cela faisait parti de leur anonymat forcé. Mais Arès avait changé cela. Il voulait entendre prononcer son nom avec ferveur ou avec peur, et bien sûr, il ne pouvait pas utiliser son vrai nom, Saga.

Finalement, il avait trouvé comment apparaître bon au peuple : laisser faire l'Autre, le "vrai" Saga, la gentille brebis. Il le laissait aux commandes tout en le surveillant de près, et peu à peu, un équilibre naissait de cet accord tacite entre eux. La contre-partie qu'avait obtenu l'agneau d'Athéna, c'était qu'Arès ne tue plus. Ce n'était pas difficile à faire, il n'y avait plus personne à faire taire pour le moment.

– Tu verras Saga, quand l'échéance sera à son terme, d'ici quelques années. Grâce à ma force, notre force, Hadès et ses Etoiles ne ressusciteront pas. Et la Terre sera sous notre protection pour toujours, nous en serons le nouveau dieu.

Tu n'es qu'un démon… Tu te trompes toi-même…

– Mais tu oublies que nous ne faisons qu'un… Celui qui se trompe, c'est toi, parce que tu ne veux pas reconnaître l'évidence. Tu seras forcé de m'acclamer comme le petit peuple de Rodario, lorsque tu verras que j'ai raison. J'ai toujours raison, tu le sais pourtant.

L'Autre ne répondit rien, mais Arès pouvait sentir l'intensité de sa haine. Il en sourit.

– Ce que tu es crispé, Saga… Peut-être devrais-je te détendre en allant voir notre chère poupée, ne penses-tu pas ? Tu sens comme son cosmos est parfois agité, quand elle pense à nous ? Grâce à nous, tout son potentiel s'est réveillé, et elle est encore plus efficace que je ne l'avais imaginé…

Arrête de parler d'Aphrodite ! Ce n'est pas ton jouet !

– C'est vrai, c'est plutôt le tien. Tu te souviens comme ton nom roulait bien dans sa bouche ? Comme il lui brûlait de crier sa haine envers toi, Saga, quand tu le possédais ?

Tais-toi, monstre !

Arès laissa échapper un petit rire. Qu'il aimait jouer à cela ! Comme Saga devenait facile à prévoir dès qu'il s'agissait de son cher Poissons ! Qu'il devenait facile à torturer et à affaiblir, oui. Il devait s'avouer aussi qu'il aimait se souvenir de cette nuit délicieuse et animale. De la terreur qu'il avait vue dans les yeux du jeune Suédois, de la douceur de sa peau. Il aurait aimé revivre ce moment de bonheur, mais son emploi du temps était trop chargé en ce moment. Peut-être qu'un jour prochain…

Le téléphone sonna, le tirant de ses réflexions. Lorsqu'il décrocha, son secrétaire lui annonça qu'il s'agissait d'un appel important. Le nom de son interlocuteur lui rendit le sourire. Ainsi il se décidait enfin à le contacter de manière plus intéressée.

Le Grand Pope s'assit confortablement à son bureau pendant que l'appel était transféré. On le mit en contact avec cet homme qui avait été difficile à retrouver et à convaincre.

– Monsieur Mitsumasa Kido, je suis heureux de constater que vous avez réfléchi à mes propositions concernant les orphelins dont vous avez la charge…

**************

L'adolescent leva les yeux pour jeter un regard aux fresques décorant le patio. Elles n'étaient pas exceptionnellement belles, mais en voir dans un des Temples sacrés du Sanctuaire lui faisait drôle. Il pensait que seul Shura avait personnalisé sa Maison zodiacale. Il ignorait qu'Aphrodite avait aussi eu le goût de le faire. Milo, comme la plupart des autres Chevaliers d'Or, avait seulement aménagé à son goût ses appartements privés, qui ne représentaient qu'une faible partie de ces structures plusieurs fois millénaires ; en restant dans la partie "publique", traversée par tout un chacun pour rejoindre le Pope, on ne pouvait pas les apercevoir, ni même se douter qu'ils existaient. En un sens, c'était mieux comme ça. Ils n'étaient tous qu'un fragment du Sanctuaire, de petits pions qui seraient remplacés par d'autres encore et toujours, et l'on oublierait leurs noms rapidement. Ils tomberaient dans l'oubli… mais c'était le prix à payer pour assurer à leur déesse la victoire sur le Mal, lors de cette Guerre Sainte dont leur avait parlé un jour le Grand Pope, il y avait quelques années. Il n'était pas entré dans les détails, se contentant de dire qu'il s'agissait de la grande bataille d'Athéna contre son ennemi de toujours, Hadès, le Dieu de l'Autre Monde. Tout en précisant par la suite que les étoiles étaient de bon augure dans cette ère, sous-entendant qu'elle pourrait ne pas avoir lieu. Secrètement, Milo le désirait. Il n'avait pas subi toutes ses années d'entraînement pour mourir si tôt quand même !

Ses yeux retournèrent sur les reliefs. Shura et Aphrodite savaient tout cela eux aussi. Et pourtant, ils voulaient marquer de leur empreinte leurs Temples. Shura avait dressé une grande reproduction de la statue d'Athéna à l'entrée du hall de sa Maison ; Aphrodite avait décoré un patio très visible lorsque l'on traversait la bâtisse. Peut-être devrait-il les imiter lui aussi…

Un oiseau traversa son champ de vision, le faisant sursauter. Il regarda l'animal venir se désaltérer à la fontaine centrale.

– Corniaud de piaf, tu m'as fait peur ! le disputa-t-il.

L'oiseau releva la tête et sembla dévisager l'inconnu d'un geste rapide de la tête, avant de piailler brièvement et de s'envoler de nouveau. Milo avait l'impression de l'avoir déjà vu. Ce plumage doré et carmin lui rappelait quelque chose.

– Eh mais attends… T'es un des oiseaux de Shaka… Bouge pas, je vais t'attraper et te rapporter à la maison, ordonna le Scorpion en se rapprochant du volatile qui s'était posé sur le rebord du pot d'une plante exotique.

– Il est déjà chez lui, le coupa Aphrodite en revenant de sa roseraie. Shaka me l'a donné il y a longtemps, dit-il pour toute explication complémentaire.

Milo parut hésiter un instant, puis se redressa.

– Pardon alors, je pensais que…

– Pourquoi es-tu ici ? coupa le Suédois qui n'avait pas envie d'avoir de la visite.

Bonjour l'accueil, pensa Milo. Même Camus paraissait chaleureux à côté.

– Tu m'avais demandé de te filer mon bouquin sur les poisons, tu ne te souviens pas ?

Le Grec alla chercher l'ouvrage qu'il avait posé sur une table proche de l'entrée du patio.

– Ah oui, c'est vrai. Tu aurais pu me dire que tu venais aujourd'hui.

– Qu'est-ce que ça change ?

– C'est de la politesse.

Le Poissons n'aurait jamais dit au Scorpion qu'il considérait cette intrusion comme un danger. Il détestait que l'on entre dans son territoire de cette façon, sans s'annoncer, sans qu'il soit prévenu. Aujourd'hui encore plus qu'autrefois. Milo ne sembla pas prêter attention à la remarque et lui tendit sa petite encyclopédie à la couverture trop neuve pour qu'elle ait déjà été lue. Evidemment, cela était plutôt logique. L'ouvrage traitait des poisons végétaux ; la spécialité du Grec était ceux animaux. Et seulement ceux des scorpions, par curiosité plus que par nécessité.

– Je te préviendrai la prochaine fois, mais t'es jamais aux arènes.

– Je te rendrai vite le livre, coupa Aphrodite.

Milo soupira. Son aîné n'avait pas l'air de vouloir en laisser trop savoir sur lui. Pourtant, passé un temps, il lui avait semblé que le Poissons était différent. Il avait déjà discuté avec lui de poisons quelques fois, sur les encouragements du Pope, et bien qu'assez distantes, ces rencontres lui avaient montré un Aphrodite nettement plus chaleureux… Du moins, il l'avait senti chaleureux, sous le masque qu'il affectait de prendre. Milo avait été entraîné depuis des années à percevoir ce genre de choses, grâce à son amitié avec Camus. Un autre grand spécialiste de la dissimulation.

– Prends ton temps, je ne m'en sers pas. Mon maître disait le contraire, mais il ne m'est pas utile du tout, finit par répondre le Grec.

Aphrodite prit le livre tendu. Un frisson lui échappa quand il sentit les doigts de Milo frôler les siens dans le geste.

– Ca va, Aphrodite ? s'inquiéta Milo en le remarquant.

– Oui, ça va… Pars maintenant s'il te plaît.

– T'es sûr que tu n'as pas de fièvre ? s'entêta le Scorpion en le regardant sous toutes les coutures.

– Je te dis que ça va.

Il n'avait plus qu'une envie, c'était que le Scorpion fiche le camp, quitte à être plus brutal qu'il n'en avait envie pour le faire déguerpir. Milo avait cependant d'autres idées en tête. Profitant de l'inattention du Suédois, il s'étira et posa la main sur son front.

– Mmm… Non, ça va, t'as pas de fièvre…

– Mais… Milo, enlève ta main.

Aphrodite chassa l'intrus d'un geste de la main et se recula d'un pas prudent. Un bref frisson l'avait repris, qui peina Milo.

– Je voulais juste être sympa, je m'inquiétais.

– Je suis assez grand pour me débrouiller.

– Je vois ça… T'étais plus sympa avant. T'es tout blanc à plus sortir de ton Temple.

– … Qu'est-ce que ça peut te faire de toute façon ? Nous ne sommes pas amis.

– Ça empêche d'avoir le droit de bien aimer te voir dehors ?

Le Poissons ouvrit la bouche pour répondre, mais ne trouva rien à répliquer. Milo et lui n'avaient jamais été proches. Le Grec avait bien essayé, plus jeune, de lier amitié avec lui, mais s'était finalement vite lassé de son indifférence. Néanmoins, il saluait toujours le Suédois quand il le voyait et lui souriait parfois gentiment, là où la plupart des autres Golds se détournaient comme s'il n'était qu'une ombre. Milo n'avait pas un caractère rancunier, fallait-il croire.

– Fais comme tu veux, va, moi je ne peux pas t'obliger à prendre l'air et profiter du super soleil qu'on a ici. Mais c'est dommage, tu profites même pas de la mer, elle est trop bonne en ce moment ! Même Shaka le sait, il va toujours méditer sur la plage le matin. Il te le dirait lui.

Le Scorpion avait dit cela sur un ton léger, sans même regarder son vis-à-vis. Il se tourna vers les fenêtres, perdant son regard sur les rosiers du superbe jardin à la française d'Aphrodite. Il se doutait qu'il n'aurait pas de réponse, mais il disait au moins ce qu'il avait envie de dire.

– C'est vrai ce qu'on dit ? Que c'est ton cosmos qui fait grandir tes roses ?

– Peut-être… Pourquoi ? demanda prudemment un Aphrodite perplexe.

– Elles sont comme toi alors. Un peu comme des doubles.

– Milo, où veux-tu en venir ?

Milo se tourna et sourit pour rassurer le Poissons qui révélait par cette question son désarroi devant ses interrogations. Il ne voulait pas lui faire peur.

– A rien. Je me disais juste qu'elles vivaient grâce au soleil. C'est dans ton jardin qu'elles sont le mieux. Dans ce Temple, elles mourraient vite.

Milo garda son sourire en le dépassant pour aller vers l'entrée du patio.

– Enfin, pour ce que j'en dis moi… Je dois aller nourrir mes scorpions, à plus, Aphrodite, le salua-t-il en sortant.

Le Suédois resta un instant les yeux fixés là où le Scorpion avait disparu. Ce gamin échappait à sa logique, il était tellement insouciant. Il sautait du coq à l'âne dans sa conversation, sortant des banalités affligeantes en même temps que des choses sérieuses. Qu'est-ce que ça pouvait lui faire de toute façon, qu'il sorte ou pas dehors ? Aphrodite regarda ses rosiers, qui frémirent au regard doux de leur maître.

Nous t'aimons

Pourquoi es-tu triste ?

Il n'était pas triste, non. En plus, il sortait bien dehors. Il allait à l'entraînement chaque matin, tôt, et ensuite, il passait beaucoup de temps à prendre soin de ses enfants. Le cosmos ne faisait pas tout. Il veillait aux arrosage, binage, taille, soins contre les maladies avec l'amour d'une mère. Et ensuite, il étudiait ces roses noires apparues de sa colère, de sa rage, de toute sa haine – du moins, le pensait-il à présent. Il leur avait découvert des propriétés fascinantes de résistance et de tranchant. Ça lui avait demandé un certain temps avant de les apprivoiser et de pouvoir les tenir en main sans se blesser. Toutes ces activités de plein air lui demandaient du temps et de l'énergie, alors non, il ne passait pas tout son temps dans son Temple.

Aphrodite alla poser le livre de Milo sur un rayonnage de sa bibliothèque et soupira finalement. Il ne savait pas mentir. Les rosiers étaient sur le terrain du Temple des Poissons. Et il fuyait les arènes dès que les apprentis et chevaliers se faisaient trop nombreux, pour y rentrer. Le Pope ne l'avait plus envoyé en mission – pas plus que d'autres membres de la Chimère d'ailleurs –, aussi s'était-il trouvé comme passe-temps les poisons. Il s'y intéressait déjà à cause de ses roses, mais il avait approfondi ses connaissances durant les quelques mois précédents. Il essayait de moduler son cosmos pour influencer leur constitution afin d'obtenir certains types de poisons précis, mais cela ne donnait pas d'effets pour le moment. Son seul vrai poison restait celui qu'il extrayait de ses roses rouges, à partir duquel il était parvenu à isoler trois autres substances toxiques. Il s'était lancé à corps perdu dans ces études. Pour avoir un prétexte pour rester à l'abri chez lui, entre les épais murs de marbre. Pour ne pas voir le Palais du Pope, surplombant la roseraie depuis le pic rocheux où il était élevé. Pour montrer à l'ogre aux yeux rouges qu'il avait des armes pour se protéger, s'il lui prenait l'idée de s'approcher de trop près. Pour ne pas avoir l'impression de sentir des regards sur lui, quand il était à l'extérieur.

Il savait sa propre imbécillité. Sans arriver à lutter contre. Il toucha doucement la main qui avait frôlé celle de Milo. Le frisson qui l'avait saisi, était-ce d'avoir senti une peau contre la sienne ou d'avoir senti un simple contact, après plusieurs semaines sans avoir touché personne ? Il n'y avait pas eu de sensation de panique pourtant. Pas d'images, pas d'odeurs, pas de voix, venant de sa mémoire trompée par un cauchemar très réaliste. Il ne savait pas trop quoi en déduire.

Entendant un battement d'ailes près de lui, il se tourna et leva le bras pour accueillir Shaka qui virevoltait dans la pièce. L'animal siffla de contentement aux caresses qu'il reçut immédiatement, fermant à demi ses paupières. Aphrodite se surprit à sourire doucement au petit volatile. Cette créature si insignifiante à première vue, mais qui lui avait toujours offert de l'affection, sans jamais l'abandonner quand il avait été malade. Cette créature qu'il avait pourtant failli tuer, il y avait longtemps, et chassé violemment peu de temps auparavant.

Il porta doucement l'oiseau à ses lèvres et murmura quelques mots pour lui. Pour seule réaction, l'animal ébouriffa ses plumes en piaillant, avant d'entreprendre une sorte de conversation avec lui-même à base de sifflements divers.

– Tu ne me comprends pas, sourit Aphrodite. Mais je t'aime bien quand même.

– Je ne suis pas sûr que ça marchera, tu sais, marmonna Milo en rejoignant son ami.

– Tu verras que si. Les êtres humains sont si prévisibles, murmura Camus sans lever la tête du livre qu'il lisait, à l'ombre d'un olivier. Tu lui as montré la voie, maintenant, il ne lui reste qu'à la suivre. Il finira par le faire.

– Tu parles comme si c'était une machine.

– Dans un sens, c'est le cas.

– Tu es trop sérieux, Camus, se plaignit Milo en s'asseyant à ses côtés. Je ne comprends jamais la moitié de ce que tu dis.

Le Verseau consentit à lever les yeux de son ouvrage.

– Du moment que tu comprends l'idée, c'est l'essentiel.

– Ce qui m'étonne, c'est que c'est toi qui m'as dit d'essayer de remettre des ponts entre Shaka et Aphro. Tu dis toujours pourtant que les sentiments sont des bêtises.

– C'est simplement par souci d'efficacité. Depuis qu'ils sont brouillés, ils ne sont plus aussi concentrés qu'avant sur leur mission de Saint, et en cas de guerre ou de conflit, ils ne seront pas capables de bien combattre. Les sentiments sont une faiblesse, mais chez eux, ne pas en avoir, ça les rend encore plus faibles… Mon père disait souvent : "Entre deux maux, il faut toujours choisir le moindre".

– Tu ne veux pas reconnaître que c'est parce qu'en fait, tu aimes bien Shaka, sourit le Scorpion en s'adossant au tronc de l'arbre.

– Je ne le reconnaîtrai pas en effet.

Le Verseau replongea dans son livre. Milo ne vit pas le léger sourire qui étirait ses lèvres. Tout cela lui rappela son père adoptif. Combien de fois lui avait-il dit : On s'occupe souvent des autres, pour ne pas voir ses propres problèmes et peurs. Camus comprenait pour la première le sens de cette phrase. Peut-être que la brouille entre les deux Saints d'Or lui faisait en fait envisager celle entre lui et Milo. Et cette inquiétude le gênait. Mais pour rien au monde, il n'aurait voulu le reconnaître.

Quelqu'un de trop sérieux, ça l'était tout le temps.

**************

Un nouveau jour se levait sur le Sanctuaire. L'air encore rafraîchi de la nuit transportait les embruns de la mer jusqu'à son visage. Shaka psalmodiait doucement ses mantras, concentré sur lui-même, sur son monde intérieur et ce qu'il y voyait, tâchant d'oublier les sensations si agréables de son corps. Un Bouddha ne se laissait perturber par rien, à l'image du grand Bouddha dont il portait le nom et qui était resté sous son arbre, impassible aux climats et aux illusions. On lui avait dit que c'était la seule façon d'atteindre le nirvaña, l'état de conscience ultime où il n'y avait plus de souffrance. Plus que la paix et la sérénité. Un état sans doute si reposant…

Puisque personne ne désire la moindre souffrance, ni n'est jamais rassasié de bonheur, je ne diffère donc pas d'autrui ; j'implore votre grâce afin de joyeusement rendre les autres heureux. Chérir ses mères (1) et chercher à les établir dans la félicité est le passage vers des qualités infinies ; quand bien même ces êtres se dresseraient-ils en ennemis contre moi

Shaka s'arrêta en percevant des pas dans le sable qui se rapprochaient de lui. Ils s'arrêtèrent à une certaine distance. Sans détourner la tête de la mer, Shaka lança doucement son cosmos vers l'intrus. Il le laissa le sonder en partie, un instant, avant que Shaka se retire, satisfait. L'Hindou n'avait rien lu en son compagnon, il n'avait fait que tester ses réactions, et il l'avait laissé faire, alors qu'il détestait cela. Une marque de confiance. Un "pardon" compris d'eux seuls, dans le langage qu'ils partageaient depuis des années.

Le blond sourit doucement, l'invitant à se rapprocher. Ce qu'il fit, s'asseyant plus près de lui, non sans laisser une distance de sécurité entre eux. Ils n'échangèrent aucun mot, et Shaka reprit son doux chant.

– …Quand bien même ces êtres se dresseraient-ils en ennemis contre moi, j'implore votre grâce afin de les aimer plus encore que ma propre vie. (2)

**************

Le Mal s'est emparé du Sanctuaire…

Somnolant à l'arrière de sa limousine noire, Mitsumasa Kido revoyait le passé défiler devant ses yeux. Une scène qui le hantait depuis six ans, et qui avait bouleversé sa vie plus qu'il ne l'avait imaginé.

Les ruines de l'Athènes antique dégageaient un attrait particulier la nuit, et le vieil homme d'affaires n'aurait pour rien au monde voulu rater le spectacle qu'elles offraient. Désertées par les touristes en ces heures nocturnes, baignées de la lumière des étoiles et de la Lune, on ne pouvait imaginer plus beau panorama que ces colonnes de marbre et de grès rongées par le temps mais s'élevant encore vaillamment vers la voûte céleste. L'accès aux sites était normalement interdit à cette heure-ci, mais le riche fondateur de la multinationale Graad avait su faire jouer ses relations haut placées pour obtenir un sauf-conduit. Les ruines étaient toutes à lui en cette unique soirée, et il entendait en profiter pour se relaxer. Il avait marché dans un silence religieux entre les hautes colonnes des anciens temples, et parcouru les vestiges d'un pas presque enjoué. Il avait toujours aimé l'Antiquité, et se désolait souvent que son emploi du temps chargé ne lui permît pas de faire davantage de visites sur des sites intéressants. Cette transaction avec un important armateur grec avait été une aubaine qu'il avait saisie immédiatement. Il s'arrêta au sommet d'une légère butte, qui offrait un beau panorama du champ de ruines, avec au loin, les lumières de la nouvelle Athènes et la masse sombre et mouvante de la mer. Il tourna le dos pour faire face à l'autre versant de la buttée. Les ruines étaient plus éparses ici. On distinguait à bonne distance une série de hautes collines où il semblait y avoir des habitations, au vu des lumières tremblantes allumées qu'il y apercevait… Il n'avait pas fait attention à cette zone durant la journée. Etait-ce un autre champ de fouilles, ou peut-être les lumières de la petite Kitsi, qu'on apercevait parfois la journée par beau temps ? Cela semblait être à plus d'une vingtaine de kilomètres, à moitié caché par les collines proches d'Athènes.

Un coup de tonnerre suivi d'une vive lumière dans son dos le fit sursauter. Il se retourna, les yeux protégés par sa main… Que se passait-il donc ? La foudre ?

Le chauffeur lui annonça qu'ils arriveraient bientôt à la résidence Kido. Il émit un vague acquiescement et se replongea dans la somnolence. Avait-il bien compris les mots de l'inconnu qui lui était apparu, lorsque la lumière avait disparu ?

– Le Mal s'est emparé du Sanctuaire… toussa l'adolescent ensanglanté, vêtu de vêtements de combat déchirés.

– Ne parlez pas, gardez vos forces, je vais prévenir une ambulance, conseilla Kido en sortant son téléphone portable.

Pas de réseau… Ce n'était pas le moment.

– Non, pas le temps… Il est déjà trop tard pour moi… Vous devez… Vous devez l'emmener loin d'ici… et la protéger… Les autres chevaliers sont aveuglés…

– Mais qui ?

Le jeune homme écarta avec une infinie douceur un de ses bras, dévoilant, dans les langes en désordre, un tout petit bébé aux yeux brillants. Mitsumasa sentit ses bras se tendre presque malgré lui vers l'enfant et le porter contre lui avec un respect inné. Il ne comprenait pas tout ce qu' il se passait, mais il savait au fond de lui que le mourrant face à lui protégeait le bébé de toutes ses forces. Un éclat doré attira son attention. L'inconnu s'était adossé à une sorte de grande urne d'or finement ouvragée, qu'il détrempait de son sang.

– Athéna… C'est la déesse qui protège la Terre… Elle s'incarne tous les 250 ans environ… en prévision de la Guerre Sainte contre ses ennemis…murmura-t-il. C'est cette enfant… Emmenez-la loin du Sanctuaire… Il la tuera sinon… et nous serons perdus…

Mitsumasa regarda le bébé dans ses bras, qui avait tourné sa petite tête vers le jeune homme. Celui-ci lui adressa un sourire fatigué mais d'une telle douceur que le Japonais en eut le cœur serré. Il disait que cette enfant était une déesse ? L'Athéna mythique ? Il devait délirer à cause de ses blessures… Il sentit soudain le nourrisson dégager une chaleur impressionnante dans ses bras ; l'espace d'un instant, une sorte d'aura dorée l'entoura alors qu'elle tendait ses bras potelés vers l'inconnu mourrant. L'urne d'or répondit par une brève lueur à cet appel. Kido sut alors que c'était la vérité…

– Elle est l'espoir du monde… Un jour, de jeunes garçons et filles se réuniront auprès d'elle… guidés par son cosmos…Ils devront la protéger… et l'aider à récupérer le Sanctuaire, à le purifier… L'armure d'or leur servira alors…

Il toussa et cracha du sang.

– Partez maintenant, vite… Emmenez-la… et l'armure aussi… Je vous en prie…

Dans un dernier effort, l'adolescent aux cheveux doucement bouclés d'un brun sombre se leva avec un gémissement sourd. Il tendit son doigt à la jeune Athéna, qui s'en saisit avec une maîtrise étonnante pour son âge.

– Ma déesse… Je suis si heureux d'avoir pu vous rencontrer et vous aider… Moi, Aioros du Sagittaire. Pardonnez-moi… de vous abandonner…

Son bras se baissa et le bébé fondit en pleurs en sentant le doigt lui échapper. L'aura dorée réapparut un bref instant puis ne se manifesta plus. Aioros se détourna du Japonais, tremblant, et entreprit de retourner vers le Sanctuaire. Il fallait qu'il brouille les pistes le plus possible pour que les assassins de Saga ne retrouvent pas cet homme et les trésors qu'il venait de lui confier. Tout son cœur et sa conscience de plus en plus embrumée priaient pour le salut d'Athéna. Elle seule pourrait sauver un jour le Sanctuaire… et arracher son petite frère Aiolia des griffes de Saga…Comme il regrettait de ne pas avoir pu l'emmener avec lui en fuyant… Il sentit des larmes couler sur ses joues, alors qu'il courait vers une mort assurée…

Le bruit de portières s'ouvrant et se fermant le tira pour de bon de ses souvenirs. Le chauffeur s'inquiéta de son sursaut mais Mitsumasa le rassura vite et descendit du véhicule. Il était revenu au Japon après un voyage d'affaires et n'avait qu'une hâte : se détendre chez lui, dans sa superbe résidence dont l'une des ailes servait d'orphelinat principal à la Fondation Graad. Une branche de son empire qu'il avait créée suite à sa rencontre avec le Chevalier d'Or, dans le but de réunir les enfants gardiens d'Athéna. Il avait ainsi contribué à la création de tout un réseau d'orphelinats à travers le Japon, qu'il faisait gérer de manière ferme et volontiers brutale, mais la situation l'exigeait. La réincarnation de la déesse méritait ces sacrifices… et ces enfants au moins, ne développeraient pas de liens d'amour entre eux, avec leurs gardiens ou avec lui. Une manière de les protéger s'ils devenaient comme Aioros ; leur fin serait probablement la même, bien qu'il le regrettât amèrement.

– Où est Saori ?

– Dans le salon de musique, monsieur Kido, pour sa leçon de piano.

– Informez-la de mon arrivée lorsqu'elle aura fini.

Il aimait beaucoup l'enfant qu'il avait adoptée et élevée comme si elle était réellement la fillette de sa fille défunte. Elle était enjouée et pleine d'énergie, toujours prête à la câliner. L'aura dorée qui apparaissait autour d'elle lorsqu'elle était nourrisson ne s'était plus manifestée, tout comme l'armure d'or n'avait plus réagi à sa présence. Etait-elle vraiment une déesse ? Probablement, mais pas encore éveillée et devant être aimée et protégée, ce que le vieil homme qu'il était tâchait de faire du mieux qu'il pouvait. Il devait se dépêcher de trouver ces enfants qui s'occuperaient à sa place de Saori lorsqu'il s'éteindrait. Sa santé faiblissait et il doutait de pouvoir encore longtemps profiter des sourires de la petite fille.

Il monta à son bureau, au premier étage, et y déposa le contenu de sa sacoche. Des papiers que venaient de lui fournir le Grand Pope du Sanctuaire, au terme de leur longue entrevue. Des contrats très précis concernant les orphelins que Kido voulait mettre sous le contrôle du Sanctuaire, au moins pour que leur formation soit assurée. Après la rencontre avec le Sagittaire, le Japonais avait entrepris des recherches sur ce fameux Sanctuaire dont il lui avait parlé, et avait découvert qu'il s'agissait de ce qu'il avait pris pour un champ de fouilles inconnu. Un endroit secret et fermé au public, disposant de sa propre sécurité et échappant au contrôle de l'Etat et de l'Eglise grecs, où vivaient des chevaliers semblables à Aioros. Ceux qui l'avaient tué sûrement aussi. Il avait d'abord redouté d'y envoyer les enfants et de se faire connaître, et avait plutôt orienté ses recherches sur les camps d'entraînements, où le Grand Pope envoyait ses apprentis pour qu'ils deviennent des "chevaliers" dignes d'obtenir une des armures gardées au Domaine Sacré. Il avait pris contact avec certains "maîtres" vivant sur des îles éloignées de la Grèce, mais ceux-ci n'avaient pas paru enthousiastes à l'idée de recevoir en secret des enfants en plus de ceux qu'ils surveillaient déjà.

Et puis un jour, Mitsumasa avait eu la surprise de voir frapper à sa porte des hommes en costume noir strict envoyés par le Grand Pope. Il n'avait pas eu d'autres choix que d'expliquer ses recherches en leur donnant une version déformée de la vérité – mais qui leur avait suffi. Evidemment, le Grand Pope avait mis beaucoup de temps à se décider avant de le rencontrer. Accueillir une charge supplémentaire devait lui poser moult problèmes et constituer pour lui un caprice d'industriel étranger. Il n'avait pas fait le lien avec Athéna, du moins pour l'instant.

L'homme d'affaires s'assit à son bureau et parcourut les contrats successifs. Sa rencontre avec cet "Arès" avait été des plus solennelles et professionnelles, loin de l'image qu'il s'en était fait. Pourtant, il avait ressenti un malaise tout du long de l'entretien de trois heures, et cela ne venait pas seulement de son interlocuteur masqué. Tout cela lui semblait si irréel – le Sanctuaire, les chevaliers, Athéna – qu'il se demandait parfois s'il ne devenait pas fou et n'avait pas tout imaginé. Il avait accepté les conditions du Grand Pope et avait discuté avec lui des endroits où pourraient être envoyés les enfants. Le maître du Sanctuaire lui avait décrit brièvement les diverses possibilités, avant de lui demander si certains orphelins avaient montré des dons particuliers, surnaturels. Kido n'avait jamais eu le moindre écho dans ce sens. Cela avait ennuyé le Pope – comment déterminer quelle constellation, et donc armure, protégeait potentiellement chaque enfant, si son cosmos éventuel était endormi ? – avant qu'il ne propose finalement de laisser faire le Destin, en organisant des tirages au sort. L'idée macabre n'avait pas plu à Mitsumasa, mais il ne pouvait s'y opposer. Arès avait également bien insisté sur le fait que la majorité des enfants ne survivrait pas au traitement infligé lors des entraînements, avec une joie malsaine dans la voix. Kido se doutait bien que le Pope ne se préoccupait que de "ses" chevaliers, ceux dénichés par ses soins ; des enfants venus de l'étranger étaient plus une gêne pour lui, qu'il fallait évacuer d'un revers de la main. Puis, son interlocuteur avait demandé des nouvelles – pour la forme – de Saori, et là, Mitsumasa avait eu peur un instant. Il avait répondu aussi naturellement que possible, satisfaisant le Pope. Il n'avait pas eu l'air de soupçonner la véritable identité de la jeune enfant. Mais l'accord le liant dorénavant au Sanctuaire le mettait dans une situation instable. Pourvu qu'il puisse garantir le secret autour d'Athéna ! Pourvu que sa décision ne fasse pas de lui un bourreau pour la centaine d'enfants recueillie par ses orphelinats !

Le nombre d'orphelins l'impressionnait encore. Des enfants qui étaient arrivés à l'orphelinat, d'une façon ou d'une autre, mais dont il ne restait toujours aucune famille ou presque. Mitsumasa s'employait à ne jamais les voir, et à se montrer froid avec eux pour ne pas penser trop aux remords de les envoyer face à une mort presque certaine. Il voulait exaucer la volonté des dieux et d'Aioros quel que fût le prix à payer, et au plus vite ; il ne pouvait pas attendre que les chevaliers d'Athéna la rejoignent "naturellement". Le temps lui manquait ; son cancer le rongeait de plus en plus. Il ne pouvait confier à personne la vraie raison de ses recherches. Une quête qu'il devait mener seul, autant que possible. Son regard glissa sur l'armure d'or du Sagittaire. Il en avait fait modifier la forme en lui ajoutant des parties factices dans ses laboratoires d'ingénierie mécanique, afin qu'elle soit moins facilement reconnaissable. Il devait se montrer à la hauteur de cet adolescent qui avait sacrifié sa vie pour Athéna. Un jour… Un jour, les enfants survivants comprendraient ses actes…

– Grand-Père ! hurla soudain une voix stridente.

Mitsumasa eut à peine le temps de se tourner que déjà, Saori sautait sur ses genoux. Sa gouvernante, sur le pas de la porte, semblait mortifiée.

– Excusez-moi, monsieur Kido, elle n'a pas voulu attendre que vous ayez fini…

– Je fais ce que je veux ! commanda Saori. Tu n'as pas le droit de me donner des ordres !

– Ce n'est rien, mademoiselle Shizu, l'excusa Kido en la congédiant d'un geste de la main. Saori, je t'ai déjà dit de ne pas parler comme ça aux gens qui travaillent ici.

– Mais c'est vrai, grand-père, même Tatsumi le dit !

– On doit respecter les gens, Saori, et ne pas être méchant avec eux.

La petite fille croisa les bras d'un air fâché. Il n'aimait pas la réprimander, et lui parlait toujours avec douceur. On lui faisait parfois remarquer le caractère égoïste, égocentrique et pénible de Saori, et qu'il devrait être plus ferme avec elle. Mais comment aurait-il pu oser élever la voix ou lever la main sur une déesse ? Il s'employait à la gâter, sans doute trop, et cela avait des conséquences. Il n'arrivait pas à voir en Saori autre chose qu'une petite fille ordinaire. Peut-être avait-il l'illusion qu'Athéna, une déesse, était capable de s'éduquer toute seule.

Pour calmer la petite fille qui boudait toujours, il passa la main sur ses doux cheveux mauves.

– Saori, c'est une nouvelle robe ? Elle est très jolie, dit-il pour changer de sujet.

– Oui, c'est Tatsumi qui l'a achetée, elle te plaît ? sourit l'enfant qui oubliait déjà sa colère.

Elle sauta sur ses pieds pour montrer au mieux la robe qui faisait sa fierté, jubilant des compliments reçus comme n'importe quelle enfant de six ans. Tatsumi était un ami de son grand-père et son majordome attitré, et il avait proposé qu'ils fassent des courses pour le retour de Mitsumasa. Il avait eu une bonne idée.

– Ma chérie, j'ai encore beaucoup de travail, tu veux bien me laisser ? Je te verrai pour ta leçon d'équitation, d'accord ?

– D'accord, grand-père, concéda la petite fille. Elle vint donner une bise au vieil homme et ajouta un timide: Je t'aime, grand-père.

– Je t'aime aussi, Saori.

La fillette sourit puis quitta le bureau. Mitsumasa Kido eut du mal à supporter le vide qui venait de s'abattre brusquement dans la pièce, et se leva pour guetter par sa fenêtre l'apparition de sa petite-fille. Quelques orphelins jouaient sur les vastes pelouses de la résidence. Un petit garçon aux cheveux verts se blottissait contre un blond plus grand, pendant que deux autres, un brun et un aux cheveux bleu nuit, se battaient. Le spectateur blond encourageait les belligérants, jusqu'à ce qu'arrive un cinquième enfant, aux cheveux noirs mi-longs et l'air déjà très sérieux. Son arrivée interrompit les deux combattants, sans doute à la grande joie du brun qui avait le désavantage. Le moment fut bien choisi par le petit aux cheveux verts pour fondre en larmes. Aussitôt, le plus âgé des cinq enfants, le bleuté, abandonna son adversaire pour prendre dans ses bras le bout de chou qui continuait de plus belle. Mitsumasa Kido sourit à la scène. Ils devaient avoir le même âge que Saori à peu près, et étaient aussi attachants qu'elle… mais combien d'entre eux reviendraient de l'endroit où il les enverrait, dans un an ?

**************

Rendez moi l’insolence
D’un sage qui défie les rois
De l’enfant qui ne sait pas
Que vive la violence
Que je garde tout au fond de moi
Cette trouble inconscience
D’avant quand je ne savais pas

(…)

Rendez-moi le silence
Et de l’amour et de l’oubli
Et que cesse la souffrance
Qui fait de moi qui je suis…

Julie Zenatti – Rendez-moi le silence

L'enfant le regardait, hésitant. Il se tenait d'une main malhabile au pied d'une table de vieux bois qui lui servait de support. Oscillant parfois légèrement, il jetait des regards perdus à son jeune tuteur, l'appelant à l'aide sans mot. Mû ne se laissait pas attendrir. Il restait à distance de l'enfant, les bras ouverts, et l'appelait patiemment, l'encourageant à venir à lui seul. Le jeune enfant de dix-huit mois essaya de lâcher le pied de la table mais se sentant vaciller plus fort, s'y agrippa de nouveau avec force, des larmes menaçant de couler.

– Kiki, allez n'aie pas peur, viens vers moi, encouragea encore le Tibétain. Je ne suis pas loin, regarde.

Il s'approcha un peu pour rassurer l'enfant. Celui-ci retint ses larmes pour suivre de la tête le mouvement. Mû soupira. Kiki prenait du retard pour la marche. Il se tenait droit seul depuis quelques mois déjà, et crapahutait sans mal un peu partout à quatre pattes, mais il refusait de se déplacer sur ses jambes si quelqu'un ne le tenait pas. Pourtant, il avait assez de force pour ça, le Bélier le sentait.

– Pourquoi insistes-tu autant, Mû ? sourit Dohko, buvant un thé à une fenêtre.

– Je veux qu'il fasse un effort. Il n'y a que comme ça qu'il progressera. Je sais qu'il en est capable. Allez Kiki…

Le petit rouquin babilla quelques syllabes maladroites qui signifiaient apparemment son refus de bouger.

– Kiki…

– Sers-toi de ce qu'il aime, mon petit.

– Ce qu'il aime ?

Le Bélier chercha à comprendre ce que lui conseillait le vieillard. Kiki aimait beaucoup de choses… Les oiseaux, le bruit de la cascade, les sucreries que lui donnait la servante du Chevalier de la Balance… Les sucreries… Le Bélier réfléchit un peu et alla chercher une sucette dans le pot à friandises posé sur un étagère. Immédiatement, les yeux de Kiki brillèrent d'envie. Il savait reconnaître le bruit du papier d'une friandise déballée près de lui.

– Allez Kiki, si tu viens tout seul… Je te la donne, promit le Bélier en reprenant sa position et en montrant bien le bonbon à l'enfant.

Celui-ci sembla hésiter un peu mais la gourmandise fut la plus forte. Ses jambes mal assurées, il lâcha le pied de bois et avança lentement vers son tuteur, les bras écartés pour servir de balancier. Lentement il s'approcha de Mû qui l'encourageait, sous le regard amusé de Dohko. Lorsque l'enfant fut tout proche de lui, Mû l'aida en lui tendant la main, à laquelle vint s'accrocher une petite main potelée ravie de trouver un appui.

– C'est bien Kiki, tu vois que tu pouvais le faire, félicita le Bélier.

Le petit se nicha contre lui et tendit sa main libre vers la sucette promise. Mû sourit et le souleva dans ses bras pour s'asseoir sur une chaise proche, l'enfant sur les genoux. Il lui tint la sucette pendant que Kiki suçait le bonbon avec délice.

– Ce petit gourmand sera perdu par son ventre, s'amusa Mû en surveillant l'enfant, l'empêchant de tenir lui-même le bâton de la friandise pour qu'il ne s'étouffe pas avec.

– Au moins, il a marché seul comme tu le voulais. Tu ne devrais pas le forcer ainsi, certains enfants prennent leur temps pour grandir. Toi-même, tu n'as commencé à parler que très tard.

– Je n'ai pas envie qu'il ait du retard… Il en a les capacités, Dohko, alors je veux qu'il en profite.

Le vieux Chevalier d'Or regarda le Bélier qui veillait sur l'orphelin qu'il avait recueilli. Cela faisait un an maintenant que le Tibétain était revenu le voir, affolé, un nourrisson dans les bras. La servante de Dohko, qui était aussi la nourrice de la petite Shunrei, avait longuement appris à Mû à s'occuper d'un bébé, instaurant entre eux un curieux langage à base de signes – Mû ne parlant pas le chinois. Le vieillard avait vu le Bélier devenir un homme à une vitesse fulgurante pour être un bon père de substitution. A quatorze ans seulement, il se comportait autant que possible comme un adulte avec le jeune enfant. La tâche le dépassait parfois, mais il se taisait.

– Dis-moi, mon enfant, penses-tu t'occuper encore longtemps de lui comme tu le fais ? demanda-t-il lorsque le Bélier relâcha son attention.

– Bien sûr… Pourquoi cette question, Vieux Maître ?

– Tu es un enfant encore, et tu veux t'occuper d'un autre enfant alors que tu sais ta situation périlleuse. Le Sanctuaire n'est jamais loin de toi, Mû.

– Je sais mais il n'a que moi au monde. Comment pourrais-je le laisser ? Je peux le protéger maintenant que mes pouvoirs sont revenus, Dohko. L'imposteur ne lui fera rien. Il a trop besoin de moi et des connaissances atlantes de réparations des armures.

– Il pourrait se servir de lui pour faire pression sur tes épaules, justement. N'y as-tu jamais pensé ?

– Si… Mais…

Le Bélier regarda le bébé, qui leva les yeux vers lui en mangeant son bout de sucette. Mû lui sourit et passa une main dans les courts cheveux roux ébouriffés.

– Mais je ne peux pas le laisser, c'est plus fort que moi.

– Un enfant ne peut pas vivre normalement auprès d'un chevalier, mon petit. Que lui arrivera-t-il le jour où des assassins te seront envoyés, ou que la Guerre Sainte éclatera ? Il n'aura rien connu du monde et se retrouvera désemparé.

– Vous préféreriez que je le laisse dans un des orphelinats qu'il y a en ville ? Ces espèces de mouroirs où personne ne fait attention aux enfants ? Ce serait encore pire ! Au moins, moi je l'aime, je m'occupe de lui. Même si on ne peut pas être comme les gens normaux et que… que… la Guerre Sainte éclatera bientôt… Je lui apprendrai le monde, moi. Je lui montrerai des livres, des images, des films… Vous aussi vous pourrez lui parler de tout ce que vous connaissez. Il ne sera pas perdu quand il sera seul.

Dohko écouta l'adolescent lui parler avec conviction. Il croyait en ses paroles, même si la mort guettait son avenir. Peu avant d'être tué par l'imposteur qui avait pris sa place, le Grand Pope lui avait écrit une longue lettre fatiguée et empreinte de mélancolie. Dohko ne l'avait jamais montrée à Mû.

Lui et son ami Sion avaient entretenu une correspondance soutenue tout au long de ces deux cents trente années écoulées à attendre la résurrection d'Athéna. C'était leur seul contact ; il leur était interdit, en temps normal, de se voir. Sion devait veiller sur le Sanctuaire, Dohko, sur la prison de l'âme des 108 Spectres d'Hadès, l'ennemi de toujours de leur déesse. Le jour où le scellé qu'elle avait posé s'effacerait, ces créatures se libèreraient des Enfers où elles demeuraient et passeraient dans le monde terrestre pour investir leurs corps humains désignés, et lancer une nouvelle fois une offensive meurtrière. L'un des signes avant-coureurs de cette catastrophe était le rassemblement de plus en plus d'enfants au cosmos éveillé, destinés à devenir des Saints ; les douze Golds au complet constituaient une autre preuve de l'éminence de la guerre. Sion aussi l'avait su, mais vieux et fatigué, avait voulu se choisir un successeur. Il avait fait part dans sa dernière lettre de son désir de mourir l'esprit en paix, après avoir connu tant de joies et de peines. Il l'avait également prié de veiller sur Mû, lorsqu'il ne pourrait plus le faire. Il avait développé un trop grand lien affectif avec son disciple ; ce qu'il condamnait chez ses subordonnés, il n'avait pu s'empêcher de le faire. Il parlait toujours du Bélier dans ses lettres, faisant sourire Dohko. La Balance était sûre que Sion aurait fait un excellent père, s'il avait eu une famille. Cependant, la fin de la lettre avait été tristement prémonitoire. Le Grand Pope y avait abordé son hésitation entre deux candidats au poste : le Sagittaire Aioros et le Gémeau Saga. Il disait sentir quelque chose d'étrange chez le Gémeau, sans définir ce que cela pouvait être ; quelque chose se renforçant à mesure que la Guerre Sainte approchait. Son assassinat avait confirmé ses soupçons, et même s'il n'en avait pas parlé à Mû, Dohko pensait connaître l'identité du faux Pope…

Sous le pseudonyme d'Arès, se cachait peut-être le jeune Saga. Un adversaire bien difficile à combattre mais avec une force qui aurait été suffisante pour terrasser Sion. Sa violence étonnait le vieux Saint d'Or. Mû lui avait vanté la bonté du Grec, la première fois qu'il était venu se réfugier chez lui, se lamentant de sa disparition, attribuée à Aioros. Saga… Que t'est-il arrivé, mon garçon ?

– Dohko ? hésita Mû en le voyant plongé dans ses pensées.

– Pardon, mon petit… Je réfléchissais. J'ai bien entendu ce que tu disais. On dirait que tu es décidé.

– Oui, je le suis.

Dohko sourit, éloignant de ses pensées ses inquiétudes concernant Saga.

– Tu parles comme Sion, parfois.

– Mon maître aussi était très têtu, mais il savait faire les bons choix…

Malgré son sourire, le vieil homme vit la douleur qui était apparue sur le visage de l'adolescent. Celui-ci reprit un peu de contenance et releva la tête.

– Dohko… Il y a quand même quelque chose qui m'intrigue concernant Kiki. Parfois quand je le touche… Je sens quelque chose de bizarre dans mon cosmos, comme une chaleur ténue.

– Les Atlantes ont naturellement des pouvoirs psychiques et un cosmos éveillé, Mû. Tu ressens probablement celui de cet enfant.

– C'est un futur Saint alors ?

– Peut-être mais peut-être pas. Les gens de ton peuple sont très particuliers, mon petit. Sion avait senti ton cosmos alors que tu étais encore un tout petit bébé. Kiki est peut-être ton successeur.

– Dans ce cas… Il faudra que j'en informe le Sanctuaire…

Le Bélier se fit grave. Si le poupon dans ses bras devait un jour hériter d'une armure – certainement celle du Bélier –, il devrait être considéré comme un apprenti officiel, et pour cela, être présenté au Pope. Sinon, on le considérerait comme un usurpateur, et le rang de chevalier ou même l'accès au Sanctuaire, lui serait interdit. Il allait devoir affronter le meurtrier de Sion plus tôt que prévu. Il n'en avait guère l'envie… mais l'avenir de Kiki en dépendait.

– Mû, écoute-moi, souffla Dohko en sentant l'adolescent se tendre. Attends de voir si les pouvoirs de Kiki se développent suffisamment, et si son cosmos résonne avec celui de ton armure. Pour une raison que j'ignore, les Atlantes sont protégés uniquement par la constellation du Bélier. Tu verras alors s'il est destiné ou non à devenir Saint.

– Vous avez raison. Rien… Rien ne presse.

– … As-tu peur ?

Le Bélier le regarda, se mordant les lèvres. Il hésita un instant avant de murmurer un timide :

– Oui… J'ai très peur, Dohko… très peur de cet homme qui a tué Maître Sion.

– Reconnaître ses peurs n'est pas une faiblesse, mon enfant.

– Peut-être mais… rien que penser à lui me paralyse… Qui peut-il bien être ? Pour avoir réussi à tuer Maître Sion, c'est qu'il est très fort…

– … J'ai peut-être une idée sur la question, mais je préfère attendre d'avoir plus de preuves. Crois-moi Mû : si tu retourne un jour au Sanctuaire, tu devrais trouver la réponse par toi-même. Tu es plus puissant que tu le penses. Et l'imposteur doit avoir aussi peur de toi, que toi de lui.

Mû ne parut pas convaincu mais n'en souffla mot, se contenant de reconcentrer son attention sur Kiki qui gigotait sur ses genoux. Dohko perdit son regard vers la cascade gigantesque de Rozan. Le Sanctuaire était si loin, il était difficile à ses amis encore là-bas de lui faire parvenir des informations. Mais ils confirmaient ce qu'il avait dit au jeune Bélier : le traître – qu'il fût Saga ou quelqu'un d'autre – le craignait. Ses capacités psychiques hors normes étaient capables de briser n'importe quelle barrière mentale et de lire dans l'âme même des gens. Mû pouvait faire tomber le traître, aussi celui-ci, prudent, le gardait-il à distance en le terrifiant.

Tu verras, je suis sûr qu'il t'étonnera, Dohko.

Sion, mon ami, comme tu serais fier de ce petit...

**************

Shaka fredonnait doucement un chant nostalgique en parcourant son jardin. L'été était au plus fort de sa force et de sa chaleur, et le jardin du Temple de la Vierge se gorgeait de soleil. Des fleurs multicolores s'épanouissaient à perte de vue, jusqu'au pied des deux arbres surnommés Twin Sals – deux figuiers des pagodes (3) élancés parfaitement jumeaux. On disait que le Bouddha, au moment de mourir, s'était allongé sous eux paisiblement. Shaka n'était pas sûr que cette légende fût vraie – l'Inde était bien loin du Sanctuaire – mais le fait était que tous les chevaliers de la Vierge, d'une manière ou d'une autre, avaient fini leur vie près de ces arbres majestueux. Lui-même voulait y mourir, quand le moment serait venu. Tout ici était si paisible, d'une paix qu'il aimait et qu'il aurait voulu étendre au monde entier… Un rêve d'enfant bien naïf. En grandissant, il avait compris qu'il ne pourrait jamais exaucer ce vœu. Un homme seul ne changeait pas la planète. Mais un dieu… Peut-être qu'un dieu le pourrait. Aussi s'était-il fait un devoir sacré de protéger de toutes ses forces Athéna et son représentant, le Grand Pope. A défaut d'apporter la paix à tous, ils faisaient en sorte de ne pas aggraver la situation des plus humbles. Il avait aussi fini par prendre conscience de quelque chose, peut-être la raison pour laquelle l'humanité n'abandonnerait jamais la guerre. Les humains étaient trop enclins au Mal. L'effort devait venir d'eux, mais bien peu le faisaient. Et la tristesse et la souffrance perduraient. Quand il y pensait, Shaka méprisait profondément ces créatures trop faibles pour combattre leurs pulsions.

Il sentit un cosmos chercher le sien. Cela venait de l'intérieur de son Temple. Il revint vers les portes et les ouvrit. Comme il s'y attendait, Aphrodite attendait sagement derrière, son air impassible toujours sur le visage. Il leur avait fallu plusieurs semaines pour retrouver à peu près les mêmes relations qu'avant. Timidement au début, chacun avait fait un pas dans la direction de l'autre. Ils s'étaient retrouvés le matin pour méditer ensemble – du moins, Shaka méditait, le Suédois semblant préférer écouter la petite voix égrener ses mantras en contemplant la mer. Puis, ils avaient repris des contacts dans la journée. Finalement, ils prenaient de nouveau leur repas du midi ensemble. Toujours chez Shaka. Pour une raison qu'il ignorait, Aphrodite ne supportait plus le réfectoire. Il prétextait un estomac fragile mais la Vierge se doutait qu'il y avait plus. Cependant, il n'avait jamais plus posé de questions. Il avait noté quelques petites bizarreries du Poissons – sa manie d'éviter les foules, les contacts quelconques, sa tendance à rester cloîtré chez lui – mais ne s'en était plus inquiété. Après tout, même avant la mort de Cassiopée et l'événement mystérieux arrivé la nuit suivante, le Suédois avait ses humeurs et craignait qu'on l'approche. Shaka avait seulement pu lui arracher ces déjeuners au Temple de la Vierge, récemment. Presque un an de lutte pour y obtenir. Il aimait avoir de la compagnie dans sa Maison et cela l'épuisait moins que de monter jusqu'au Temple des Poissons. Et puis, il aimait penser que ça aidait Aphrodite à se relaxer un peu. Depuis un an, petit à petit, l'adolescent aux cheveux turquoise redevenait lui-même.

– Tu es à l'heure pour le repas, comme d'habitude, constata la Vierge en regardant l'horloge fixée au mur. Viens, allons à la cuisine.

Aphrodite hocha la tête en silence, son regard happé par le jardin qu'il entrapercevait derrière Shaka et dont les portes se refermaient lentement. L'Indien le remarqua et se tourna aussi. Le jardin des Twin Sals était son secret. Ces doubles portes massives décorées d'un lotus doré en était le seul accès connu, et de l'extérieur, il était presque invisible, malgré son étendue honorable. Jusqu'à présent, personne n'y était entré à part lui et son maître. Il alla doucement aux portes et les empêcha de se fermer en posant la main dessus.

– Tu veux le voir de plus près ?

– Est-ce que j'ai le droit ?

– … Je te le donne, acquiesça la Vierge en rouvrant l'accès au jardin.

Aphrodite y pénétra les yeux attentifs, découvrant cette étendue insoupçonnable et pourtant magnifique. Il fit quelques pas dans le tapis de fleurs et d'herbes qui recouvrait complètement le sol. Les paradisiers de Shaka voletaient de ci, de là, attrapant des insectes en vol. Ils avaient l'air bien ici. Le sien ne volait jamais dans la roseraie. Peut-être que cela lui manquait d'être ici ?

– Pourquoi tu caches cet endroit, Shaka ?

– Je ne le cache pas. Je ne dis pas qu'il existe, c'est tout. Je me sens bien ici. On n'a plus l'impression d'être en Grèce ou au Sanctuaire. Je n'ai pas envie que d'autres en profitent.

– Ça te rappelle ton pays, c'est ça ?

Shaka ne répondit pas. Aphrodite ne comprit pas que l'on pût être nostalgique de son pays de naissance. Que pouvait-on y regretter ? Tout y était noir et froid. Comme au Sanctuaire après tout. Tous les endroits où l'on souffre se ressemblent. Mais de certains, on ne peut pas s'échapper. Comme dans une cage. Le Poissons fit encore quelques pas, laissant les parfums floraux lui parvenir. On n'entendait que les vagues lointaines et le chant de quelques oiseaux. Quand on ne regardait pas le Temple, c'était vrai qu'on perdait complètement la notion d'espace.

– C'est toi qui t'en occupes ? demanda Aphrodite.

– Non. Ce sont eux, dit-il en désignant les arbres jumeaux. Ils transmettent leur énergie à la terre où ils sont plantés et ce sont eux qui font qu'il y a autant de verdure ici. Je n'ai rien à faire. On dit que le Bouddha a connu le nirvaña en étant allongé sous eux ; sa puissance a dû les imprégner et continue de rejaillir maintenant, et sur ceux qui entrent ici…

Le Poissons pouffa et tourna le regard vers la Vierge.

– Tu parles comme un livre, Shaka.

– Ils parlent bien, je prends ça comme un compliment.

– Mais ça t'empêche de voir la réalité.

– Que veux-tu dire ?

Aphrodite se détourna. Oui, le blondinet ne voyait rien. Et il ne verrait jamais rien, parce qu'il voulait rester aveugle. Il se sermonna. C'était une bonne chose. Il aurait voulu avoir la même force. Les cauchemars, il n'en faisait plus ; ses nerfs semblaient être redevenus contrôlables ; il arrivait à supporter qu'on le frôle sans frissonner. Son rêve obsédant s'évanouissait lentement. Pourtant, il gardait toujours une boule dans l'estomac, quelque chose d'amer qu'il n'expliquait pas. Il avait parfois encore l'envie de hurler, hurler au monde, sans savoir quoi crier. Sans vouloir s'en rappeler. Heureusement quand il était avec Shaka, il arrivait un peu à y oublier. Il dut sentir le froncement perplexe de sourcils de son ami dans son dos, car il se détendit un peu en fermant les yeux.

– Oublie ça, Shaka.

– Si tu veux… Tu pourras revenir ici.

– Tu as dit que tu ne voulais personne dans ton jardin.

– Toi, c'est différent.

– … Shaka… Si quelqu'un se sent mal mais sans savoir pourquoi, mais qu'il n'a plus de larmes… Comment fait-il pour aller mieux ?

– Il peut crier. Il le pourra toujours.

– Et s'il ne veut pas être entendu ?

– Il peut trouver un endroit où il n'y a personne, et où seules les fleurs l'entendront. Elles savent garder les secrets et la peine.

Shaka lui adressa un léger sourire. Ainsi, il lui donnait le droit de venir ici seul ? Il était aveugle… mais pour cette fois, Aphrodite s'en fichait.

Des coups tapés à la porte du jardin les firent se retourner. Un serviteur hésitait à avancer, peu rassuré devant deux Saints d'Or réunis, dans un Temple où il n'avait pas reçu l'autorisation d'entrer.

– Pardon Maître Shaka, Maître Aphrodite… J'ai un message important pour vous, Maître Shaka. Le Grand Pope vous fait demander.

– Pour quelle raison ?

– Il désire parler avec vous d'un voyage chez un guru pour approfondir vos connaissances psychiques… Je crois.

– J'arrive. Aphro, nous dînerons ensemble une autre fois.

– Très bien.

Il regarda l'Indien repartir avec le messager et les portes se fermer sur eux. Il était complètement seul à présent et ne put s'empêcher d'avoir un serrement au cœur. Le Grand Pope voulait éloigner Shaka ? Mais pourtant, il avait fini son entraînement depuis longtemps… Shaka avait déjà eu ce genre de voyages avant, mais c'était il y avait des années… Ses yeux bleus montèrent le long de la colline du Sanctuaire jusqu'au Temple du maître du Sanctuaire qui y trônait. Il frissonna involontairement. Un an qu'il n'y était pas retourné. Un an qu'il essayait de l'oublier. C'était vers Lui qu'il voulait hurler… Mais sans pouvoir le faire. Une parole donnée, ça ne se reprend pas… Ne pense plus à tout ça, à ce rêve idiot.

Il fit apparaître une rose rouge dans sa main pour en mordiller la tige. Il allait profiter d'être dans le jardin des Twin Sals pour se détendre un peu.

Cela avait été une bonne idée. Un voyage en Inde, aux sources du Gange, c'était une chose parfaite pour se renforcer, au contact des différentes spiritualités qui confluaient à cet endroit. Hindouisme, bouddhisme, animisme, islam, que des idées variées, souvent contradictoires, mais riches, chacune, en potentiel d'apprentissage. Un Chevalier d'Or de la Vierge, de par sa nature d'attaquant psychique, se devait de connaître le maximum de techniques mentales, et cela constituait une formidable opportunité. Son voyage allait le guider auprès d'un guru réputé pour son expérience, et il serait probablement assez curieux pour s'intéresser aux autres religions et leurs ésotérismes propres. Shaka était un élève doué et appliqué. Il avait acquiescé sans mal aux ordres du Pope – sentant peut-être qu'il n'avait pas le loisir de refuser. L'homme poursuivit sa marche, débarrassé de sa lourde toge qui l'encombrait tant la journée. La nuit, lorsque le Sanctuaire dormait, il était libre de parcourir le lieu avec un minimum d'accessoires, car il était difficile de le reconnaître dans la noirceur, et bien peu de chevaliers s'amusaient à errer dans les parages du Grand Escalier.

Son esprit était étonnement calme ce soir-là. L'Autre ne s'était pas débattu depuis un long moment, peut-être avait-Il disparu ou s'était-Il résigné à le laisser agir… Cela l'arrangeait, bien que leurs joutes orales lui manquassent parfois. "Arès" était seul dans leur corps ces derniers temps et l'ennui le gagnait de nouveau. Il passait beaucoup de temps sur sa vaste terrasse du toit du palais, contemplant le paysage immobile du Sanctuaire et de ses alentours durant des heures. Le bâtisseur de cet endroit n'avait rien laissé au hasard. On ne pouvait l'atteindre que par le Grand Escalier, et en contrepartie, le treizième Temple avait une vue imprenable sur toutes les Maisons du Zodiaque. Il distinguait très bien les bâtiments et ce qui les entourait, même si certains demeuraient à moitié cachés par les rochers – le Grand Escalier n'étant pas rectiligne, mais taillé en zigzag pour rallonger encore sa longueur. Ces longs moments de rêverie lui avaient entre autres permis de découvrir le jardin à l'arrière du Temple de la Vierge. Il n'avait jamais entendu parler de cet endroit, même avant de devenir Grand Pope. Intrigué, il avait fait quelques recherches dans ses archives personnelles concernant les Temples et avait fini par apprendre que ce jardin avait été ajouté des millénaires plus tôt, lorsque le Chevalier de la Vierge alors en poste avait été la réincarnation du Bouddha, et avait souhaité avoir un havre de paix. Athéna, peu contrariante, le lui avait accordé, faisant ramener d'Inde des boutures de l'Arbre de la Bodhi de Siddhârta. Deux d'entre elles, seulement, avait supporté le voyage, pour s'épanouir sous le soleil écrasant de la Grèce. Curieuse histoire… Mais le Pope devait reconnaître qu'il appréciait de contempler l'endroit et ces deux arbres colossaux. Quelque chose émanait d'eux, mais il ne savait pas quoi. Et puis, à force de regarder le jardin et le Temple, il avait fini par apercevoir Shaka et Aphrodite ensemble. Souvent. Sans cesse plus proches. Sans cesse plus insupportables. Une bouffée de jalousie avait saisi le Pope. Il avait demandé à ce qu'on surveille le Poissons et les rapports lui avaient confirmé que le Suédois reprenait son ancienne attitude au contact de la Vierge. Cela ne va pas se passer comme ça, ma petite poupée.

L'homme à la longue chevelure argentée pénétra dans le Temple joliment décoré et silencieux à cette heure. Il savait que le Poissons ne dormait pas ; une pâle lumière provenait du salon. A pas feutrés, il s'y glissa, perdant son regard sur la chevelure turquoise qui dépassait d'un fauteuil lui tournant le dos. Il étendit le bras pour caresser dans le vide cette image qu'il adorait. Il s'approcha jusqu'à frôler le fauteuil. Un sifflement le fit sursauter. Un oiseau venait de se poser sur le dossier du siège et piaillait en le regardant, les ailes à demi-ouvertes. Aphrodite se leva mais une main ferme l'empoigna par la nuque pour l'empêcher de s'échapper.

Il se sentit traîné de l'autre côté du fauteuil et fit apparaître quelques roses rouges. D'un coup aux poignets, Saga le fit lâcher prise et le colla à lui, dos contre son torse. Il lui saisit la gorge pour serrer légèrement et contenir ses soubresauts.

– Toujours aussi vif, ça me rassure, murmura-t-il, s'attirant un regard rageur mais où luisait déjà de la peur.

– Lâche-moi, sale…

– Chut, ne dis pas de vilaines choses, conseilla Saga en serrant fort la fine gorge, ou je vais devoir te punir.

Le Poissons suffoqua. Saga lui maintenait sans mal les poignets de sa main forte. Il ferma les yeux en sentant les lèvres du Pope sur son cou.

– Tu croyais que je t'avais oublié, Aphrodite ? Comment oublier ton corps, vraiment… Comment oublier le plaisir que tu m'as donné… Comment oublier la sensualité que tu dégageais… La saveur de tes cris…

Sa main glissa de la gorge du Poissons à son torse, le parcourant au rythme de son énumération. Aphrodite toussa et, sitôt son souffle à peu près retrouvé, tenta une nouvelle fois de se libérer d'un mouvement rageur. Saga le repoussa brutalement contre le dossier du fauteuil, bloquant douloureusement ses bras entre celui-ci et son ventre. Le Suédois contint un gémissement en mordant ses lèvres.

– Laisse… Laisse-moi, Saga… sinon je vais te…

– Tu vas quoi ?

Saga s'appuya davantage contre le dos de sa proie, lui écrasant un peu plus les bras. Des frissons nerveux apparurent sur le jeune corps.

– Tu ne vas rien du tout, Aphrodite. Je suis très mécontent, sais-tu ? Je ne t'ai pas oublié au cours de cette année. J'ai pensé souvent à toi, ma petite poupée… Mais toi, tu as oublié à qui tu appartiens…

Tu es ma petite poupée…

alors regarde et laisse-toi faire

Aphrodite secoua la tête en fermant les yeux. Ses muscles se raidirent. Non, non, ne pas y penser, tout ça était faux, tout n'était qu'un rêve ! De nouveaux baisers sur son cou et sa nuque lui provoquèrent des difficultés à respirer. Il sentait avec dégoût le corps de Saga s'appuyer contre le sien, sa main libre parcourir ses cuisses.

Tu es si mignon Aphrodite…

Tu vas te faire pardonner…

Non… Non, ça ne recommençait pas… Non… Il… Il devait se débattre !

– Je ne t'appartiens pas, Saga ! Laisse-moi tranquille ! cria-t-il en cherchant à se dégager.

Le Pope rit. Avec soulagement, le Poissons sentit la main rude quitter son corps… pour se ressaisir de sa nuque avec violence, serrant au point de faire venir les larmes aux yeux du Suédois.

– Tu es à moi, Aphrodite, tu le seras toujours ! C'est toi qui l'as décidé, le soir où tu es venu me trouver pour t'offrir à moi…

Non… C'est un mensonge… Le Poissons revoyait ces affreux miroirs. Il revoyait les images qu'ils reflétaient.

– … Je t'ai exaucé, je t'ai accepté. Je t'ai offert le pardon pour le meurtre de ton maître, je t'ai donné la possibilité de faire ce que tu voulais pour le venger. En échange, tu as accepté d'être mien, ma petite poupée…

…Des images si nombreuses… Des images où il se laissait faire… Cela s'était-il vraiment passé comme ça ? Non… Non ce n'était pas ça… Ça n'existait pas… Ça n'existait pas…! L'odeur du corps de Saga lui revint en mémoire. La boule dans son estomac devint plus lourde, son anxiété lui donna des hoquets. Le Pope lui tira douloureusement la nuque en arrière pour lui faire redresser la tête. Il approcha ses lèvres de son oreille :

– … Mais tu as été un vilain garçon. Tu crois que je ne t'ai pas vu avec la petite Vierge ? Tu crois que je n'ai pas compris que tu lui tournais autour ?

– Tu… Tu racontes… n'importe quoi ! Je ne suis pas comme toi… Shaka… est un ami, gémit le Poissons, en tentant de lui donner un coup de tête qui ne lui valut que plus de douleur.

– Un ami ? Que crois-tu qu'il pensera de toi le jour où il apprendra que tu as fait tuer Cassiopée, juste pour te venger de lui ? Il verra comme tu es sale, comme tu es un démon répugnant. Tu n'as pas d'amis, je suis ton seul ami, Aphrodite. Le seul qui restera toujours près de toi, le seul qui te désirera jamais.

Le Poissons ferma son esprit aux souvenirs qui affluaient. La peur et la douleur se faisaient de plus en plus fortes et elles sapaient ses forces. Dans un sursaut, il donna un coup de pied dans le genou de Saga. Celui-ci le lâcha dans un cri étouffé. Aphrodite en profita pour se dégager, les jambes tremblantes. Il courut vers la porte menant à sa roseraie mais fut rattrapé sans mal par Saga, qui le plaqua violemment contre la porte. Sa tête heurta le bois épais et le sonna presque.

– Tu as une sacrée énergie, ma petite poupée, murmura Saga avec un sourire. Mais tu n'as pas frappé assez fort, tu ne ferais même pas de mal à un enfant avec des coups pareils. Tu le sais pourtant… Je dois encore te dresser visiblement…

Saga coinça la tête du Poissons contre la porte, appuyant son avant-bras contre sa nuque. De l'autre main, il se glissa sous le T-shirt de l'adolescent pour caresser la peau de son ventre, glissant ses doigts sous la taille du pantalon. Il arracha de nouveaux frissons plus violents au Suédois et des larmes nerveuses. Le jeune homme avait le regard vitreux fixé dans le vide.

– Tiens-toi tranquille, ma petite poupée, susurra le Grec avec une douceur travaillée. Ne te débats pas, d'accord ?

Aphrodite avait le souffle court et mécaniquement, comme un robot, inclina légèrement la tête. Il respirait par à-coups, suffoquant à cause de sa terreur.

Après un moment qui lui parut interminable, les mains de Saga disparurent de sur son corps, le laissant choir à genoux au sol, une main appuyée à la porte. Il cligna des yeux et leva le regard sur son maître, dressé fièrement au-dessus de lui. Il le regardait avec un drôle d'éclat dans les yeux.

– C'est bien, tu es un brave petit.

Il avança la main pour la passer dans les cheveux soyeux. Le Poissons ne réagit pas, le fixant toujours de ses yeux apeurés. Ils entendirent soudain du bruit à l'extérieur. Quelqu'un approchait du Temple. Saga pesta intérieurement. Mieux valait ne pas prendre de risques et en rester là pour cette fois.

– Retiens bien la leçon et n'oublie pas à qui tu obéis, ordonna-t-il en se retirant.

Aphrodite le regarda s'éloigner et disparaître dans la noirceur du Temple. Shaka vint se poser près de lui dans un piaillement inquiet. Le Poissons tenta de se relever sans y arriver ; ses jambes étaient comme du coton, il n'avait plus de forces. Son estomac se tordit et il vomit un peu de bile, puis il essuya d'un geste rageur les larmes sur ses joues. Pourquoi n'avait-il pas réagi ? Pourquoi avait-il obéi sagement aux ordres de ce démon de Saga, au lieu de se défendre ? Il était un Saint d'Or ! Ses roses empoisonnaient et déchiquetaient tout ! Ses coups pouvaient dépasser la vitesse de la lumière s'il le voulait ! Il pouvait tuer n'importe qui ! Alors pourquoi avait-il été si impuissant et pitoyable ? Il sentit son estomac se tordre alors que l'odeur de Saga lui parvenait encore au nez. Il avait l'impression de la sentir partout sur lui, d'avoir encore la chaleur de son corps sur le sien.

Ma petite poupée…

Comme ton corps est doux et chaud…

Une douleur lancinante dans son corps, alors que le regard de Saga le transperçait…

Aphrodite retint un nouveau vomissement. Il… Il ne s'était pas laissé faire, non… Il ne le voulait pas ! Saga… Il ne pouvait pas lutter contre Saga… le Grand Pope… Saga qui régnait sur le Sanctuaire, que rien ne pouvait arrêter. La Force. La Force a la Justice. Sa Justice. Il était un assassin. Le Croque-Mitaine, la précédente Force à laquelle il avait été soumis, le lui avait dit. Il l'avait fait payer pour le meurtre de sa sœur. Les fautes étaient toujours punies. Il avait tué Lucas… Il avait tué son p… Alors Saga appliquait la Justice. Il le punissait. Il ne pouvait pas se plaindre. Il n'en avait pas le droit… Est-ce vraiment ça la Justice ?

Shaka vint se poser sur sa main, l'arrachant à ses pensées embrouillées. Il était perdu. Il parvint enfin à se relever, toujours tremblant. Ne plus y penser…Ne plus penser à rien… Il ne s'est rien passé… Sans en avoir conscience, le Suédois alla lentement vers sa chambre, peu assuré sur ses jambes.

Il n'avait pas remarqué que les pas à l'extérieur du Temple s'étaient depuis longtemps arrêtés et qu'une ombre se tenait immobile dans la roseraie, deux yeux brillants et presque noirs perçant l'obscurité. Il n'était arrivé là qu'après le départ de Saga et avait entraperçu le Poissons aller se coucher, suivi de son oiseau fidèle. Bizarre, il était seul… Il avait pourtant bien senti une présence avec lui alors qu'il s'approchait, curieux.

– Alors, tu fricotes avec quelqu'un, Princesse ? murmura Deathmask, curieux.

Il avait bien envie de découvrir qui était l'invité mystère qui lui avait échappé. Tout prétexte pour rabaisser son compagnon était bon à prendre. C'était peut-être pour ça que le Pope lui avait demandé d'avoir le Poissons à l'œil ces derniers temps. Il y avait l'air d'avoir un drôle de trafic autour de lui.

**************

Des coups sourds tapés à la porte le réveillèrent. Il geignit un peu en sentant le soleil l'éblouir alors qu'il ouvrait les yeux, et se redressa. Il avait dormi habillé et n'avait même pas fermé ses volets, s'effondrant simplement sur son lit lorsqu'il avait rejoint sa chambre. L'adolescent passa une main sur son visage pour se réveiller complètement. Un arrière-goût acide restait dans sa gorge sèche.

Les coups recommencèrent.

– Maître Aphrodite, hésita enfin une voix jeune. Maître Aphrodite, êtes-vous là ?

Le Poissons n'aimait pas que les serviteurs entrent dans son domaine privé, et ils le savaient. Le Sanctuaire en avait toute une armée qui veillait à la tenue des Temples et à l'approvisionnement. La plupart du temps, il s'agissait de jeunes hommes et filles venant de Rodario ou de villages un peu plus loin, et qui n'avaient de toute façon aucune autre alternative vu leur niveau d'instruction. C'était le Sanctuaire ou devenir agriculteur, éleveur ou mendiants. Au moins, en étant ici, ils étaient assurés d'une relative tranquillité, même si certains gardes, chevaliers ou apprentis s'en prenaient souvent à eux, pour se distraire et leur rappeler qu'ils n'étaient rien. Beaucoup d'entre eux gardaient un mauvais souvenir de Deathmask d'ailleurs.

Aphrodite ne répondit pas et se contenta d'aller ouvrir sa porte, découvrant une gamine qui avait encore le poing levé. Elle ne devait pas avoir plus de quatorze ans, minuscule dans sa toge salie par la poussière, ses cheveux noirs éclaircis par endroits par de longues heures passées sous le soleil brûlant. Aphrodite mit un instant à remettre son visage et aperçut un mince collier autour de son cou, où était inscrit son nom sur une plaque.

– Léto, que viens-tu faire ici ? demanda-t-il finalement.

– Pardon, maître, mais un messager est passé, il a laissé un message pour vous. Je croyais que vous étiez sorti quand je suis arrivée…

Le Poissons la dépassa sans sembler se soucier de ce qu'elle racontait. Cela lui revenait maintenant. Cette gamine analphabète, Léto, était arrivée quelques temps plus tôt au Sanctuaire. Probablement une fille de paysans dont les parents avait voulu se débarrasser. On lui avait assigné pour tâche le nettoyage des Temples du Verseau et des Poissons, deux fois par semaine, avec quelques autres comparses. Ces endroits étaient bien trop grands pour qu'un chevalier les gère seul. Il n'avait d'ailleurs pas le loisir de choisir les serviteurs qui lui plaisaient. Aphrodite avait un jour vu débarquer une Léto hésitante, balbutiant son histoire comme pour justifier sa présence en ces lieux, où elle se sentait clairement la non bienvenue. Voyant qu'elle n'obtenait aucune réponse, la petite s'était mise au travail et Aphrodite avait rejoint sa roseraie sans s'en occuper. La gamine était revenue les semaines suivantes, finissant par faire de petits monologues pour occuper le silence pesant. Un jour, Aphrodite s'était aperçu qu'elle était venue travailler alors qu'il était absent, comme pour ne plus le déranger. Elle avait fini par nettoyer seule et calquer ses horaires sur ceux du Poissons pour ne venir que lors de ses absences – tôt le matin, au midi ou en début d'après-midi. Il avait apprécié cette discrétion, même s'il n'aimait trop qu'un inconnu parcourt son Temple.

– Maître Aphrodite, voilà le message qu'il a laissé, ajouta la fillette en tendant le mémo au chevalier.

Celui-ci le prit et le parcourut rapidement. Presque sans surprise, le Grand Pope le mandait pour une mission. Il n'avait pas envie de se retrouver face au masque de Saga… même s'il n'avait rien à craindre. Puisque c'était le Pope.

– Maître, allez-vous bien ? s'inquiéta Léto en voyant ses mains trembler un instant.

– As-tu nettoyé aujourd'hui ?

– Oui, maître… J'aurais dû m'assurer que vous étiez sorti avant mais… s'excusa-t-elle, surprise du changement de sujet.

Le Poissons n'ajouta rien et fit apparaître une rose qu'il lui tendit ensuite. La petite la prit en veillant à ne pas effleurer la main du Saint d'Or, et lui offrit un timide sourire en remerciement. C'était le prix qui lui était offert pour ne pas gêner Aphrodite et n'être qu'une ombre lorsqu'elle était dans ce Temple. Une manière aussi d'indiquer aux gardes qui forçaient l'enfant à porter ce collier orné de son nom – pour qu'elle puisse recopier son nom au besoin, d'après eux –, qu'elle avait un maître qu'il valait mieux ne pas énerver. On se moquait souvent de l'androgynie du Poissons, mais sa réputation d'assassin, elle, prêtait moins à sourire. Léto savait qu'en portant cette modeste fleur sanguine sur elle, elle aurait moins de brimades au moins pour la journée. Elle ne savait pas si le Saint avait connaissance de cette protection – il avait l'air de considérer ce don comme la preuve qu'il remarquait son travail –, mais elle lui en était reconnaissante, même si en sa présence, il restait glacial.

– Pars maintenant, ordonna d'une voix atonale le Suédois.

Léto obéit sagement. Aphrodite se sentit plus serein une fois seul. Il supportait la présence de la fillette pour une raison qui lui échappait – peut-être lui évoquait-elle cette petite sœur qu'il n'avait jamais connue, cette jumelle qu'il avait dévorée comme un monstre. Elle était autrement plus rassurante que l'homme à qui il allait devoir prêter allégeance encore une fois.

La salle d'audience était toujours vaste et lumineuse. Elle n'avait guère changé depuis la dernière fois qu'il était venu. Heureusement pour lui, le Pope avait demandé sa présence en milieu d'après-midi et même s'il avait dormi tard dans la mâtinée, il put être à l'heure. Ne pas donner de prétexte supplémentaire à Saga… Faire que ça se passe vite. Shaka lui avait manqué au repas. L'Indien avait quitté le Sanctuaire le matin même pour ce voyage auquel l'avait convié le Grand Pope. Il n'avait pas dit quand il rentrerait, plutôt enthousiaste. Aphrodite avait eu du mal à partager sa joie, il ne voyait pas ce qu'il y avait de si passionnant à rencontrer des gens à l'autre bout du monde pour parler de ces choses que Shaka adorait, mais qui échappaient complètement au Suédois.

Aphrodite soupira en son fort intérieur et s'arrêta alors qu'il arrivait devant le trône vide.

– DM, pourquoi me suis-tu ?

Un petit rire narquois derrière lui. Le Cancer émergea d'une colonne, les mains sur la taille, pimpant dans son armure aux arrêtes dorées. Le Poissons ne se donna pas la peine de se retourner. Depuis quelques jours, il avait l'impression de sentir un regard sur lui, comme quelques années auparavant lorsque le Pope l'avait fait surveiller par le même Deathmask. Son instinct ne s'était pas trompé.

– Je ne te suis pas, je suis arrivé ici de bonne heure, alors j'ai eu envie de visiter, Princesse.

– Tu mens toujours aussi mal.

– Pourtant, j'ai bel et bien été convoqué par le Pope moi aussi. On va devoir encore bosser ensemble, quelle plaie.

– Pour une fois, nous sommes d'accord.

Le Cancer se porta à sa hauteur, le toisant avec ironie. Il était un peu plus grand qu'Aphrodite et se plaisait à profiter de ce maigre avantage. Il avait oublié à quel point sa proie était perspicace. Il se doutait qu'il finirait par être repéré, mais pas si vite. Il avait mis de la mauvaise volonté dans cette mission de toute façon : pas plus qu'autrefois, il n'aimait espionner ses pairs.

La porte latérale s'ouvrit et le maître du Sanctuaire parut dans une longue toge blanche. Les deux adolescent mirent genou à terre. Aphrodite ne put s'empêcher de frémir un instant et se força à regarder le sol sous lui, alors que DM suivait le Pope des yeux. L'Italien n'aimait pas être pris au dépourvu, même face à son seigneur. Presque aussitôt qu'il fut assis, comme dans un théâtre, les grandes portes d'entrée s'ouvrirent pour laisser passer des servants portant quelques urnes d'armure. Ils les déposèrent au pied du Pope, le saluèrent avec respect et se retirèrent. Aphrodite leva les yeux sur la curieuse offrande et frémit à nouveau : l'urne d'argent de Cassiopée était là.

– Saints d'Or du Cancer et des Poissons, je vous ai réunis pour une mission très particulière, commença la Pope de sa voix grave et légèrement déformée par son lourd masque. Je le déplore, mais il s'avère que certains chevaliers ne voient guère à l'effort et endommagent leurs armures. J'ai réuni ici deux armures qui demandent une réparation importante, ainsi que celle que vous avez ramenée il y a longtemps de votre mission en Asgard. Je vous donne pour mission de les emmener au Tibet, à Jamir, où se trouve la seule personne capable de les remettre en état.

Deathmask étouffa un grognement méprisant.

– Grand Pope, vous demandez à deux Chevaliers d'Or de faire de la manutention ? Je m'indigne, vous pouvez bien envoyer des gardes pour cette besogne.

Saga sourit derrière son masque. DM ne mâchait jamais ses mots, même face à lui. Il n'était pas le Lion de la Chimère pour rien. Il croisa les mains sur ses genoux.

– Evidemment que je le pourrais, mais cette réparation n'est qu'un prétexte pour rejoindre l'alchimiste qui se cache à Jamir. Vous le connaissez : c'est Mû, le Saint d'Or du Bélier. Il a fui le Sanctuaire depuis la rébellion d'Aioros il y a sept ans et depuis, je le soupçonne de préparer une traîtrise du même acabit. Il est resté longtemps introuvable et aujourd'hui encore, il refuse de se plier à mes injonctions de rentrer ici où est sa place. Je souhaite donc que vous deux alliez à sa retraite, et tentiez de le faire revenir. Vous en profiterez pour faire un rapport détaillé de ses activités, demeures, fréquentations et actes. Je veux que vous évaluiez sa dangerosité pour le Sanctuaire.

– Doit-on le tuer, Grand Pope ? s'enquit l'Italien, non sans un léger sourire.

– Non. Vous vous contenterez de le surveiller dans la mesure du possible. Mû est malheureusement le seul apte à réparer les armures d'Athéna et il nous est donc indispensable pour le moment. S'il s'avère qu'il prépare une attaque ou aide des traîtres, nous le ramènerons de force au Sanctuaire et réglerons son sort sans que cela nous mette en péril.

Il désigna les urnes à ses pieds.

– Vous veillerez à ce que soient réparées les armures de Cassiopée et du Lynx dans les plus bref délais. Leurs successeurs pourraient être trouvés d'ici peu et elles doivent être en état. Quant à celle de Cortez, Mû a pour consigne de la détruire. Nous n'y sommes pas arrivés avec des moyens conventionnels. Il pourra sans doute s'en charger mais je souhaite éviter qu'il ne la récupère pour servir à d'autres malfaisants.

Les deux Saints acquiescèrent sagement. La mission ne leur plaisait guère car tous deux gardaient un assez bon souvenir – quoique lointain – du Bélier et de sa douceur, et transporter des armures, même sous couvert d'espionnage, n'était pas très gratifiant.

Le Pope leur fit apporter un court rapport.

– Voilà les informations essentielles que vous avez besoin de savoir pour rejoindre Jamir. Il s'agit d'une région de haute altitude et froide, aussi vous y resterez plusieurs jours pour vous habituer et pouvoir agir au mieux avec Mû. Vous serez conduits jusqu'au pied du chemin menant à sa retraite par un homme de confiance. Mû tâchera sans doute de vous retarder par divers subterfuges, faites preuve de prudence et ne vous laissez pas attendrir par de vieux souvenirs. Vous aurez à traverser le "cimetière des armures" une fois à proximité de son repaire. Nous ne savons trop ce qu'il s'y passe, mais vous serez en danger mortel. N'hésitez pas à recourir à la force et à faire honneur à votre rang. Ne lui laissez rien soupçonner de la vraie raison de votre mission. Vous partirez dès ce soir à l'heure indiquée dans le rapport.

Il leur fit signe de se relever.

– Une dernière recommandation qui tombe sous le sens : vous avez interdiction d'ouvrir les Boîtes de Pandore de ces armures. Vous savez le danger qu'il y a à désobéir…

Aphrodite sentit le regard du Pope se poser sur lui.

– … même si je pense que Cassiopée ne serait pas mécontente de revoir un visage connu, ajouta le Pope avec un sourire dans la voix que perçut même le Cancer.

Le Poissons pensa à relever son regard pour montrer au maître du Sanctuaire qu'il ne se laissait pas impressionner, mais une peur sourde le saisit et il resta de marbre. Les yeux du Grand Pope le quittèrent au bout d'un moment.

– Vous pouvez vous retirer. N'hésitez pas à vous entraîner en vue de cette mission, les urnes peuvent peser lourd même pour des Saints d'Or expérimentés.

Aphrodite et Deathmask le saluèrent. Le Suédois tourna les talons le premier, mal à l'aise dans cette salle où il commençait à étouffer. Lorsqu'il quitta la pièce, il ne remarqua pas que DM ne suivait pas. Il était resté dans la salle, près du Pope qui se tourna vers lui en se levant de son trône.

– J'ai une mission supplémentaire, n'est-ce pas ? devina l'Italien avec un léger sourire.

– Exactement, tu continues de surveiller Aphrodite. Il est influençable encore et le Bélier tentera sans doute de l'amener de son côté. Tu me signaleras tout comportement suspect.

– Bien, Grand Pope, s'inclina le Cancer.

Il se retira à son tour. Le Pope ne le dupait pas : si le Bélier nécessitait une telle surveillance, c'était que le maître du Sanctuaire était pris à la gorge avec lui. En lui envoyant une escouade de deux membres de la Chimère, il voulait l'impressionner, le faire flipper même, et obtenir qu'il obéisse sagement, comme un petit chien bien dressé qui aurait oublié le goût du bâton de son maître. Le cas du Poissons le laissait plus perplexe. Il avait bien senti que des sous-entendus pas si innocents que ça s'étaient échangés lors de l'entretien, et qu'ils étaient liés à la surveillance exigée par le Pope. L'homme masqué semblait s'intéresser beaucoup à lui, curieux. Le choix de l'armure de Cassiopée n'était pas anodin, à toute évidence, et DM avait vu dans les yeux du Poissons une tristesse refoulée quand il avait vu l'urne. C'était peut-être la première fois qu'il percevait vraiment une émotion dans ce regard d'habitude si vide d'expression. Cela faisait une drôle d'impression. Il en découvrirait plus au cours de cette mission, certainement.

Cortez le traître n'avait pas eu tort sur un point : il se passait de drôles de choses au Sanctuaire. Mais du moment qu'il pouvait en tirer parti, cela ne dérangeait nullement DM.

**************

Le silence les entourait, alors qu'ils se reposaient au pied de quelques arbustes rachitiques.

Le voyage en avion avait été long, et celui en voiture, encore plus – bien que le Sanctuaire n'ait eu aucune difficulté à obtenir tous les laissez-passer possibles. Aphrodite et Deathmask avaient été pris en charge par Ahkmir Han, un employé du Sanctuaire travaillant dans un service social – ou ce qui y ressemblait le plus. Il gardait un œil sur les enfants des environs du village où il oeuvrait, Oma, et sur la retraite du Bélier. Oma en était le plus proche, un modeste village de cultivateurs posé le long des flancs des Hauts Plateaux du Tibet, à environ 5 300 mètres d'altitude. Depuis l'aéroport précaire de Moincêr, à la frontière entre l'Inde et la Chine, Ahkmir et ses deux passagers avaient roulé presque sans discontinuer jusqu'au village reculé que ne liait aucune route carrossable entretenue. Il fallait passer par d'interminables sentiers côtoyant souvent des ravins, poussant le vieux moteur de l'automobile dans ses retranchements lorsque la pente de la route devenait forte. Dans un grec hésitant, le Tibétain leur avait un peu présenté la région pour passer le temps, leur parlant de la beauté de l'Himalaya dont on apercevait les versants nord au loin, de la majesté des Hauts Plateaux dont le nom, trompeur, cachait un paysage fait de vallées encaissées dans des collines et montagnes rocheuses arides, autour desquels s'enroulaient souvent des nappes de nuages d'un blanc éblouissant. Il vanta longtemps la paisible existence que menaient les villageois dispersés dans ces contrées où l'armée d'occupation ne venait presque jamais, en raison des difficultés d'accès. On y préservait un mode de vie ancestral à base d'élevage de moutons, de réunions de village joyeuses après les dures journées de labeur, de bouddhisme et lamaïsme éthérés que rien n'avait pu ébranler.

Pour DM et Aphrodite, le constant était différent : le toit du monde leur paraissait un désert peu engageant, et ils avaient du mal à comprendre que des gens puissent aimer vivre ici. Les montagnes inaccessibles coupaient toute retraite vers des terres plus clémentes, barraient la route aux nuages porteurs de pluie et ravageaient le paysage. Tout était accidenté, bouleversé, comme secoué par une lointaine guerre. Il y avait peu de végétation, principalement des lichens et de l'herbe basse et jaunie, cassante, qui parvenaient à prospérer grâce au peu d'eau reçu lors des pluies fortes mais rares qui tombaient dans la région chaque année. De temps à autre, dans un ciel bleu toujours parcouru de nuages vaporeux, s'élevait un aigle dont le cri perçant retentissait partout. C'était le seul signe de vie que les deux adolescents eurent le loisir de voir sur la route, bien qu'Ahkmir leur certifia que de nombreux animaux vivaient ici. On entendait seulement le bruit du vent qui s'engouffrait entre les collines et les rochers, bourdonnement constant et bas qui évoquait le souffle lourd d'une créature vivante. Contrairement aux idées reçues, la seule neige qu'ils virent était celle qui recouvrait l'immense chaîne himalayenne. Le sol restait à nu en cette période de l'année, mélange de terre et de roches plus ou moins heureux.

Au bout de trois jours de route, l'équipage avait atteint Oma, et sur les conseils d'Ahkmir, les deux Saints y avaient attendu un jour de plus, le temps de s'habituer au manque d'oxygène. Cela n'avait pas été inutile. Les bourdonnements d'oreille, la fatigue et l'impression d'essoufflement avaient disparu. Les adolescents avaient pu reprendre leur route, seuls, chargés des urnes des armures et de provisions d'eau et de nourriture.

Ahkmir leur avait montré le sentier abrupt à suivre pour rejoindre Jamir, que l'on tenait pour être un lieu maudit où rien ne vivait, à part un démon – le surnom affectueux donné au pauvre Mû qui n'en méritait pas tant. Il avait précisé que le chemin les mènerait à l'endroit où il vivait, à condition qu'ils n'en dévient pas d'un seul mètre. Se perdre dans ces montagnes était facile et dans ce cas, personne ne les retrouverait jamais. Les Saints en avaient encore pour toute la journée à gravir la chaîne de montagnes à fortes pentes qui s'élevait devant eux. Ils avaient préféré ne pas utiliser leurs pouvoirs ; avec le manque d'oxygène auquel ils étaient tout juste habitués, trop d'efforts les épuiseraient vite, et vu la température basse de ces sommets, mieux valait ne pas s'affaiblir. Partis tôt le matin, ils avaient marché sans s'arrêter jusqu'à midi. Ils s'étaient alors accordés une pause pour déjeuner, et digéraient à présent, DM assis sur une rocher surplombant le vide d'un ravin bordant le sentier, et Aphrodite au pied des arbustes, appuyé contre l'urne de Cassiopée qu'il avait refusée de laisser à l'Italien.

Pendant que le Cancer s'allumait une cigarette, le Poissons posa la tête contre l'urne. Il sentait au travers du métal sombre une chaleur douce, semblable à celle qui émanait de son armure d'or. Il passa les doigts sur l'argent ouvragé. L'avant de la Boîte de Pandore portait la figure austère et grave d'une femme aux longs cheveux, qui ressemblait à celle qui décorait l'urne de la Vierge. Il avait presque la sensation de sentir les doigts de Lucas sous les siens, de parcourir les mêmes chemins que lui, de se rapprocher un peu de l'homme aux cheveux d'argent. Sa main découvrit soudain une poignée camouflée. Elle s'enroula autour. Il avait envie de revoir l'armure de Cassiopée. Il commença à tirer quand il reçut une petite pierre sur la jambe, qui rebondit avec un bruit mat sur son armure.

– Eh, t'as pas entendu ce qu'a dit le Pope ? lui lança le Cancer debout sur sa roche. On touche avec les yeux, pas avec les mains, alors range tes mimines trop curieuses.

– Tu crois vraiment à cette histoire de malédictions sur ceux qui regardent à l'intérieur ? C'est stupide. Si c'était vrai, on serait morts depuis longtemps.

– T'as rien compris. C'est un genre de système de sécurité pour protéger les armures du vol. Quand c'est pas ton urne que tu ouvres, ça te grille.

– Je n'y crois pas.

– Bon alors vas-y, ouvre-la, j'expliquerai au Pope comment il a perdu un chevalier bêtement, répliqua DM en haussant les épaules.

Le Poissons le toisa du regard. Le Cancer le défiait d'agir, un sourire sarcastique sur les lèvres. Lucas lui avait déjà parlé de cet interdit, mais Aphrodite n'y avait jamais prêté foi. L'ouverture d'une Boîte de Pandore tuerait celui qui le fait ? Qu'est-ce qui y provoquerait ? L'urne elle-même ou l'armure ? Pourquoi une armure ferait ça ? Et comment, surtout ? Ces choses n'étaient pas vivantes, ce n'était que des morceaux de métal immobiles et froids. C'était vrai qu'en ce moment, l'armure des Poissons émettait une douce chaleur pour le protéger des températures glaciales du Tibet, tout comme le faisait celle du Cancer, et qu'autrefois, il avait cru l'entendre chanter… Mais cela n'indiquait rien. Ce n'était pas une preuve suffisante. Même des draps de lit paraissent chauds au petit matin, parce que la chaleur du corps les a réchauffés. Les doigts d'Aphrodite hésitèrent néanmoins sur la poignée. Il y avait un léger doute quand même, le Cancer semblait trop pressé qu'il agisse pour que ce soit innocent. Il le menait peut-être en bateau – il était plutôt doué en bluff – mais il paraissait sincère. Et puis Lucas ne lui aurait pas menti à ce sujet-là… Même s'il avait menti sur autre chose…

Finalement, le Suédois opta pour une ouverture partielle. Si jamais il y avait quelque chose de vraiment mauvais à ouvrir les urnes, peut-être que ça serait rendu inactif ainsi. Il laissa la poignée à sa place et se contenta de la tourner délicatement, comme une clé dans un contact de voiture. Un demi-tour, un cliquetis à l'intérieur du métal. Silence. Deathmask quitta son perchoir et s'approcha, curieux de voir ce qui allait arriver. Aphrodite n'y prêta pas attention, tout concentré qu'il était sur l'urne. Il avait trop envie de revoir l'armure d'argent. Il se redressa sur les genoux et souleva le couvercle de la Boîte de Pandore qui s'était légèrement déboîté.

Il ne se passa rien d'étrange. Un instant, une sorte d'air glacial sembla émaner de l'intérieur, mais cela pouvait n'être qu'une conséquence de l'air du Tibet sur de l'argent massif. Aphrodite se pencha légèrement pour distinguer ce qui se cachait dans la pénombre de la boîte. Un visage d'une pâleur d'albâtre le regardait, ses yeux opalins luisant faiblement. De longues larmes d'un rouge terne coulaient sur les joues du masque. Le Poissons n'avait jamais vu l'armure de Cassiopée sous sa forme de totem. La femme hautaine qu'elle représentait, assise les mains sur ses genoux, dégageait un léger malaise. Une figure immobile comme une statue, figée dans sa pose. Le casque et certaines parties des bras et des parties pectorales étaient fissurées, et tout semblait pâle, terne – hormis les deux yeux qui reflétaient la lumière extérieure.

– Shaka disait que la boîte de Pandore vient de la mythologie…

– Ouais, tu connais pas tes classiques ? "Une boîte fut confiée à Pandore, la première femme, qui contenait tous les maux de la Terre. Elle viola l'interdiction de ne pas l'ouvrir et tous les malheurs s'en échappèrent. Quand on referma la boîte, il ne restait à l'intérieur que l'Espoir." Chouette, ce genre d'armes de destruction massive.

– L'Espoir est resté dans la boîte ? répéta doucement Aphrodite en continuant à regarder l'armure qui le dévisageait. Alors les armures… seraient cet espoir ?

Il avança la main et effleura les pointes du caque de Cassiopée, en suivant les courbures et les fissures jusqu'au masque au visage si inexpressif.

– Non, c'est une erreur d'interprétation, Princesse. Réfléchis. La légende dit que les maux qui se sont échappés de la boîte, sévissent sur la planète maintenant. Mais puisque l'Espoir est resté enfermé, c'est qu'il n'existe pas ici bas, conclut le Cancer en tirant une dernière bouffée sur sa cigarette.

Il écrasa le mégot contre un des arbustes desséchés.

– Vraiment, tu crois ? ânonna le Poissons comme s'il n'avait écouté que d'une oreille. Il passa les doigts près des yeux de Cassiopée sans oser les toucher et pensa : L'Espoir est mort, on dirait. Il n'y en a plus…

– En tout cas, on a maintenant la preuve que c'est des conneries, cette histoire d'urne.

– Tu n'y croyais pas toi non plus, reconnais-le.

– C'est vrai, suffit de réfléchir : comment Mû les réparerait, s'il peut pas les ouvrir ? Allez, referme-la, on lève le camp. Je commence à cailler.

Le Cancer s'éloigna vers les deux autres Boîtes de Pandore qu'il avait laissées plus à l'écart. Aphrodite n'avait pas quitté des yeux Cassiopée. Privée de son maître, elle avait dépéri. Il repensait à la première fois où il avait vu Lucas la portant. Il avait fallu plusieurs minutes au Saint d'Argent pour réussir à calmer le gamin terrorisé qu'il était, et lui expliquer qu'il n'avait rien à craindre ; Aphrodite avait immédiatement associé cette curieuse tenue à un entraînement à venir. Il ne se souvenait plus de ce que lui avait dit le Suédois exactement, mais ça l'avait un peu tranquillisé, même s'il n'avait jamais aimé voir le Saint d'Argent face à lui, et non plus le simple Lucas. Peut-être que le Suédois avait pensé la même chose, lorsqu'il avait vu Aphrodite portant son armure…

Le Chevalier d'Or secoua doucement la tête. DM l'attendait. Il referma doucement le couvercle de l'urne et remit la poignée dans sa position d'origine, la re-scellant. Ils avaient déjà accompli la moitié du chemin à peu près. Jamir n'était plus très loin. Il chargea la Boîte de Pandore sur ses épaules, calant bien les lanières de cuir pour qu'elles ne soient pas cisaillé par ses épaulettes tranchantes, et partit rejoindre l'Italien.

Vers la fin de l'après-midi, les deux adolescents parvinrent à un paysage qu'ils n'auraient pas imaginé voir là. Le chemin qu'ils suivaient, après s'être divisé de nombreuses fois, s'enfonçait dans une faille haute, à flanc de montagne. Cela ressemblait à une caverne qui se serait déchirée en deux avec le temps. L'air y était plus rare encore qu'à l'extérieur, mais une fois qu'ils l'eurent traversé, ils s'aperçurent qu'il s'agissait en fait de l'ancien lit d'un torrent. Le cours d'eau sauvage, peu large mais nerveux, léchait la sortie de la faille avant de dévier vers un à-pic tout proche. Son cours avait probablement changé avec le temps. Les Saints en profitèrent pour boire un peu de l'eau douloureusement froide, puis reprirent leur route. Le long du torrent poussait quelques arbustes bien différents de ceux qu'ils avaient vu jusque là. Leurs feuillages verdoyants, bien que légèrement gelés, juraient avec la neige éparse les entourant. Quelques petits arbres étaient parvenus à pousser de ci, de là, le long du sentier qui suivait la courbure naturelle de la faille, qui s'élargissait et s'aplanissait rapidement. La végétation dense se poursuivait sur encore une centaine de mètres, avant de disparaître. Une légère brume était apparue. Il s'agissait certainement de nuages, vu la haute altitude où s'élevait ce plateau.

– C'est bizarre, toutes ces plantes ici, pensa tout haut le Cancer en continuant sa marche.

– Peut-être que c'est Mû qui…

– Non, y'en a qu'un qui a un cosmos qui réagit avec les plantes, et je parle avec lui en ce moment. Le froussard n'y est pour rien.

Tout en poursuivant le long du sentier un peu plus marqué qu'avant, DM fit taper ses talonnettes d'armure contre le sol à plusieurs reprises, jusqu'à ce qu'un son différent le fasse arrêter. Il tapa au même endroit et gratta du bout du pied la surface de terre durcie, dégageant un bout de dalle visiblement très ancienne.

– C'est plus en plus curieux. On dirait que c'était un chemin dallée ici.

– Et alors ?

– Tu ne t'intéresses vraiment à rien, Princesse, soupira le Cancer qui reprit sa marche.

Lui était fasciné par cette petite découverte. Le Tibet était peu habité et les seules constructions solides non faites de pierres grossières étaient les lamaseries, plus au sud et à l'est. Il savait pour s'être un peu documenté avant son départ qu'il n'y en avait pas dans la région, et les maigres villages qu'ils avaient traversé en arrivant n'étaient bâtis qu'en pierres grossièrement assemblées, recouvertes d'isolants naturels. Alors que cette dalle enfouie avait sonné d'une façon bizarre quand il avait tapé dessus, comme du béton ou certains murs proches du marbre au Sanctuaire. Une roche trafiquée probablement, mais par qui ? Les gens qu'ils avaient rencontrés ne leur en avaient jamais parlé, et la terre de Jamir passait en prime pour être déserte depuis toujours. Tout cela titillait son instinct. Cette marche à pied et l'ensemble de cette mission étaient ennuyeuse ; un peu de surnaturel n'était pas de refus pour occuper son esprit.

Les adolescents continuèrent, s'enfonçant dans un brouillard de plus en plus dense. Le sentier contournait un large pan de montagne écroulé. Lorsqu'ils l'eurent franchi, ils eurent du mal à voir à plus de deux mètres devant eux. Ils ne distinguaient plus que des ombres dans le lointain. Une brise toute proche leur indiquait néanmoins qu'un ravin n'était pas loin. Perdu dans ses pensées, DM marcha sur quelque chose qui se brisa avec un bruit d'arbre sec.

– DM, arrête-toi, commanda Aphrodite derrière lui.

– Tu vas pas pleurer pour un morceau d'arbre, non ?

– Ce n'est pas du bois, c'est un bras.

– Hein ?

Le Cancer baissa les yeux. Un avant-bras humain squelettique était effectivement en miettes sous son pied, portant encore un reste disloqué d'armure. En observant plus attentivement autour d'eux, les deux adolescents virent alors la multitude de cadavres que dissimulait le brouillard. Des squelettes paraissant très âgés, portant tous des lambeaux d'armures, s'entassaient au sol ou restaient empalés sur les parois rocheuses alentour, transpercés par des pics de roches aiguisés. Un véritable carnage qui fit frissonner Aphrodite. DM, lui, restait impassible, détaillant les cadavres d'un air circonspect.

– Ça doit être ça, le "cimetière des armures" dont parlait le Grand Pope, souffla le Poissons mal à l'aise.

– Sans doute… Je dois dire que j'imaginais Mû beaucoup plus pacifique, il lui a poussé une sacrée paire de couilles depuis sa fuite, dis donc, sourit le Cancer en s'accroupissant à côté d'un squelette, qu'il parcourut de la main comme s'il le fouillait.

– DM, il ne faut pas toucher des morts.

– Lâche-moi avec ta morale. Qu'est-ce que tu veux que ça leur fasse maintenant ? Ce n'est pas différent de quand on tue des traîtres et qu'on tripote leurs cadavres pour s'assurer qu'ils ont leur compte.

Quelque chose intriguait Deathmask, mais il n'arrivait pas à dire quoi. Ce n'était qu'une vague impression mais très tenace. Comme si son sixième sens lui disait qu'il y avait quelque chose à voir derrière tout ça.

Vous qui vous avancez ici, faites demi-tour ! ordonna une voix sourde et résonnante.

Les deux Saints se tournèrent dans sa direction, sur leurs gardes. Des feux follets venaient d'apparaître autour d'eux, se réfléchissant légèrement au brouillard humide enveloppant tout. Ils allaient et venaient comme mus par leur volonté. Des crânes s'y devinaient.

Ceci est le domaine de Mû de Jamir ! Partez, ou vous mourrez.

– Mais s'ils sont assez fous pour venir ici, nous pouvons les dévorer tout de suite… répliqua une seconde voix.

– Ils auront eu ce qu'ils méritent , rit une troisième.

– Super, t'as vu ça, Princesse ? Mû nous offre un spectacle son et lumière ! plaisanta DM, ravi d'avoir de l'animation.

Tu es bien bavard, mais tu n'auras pas de deuxième chance ! Pars, demi-portion ! Cette terre est interdite aux humains ! hurlèrent les trois voix.

D'autres feux follets apparurent au-dessus des squelettes. Aphrodite fit apparaître une rose qu'il mordilla pour calmer une montée de stress. Etrange… Les Saints se jetèrent un regard. Ils pensaient la même chose. On les voit mais on ne sent pas leur présence.

– Les humains doivent dégager ? Ça tombe bien, on n'est pas des humains, mais des demi-dieux.

Des demi-dieux ? Ah ah ah…

– Ces gamins sont des chevaliers ?

– Leurs armures sont plus grandes qu'eux.

– Un Saint reste un humain.

– Et les humains doivent partir. Mû ne les aime pas.

Les feux follets s'enfoncèrent dans les squelettes alentours à un signal muet. Aussitôt, les ossements frissonnèrent et se redressèrent dans un crissement strident, formant une haie d'honneur se perdant dans le brouillard. Ils avaient grandi ; ils étaient à présent semblables à des géants brinquebalants, leurs visages grimaçants tournés vers les deux adolescents à leurs pieds.

– Mû ! appela DM avec un sourire. Tu nous les casses avec ton tour de magie, montre tes fesses avant qu'on casse tes marionnettes ! Tu nous berneras pas avec des illusions !

Les squelettes rirent en claquant leurs dents.

Mû n'est pas ici. Il réside à la tour de Jamir, au bout de notre allée. Il est facile à trouver.

– Mais pour ça, vous devez passer.

– Si vous y arrivez, bien sûr.

Nouveau concert de claquement. L'ensemble faisait penser à des corbeaux claquant leur bec.

– DM, ils ne sont pas là. On ne sent rien, on n'a qu'à continuer.

– Vrai.

Ils s'avancèrent, gardant à l'œil leurs curieux compagnons qui les suivaient en inclinant la tête. Aphrodite mordilla plus fort la rose qu'il avait coincé dans ses dents. Il ne sentait pas la présence de ces choses, mais leurs regards perçants, eux, étaient bien là. Quelque chose n'était pas normal. Des illusions ne pouvaient produire cet effet…

Attention

Le Poissons fit un saut de côté, évitant de peu un violent coup de poing de l'un des squelettes.

Je te protègerai

Ils sont là

– Merde, ce sont pas des illusions comme les autres, jura DM en se retournant.

L'allée de squelettes se regroupait rapidement autour d'eux. Les deux Saints se rapprochèrent.

– Le coup a endommagé le sol… Comme c'est possible ? Ils n'émettent rien !

– Je sais, Princesse, relaxe. On va leur montrer qu'on n'est pas des petits joueurs.

Le poids des urnes les handicapait, mais l'adrénaline qui commençait à affluer dans leur corps leur fit oublier ce détail. Ils s'élancèrent chacun dans une direction, Aphrodite vers l'avant, DM vers l'arrière. Les squelettes contre-attaquèrent immédiatement, rapides et puissants.

– On va voir Mû, que ça vous plaise ou pas, les sacs d'os ! Vagues d'Hadès !! cria DM en frappant de plein fouet trois des squelettes.

Ils s'écrasèrent contre la paroi rocheuse mais les os, comme aimantés, rampèrent les uns vers les autres et se reconstituèrent.

– On ne peut pas les détruire, ils se relèvent ! prévint Aphrodite en se retournant. Il évita une nouvelle attaque: Comment on s'en débarrasse ?

– Comment tu veux que je le sache ? Improvise !

Nous sommes déjà morts, chevaliers !

– On ne peut pas nous tuer une seconde fois.

– Laissez-vous mourir et vous ne souffrirez pas.

– Cause toujours, tu m'intéresses ! coupa le Cancer en envoyant s'écrouler un des géants d'un coup de poing dans les genoux.

La créature se releva encore. Deathmask réfléchissait à toute allure. Il devait y'avoir un moyen de vaincre ces choses. Les attaquants repoussaient les deux Saints toujours plus avant, devenant de plus en plus belliqueux. Ils les forçaient à bouger en permanence.

Vous n'êtes pas d'ici.

– L'air des montagnes vous achèvera.

Le Cancer n'aimait pas le reconnaître, mais les squelettes avaient raison. Bien que résistant, le froid et l'oxygène rare commençaient à l'essouffler. Ils étaient mal barrés.

– Par les roses piranhas !!

Les squelettes tombèrent en miettes. D'autres les remplacèrent sans attendre, forçant Aphrodite à faire plusieurs sauts en avant pour leur échapper. Le brouillard était encore plus dense ici, mais aussi plus lumineux. Il avait réussi à n'avoir plus d'ennemis derrière lui. Deathmask se démenait à l'arrière, usant de sa force naturelle de chevalier pour repousser les créatures. Mais le Suédois n'avait pas la même puissance. Il ne pouvait compter que sur ses amies. Et il s'épuisait peu à peu. Le froid ne lui faisait rien, mais il avait l'impression d'étouffer peu à peu.

Tu ne vas pas fuir éternellement, ce n'est pas digne d'un chevalier.

Le Poissons ne répondit pas, suivant des yeux la reconstitution des squelettes qu'ils avaient réduit en poussière avec ses roses noires quelques instants auparavant. Ils se dressaient à nouveau sans dégâts, comme s'ils n'avaient jamais reçu l'attaque.

– Mais qu'est-ce que vous êtes ? murmura le Suédois pour lui-même.

Nous sommes des chevaliers morts ici et dont l'esprit sert Mû. Nous ne laissons personne le menacer.

– Et tu vas nous rejoindre !

– Nous devons le voir, des armures sont à réparer, c'est son travail.

Nous voyons en vous deux, vous venez le tuer.

– Vous mourrez ici.

– Par les roses piranhas !

Les squelettes les plus proches s'écroulèrent, aussitôt remplacés. DM était en train de revenir à sa hauteur. Le Poissons fit quelques pas en arrière. Le brouillard n'aidait pas à se battre, comme s'il cachait quelque…

Il se sentit glisser en arrière.

Saute

C'est un mensonge

Il reprit son équilibre et put bondir en avant pour se mettre en sûreté. Il se retourna. Il y avait un gouffre caché par le brouillard, c'était certain. Un mouvement près de lui. Les squelettes écrasaient leurs poings vers lui.

Nous te protègerons

Dors dans nos bras

Les bras osseux s'enfoncèrent dans la terre, dispersant un nuage de pétales de roses rouges qui avait eu vaguement forme humaine. Les pétales recouvrirent le terrain, désorientant les créatures massives qui ne voyaient plus leur adversaire.

Soyez prudents, ne quittez jamais la route, jeunes chevaliers.

Akhmir les avait prévenus. Tout était mensonge. Aphrodite ouvrit les yeux, baigné dans un monde étrange. Tout était rouge, mouvant en permanence comme une peinture sans cesse refaite. Il était debout sur le sentier qu'ils avaient suivi avec DM depuis le lever du jour. Sur sa gauche, il distinguait les deux hautes parois rocheuses qui marquaient l'entrée du cimetière des armures. Le Cancer s'y agitait, petite masse orangée qui menait une étrange ballet contre des ennemis invisibles. Sur sa droite, le Poissons voyait le chemin qui se poursuivait, très étroit, jusqu'à deux nouvelles parois. C'était un pont. Le vide était tout autour. Là où il avait failli tomber. Il ne voyait plus les squelettes. C'était eux le mensonge. Tout ça n'existait pas.

Il fit un pas vers DM ; son corps, léger, si léger qu'il le sentait à peine, sembla flotter. Il fit un autre pas et fut tout proche du Cancer qui se battait toujours. Il se retourna et fit apparaître une rose rouge qu'il lança de toutes ses forces de l'autre côté du pont. Elle se ficha dans la roche. Immédiatement, son champ de vision redevint normal, les squelettes réapparurent.

– Mais qu'est-ce tu fous là ?

– Suis-moi, tu avais raison, c'est une illusion.

Le Poissons avait l'air convaincu et ne se souciait plus des squelettes. Il partit en avant, courant et évitant les attaquants macabres. DM en étala un de tout son long et suivit l'ombre filante. Les squelettes faisaient claquer leurs dents sans arriver à les ralentir.

Ils arrivèrent à la hauteur de la rose d'Aphrodite. Elle semblait flotter dans l'air, tant le brouillard était épais. Le Poissons l'arracha de la roche.

– Nom de Dieu, mais c'est qu'il est futé notre Bélier… siffla le Cancer en se retournant.

Les squelettes avaient disparu. La brume se dispersa comme soufflée par un ventilateur et laissa apparaître le pont étroit qu'ils venaient de franchir. Il ne devait pas avoir plus d'un mètre de large pour une cinquantaine de mètres de long. Il était facile d'en tomber et de s'écraser sur les pics rocheux acérés qui se dressaient plus bas. Quelques cadavres, portant ou non des armures, y avaient échoué. Le Poissons reprenait son souffle en regardant les sommets avoisinants. Il n'avait pas envie d'étudier les pratiques d'empalement du Bélier comme DM. Tenait-il tant que ça à sa tranquillité ? Etait-ce vraiment le même Mû que celui qui était ami avec Shaka autrefois ?

Le Cancer fit quelques pas sur le pont pour distinguer les carcasses à l'entrée, qui avaient repris leur place.

– Ce sont des fausses, on le voit maintenant. Les os ont la même couleur que la roche. C'est juste des sculptures.

– Mais pourtant, les lumières, les voix… et ils bougeaient…

– C'était ça l'illusion. Je crois pas aux fantômes. Je suis le Saint de la Mort, j'ai accès à son monde et crois-moi, les esprits, ça n'existe que dans les films. Leur manière de se relever, de parler, de se déplacer, tout ça, ça clochait. On aurait dit des robots dans une foire. Ce qu'on voyait, c'était des mirages très réalistes. C'est pour ça qu'on ne sentait rien, mais qu'ils nous cognaient quand même. On devait se taper tout seuls contre les roches et les faux squelettes qu'il y a tout autour.

– Peut-être. Mû nous le dira. Il ne doit plus être loin.

– Ouais, grouillons-nous, j'ai hâte de le remercier pour cet accueil chaleureux.

Le Cancer reprit la tête de l'expédition, suivi par un Poissons perplexe.

Quelques minutes leur suffire avant d'arriver à leur but.

Au sortir de la nouvelle faille, le chemin menait directement à une corniche au-dessus du vide, au bout de laquelle se dressait une pagode richement ornée haute de cinq niveaux, sans porte d'entrée. Le sentier se divisait en deux et suivait les roches, par la gauche et par la droite, au début de l'esplanade, pour redescendre dans les montagnes et plateaux alentours. En se concentrant, les deux Saints d'Or purent distinguer sur certaines parois des colonnes et des monceaux de ruines, perdus dans les roches. La tour de Jamir n'était pas un monument unique. Sans qu'on leur dise, ils se doutèrent que le chemin dallé trouvé plus tôt était du fait de ceux qui avaient bâti les anciens bâtiments de Jamir. L'endroit, bien que désertique, était plutôt beau.

DM porta ses mains en porte-voix.

– Mû ! Montre-toi maintenant, le petit jeu est fini !

Il fit brûler son cosmos pour indiquer qu'il ne plaisantait pas.

Ils sentirent bientôt un cosmos doux et étrangement chaleureux émaner de la tour et se matérialiser devant eux. Mû apparut, engoncé dans de chauds vêtements d'hiver, ses longs cheveux lavande soigneusement nattés. Il observa ses deux anciens compagnons sans surprise.

– Je pensais bien que le cimetière ne vous retiendrait pas longtemps. Vous ne me l'avez pas trop détruit, j'espère ?

– T'es culotté de demander. T'aurais pu nous épargner ça, attaqua DM.

– Désolé mais je ne le contrôle pas, c'est un système de défense ancien sur lequel je n'ai pas de prise.

– Tu ne me feras pas avaler ça.

– Probablement que vous préféreriez avaler quelque chose de chaud, non ? détourna le Bélier en gardant son léger sourire. Allons à l'intérieur, vous m'expliquerez toute cette histoire d'armures à réparer.

Les deux acquiescèrent en silence. Du repos ne leur ferait pas de mal. Mû posa ses mains sur eux et les téléporta à l'intérieur de la tour.

– La tour de Jamir est parfois appelée "le palais" parce qu'il y en avait un qui s'élevait ici du temps où ce n'était pas désertique. La corniche s'est effondrée, et il n'en reste que le donjon maintenant, mais c'est bien suffisant pour vivre. Le cimetière des armures date de ce temps-là.

Le Bélier leur servit un thé tibétain. DM l'avala sans mot dire, le Poissons mit un temps à s'habituer au breuvage un peu particulier, mêlé de lait de yack. Mû parlait pour occuper le silence pendant qu'il servait ceux qu'il considérait comme des invités. Il avait l'air heureux de revoir des Saints d'Or.

– C'est le Grand Pope qui vous envoie, n'est-ce pas ? demanda-t-il en s'asseyant. Il désigna les urnes posées sur une table le long du mur : Ce ne sont pas les vôtres.

– Oui, mission officielle : tu dois en réparer deux et foutre en l'air la troisième, résuma le Cancer. Ce sera pas au-dessus de tes forces j'espère.

– Je verrai bien. Mais c'est étonnant que l'on m'envoie deux chevaliers juste pour ça, surtout vous deux. On m'a dit que vous étiez dans un groupe, la Chimère, c'est ça ? Des assassins…

– Des bonnes à tout faire, rectifia le Cancer. On fait le ménage parmi les traîtres.

– En suis-je un ? demanda le Bélier en gardant son sourire mystérieux.

– On verra bien, répondit DM avec un sourire ironique.

La tension était palpable entre les deux adolescents qui ne se quittaient pas du regard. Mû n'était pas dupe : tant que ces deux-là seraient à Jamir, il serait sous surveillance. Le faux Pope craignait-il une rébellion ? Mieux valait réparer les armures sagement comme demandé, éventuellement en y laissant des défauts les fragilisant pour qu'elles soient moins dangereuses ; il n'aimait guère la présence de deux assassins sous le même toit que Kiki, qui dormait à l'étage. Néanmoins, en dépit de sa prudence, le Bélier devait s'avouer que Deathmask et Aphrodite n'avaient pas changé, à ce qu'il se souvenait d'eux. L'un toujours arrogant, l'autre silencieux et effacé. Le Poissons n'avait pas ouvert la bouche depuis qu'ils étaient entrés, jetant parfois de rapides coups d'œil à l'une des urnes d'argent comme pour s'assurer qu'il l'avait bien posée là.

– Quand répareras-tu les armures ? demanda finalement le Suédois.

Son intervention détendit un peu l'atmosphère.

– Je m'y mettrai demain, mais je ne peux pas dire le temps que ça prendra. Cela dépend de leurs dégâts. Pourquoi le Pope veut-il en détruire une au fait ?

– Elle n'est pas comme les autres.

– C'est une armure noire, il a dit que tu saurais te débrouiller.

– Une armure noire ?

Mû ne pensait jamais en voir en vrai. Ainsi elles existaient vraiment…

– Tu la connais ? demanda Aphrodite en notant l'air pensif de son vis-à-vis.

– Vous devez être fatigués. Je vais vous héberger le temps que vous repartiez. Vous gèleriez dehors.

Le Bélier se leva en éludant la question d'Aphrodite. Un regard à son comparse. DM aussi trouvait cela curieux, mais n'avait pas envie de taper des poings sur la table pour ce soir. Il finit de boire son thé en regardant la décoration. Difficile de se croire au Tibet, tant tout était douillet. Il alla ensuite rejoindre Mû qui attendait à la porte, laissant le Poissons qui n'avait pas l'air de vouloir bouger tout de suite.

Le regard du Suédois glissa de l'urne de Cassiopée à la fenêtre toute proche. Les montagnes enneigées qui apparaissaient au travers se paraient à présent d'un rosé éclatant, reflétant un ciel qui rougeoyait de plus en plus. Les mystérieuses ruines éparpillées perçaient de blanc ce tableau. Il pourrait demander des informations à leur sujet à Mû demain. Lui et DM avaient pour ordre de ne pas le tuer, juste de l'espionner ; ça ne les empêchait pas de discuter donc. De toute façon, maintenant qu'il était à Jamir, il se demandait bien qui pourrait avoir l'envie et le courage de monter jusqu'ici, même pour fomenter une révolte.

Une main légère sur son épaule réveilla Aphrodite au matin. Il ouvrit les yeux et découvrit Mû au-dessus de lui, toujours son doux – trop doux – sourire sur les lèvres.

– Bonjour Aphrodite. J'ai pensé que tu aimerais déjeuner avec moi avant que Deathmask se réveille.

Le Poissons se redressa en baillant un peu. Un air frais le saisit. Le feu dans la cheminée de sa chambre s'était éteint dans la nuit et la fraîcheur du matin s'était installée. Par la fenêtre, un ciel léger veiné de blanc se devinait.

– Pourquoi sans DM ?

– Une intuition. Et il dort tellement bien, je n'ai pas voulu le déranger.

Le Suédois hocha légèrement la tête. Il n'avait pas trop envie de se retrouver en tête à tête avec le Bélier, qu'il connaissait très peu. Et le Cancer ne manquerait pas en prime de l'accuser de faire cavalier seul. Cependant, Mû ne lui laissait pas le loisir de refuser. Son attitude était douce mais ferme.

– Je t'attends dans la cuisine, comme hier, lança le Bélier en s'en retournant.

Aphrodite attendit que les pas s'éloignent pour se lever et passer quelques vêtements chauds. Il jeta un œil plus attentif au paysage extérieur en se démêlant les cheveux. L'endroit était aussi beau que triste. Le soleil levant nappait tout d'une étrange luminescence blanchâtre, qui floutait les sommets des montagnes et les ruines dispersées. Il n'y avait pas un bruit, et le seul mouvement venait de la rivière que l'on devinait beaucoup plus bas, serpentant dans une vallée encaissée tant bien que mal. Comment Mû pouvait-il supporter de vivre ici, sans rien pour distraire son regard ? Le choix de cette tour n'était sans doute pas innocent : en surplombant ainsi le paysage sur sa corniche, elle offrait une vue imprenable sur tout et en particulier, le sentier, qui semblait être l'unique point d'accès à la terre de Jamir. Il pouvait voir venir de loin les visiteurs. Le Poissons se dit qu'il noterait cela dans son rapport, le Pope pourrait être intéressé.

Il quitta finalement sa chambre pour rejoindre Mû.

Celui-ci avait dû remarquer son dégoût pour le thé tibétain de la veille, car il n'en avait préparé que pour lui-même. Du café et du lait chaud attendaient sagement sur la table, avec quelques fruits, fromages et tartines. Apparemment, les Tibétains mangeaient très gras le matin, comme les Suédois.

– Je sais que tu n'aimes pas trop le lait de yack, mais c'est le seul qu'on trouve dans la région, expliqua le Bélier amicalement. Cela t'aidera à avoir de l'énergie pour la journée.

Plus habitué au climat extrême de la région, Mû était déjà plein d'énergie, à la différence du Poissons auquel il fallut quelques minutes et plusieurs tartines pour se réveiller complètement et faire disparaître un début de malaise dû au manque d'oxygène. Il pensa alors à regarder machinalement l'urne de Cassiopée et s'aperçut qu'elle avait disparu, avec ses consœurs.

– Elles sont dans mon atelier, devina le Bélier au regard scrutateur du Suédois.

– Quand les as-tu transportées ?

– Ce matin. Je suis réveillé depuis longtemps.

– Qu'avais-tu à faire de si matinal ?

– C'est rare que j'aie des invités, sourit le Bélier. J'ai mis un peu d'ordre ici.

Aphrodite ne parut pas convaincu, gardant en tête sa mission ici. Mû le savait et changea de sujet.

– Tu as l'air de beaucoup te préoccuper de l'une de armures, c'est curieux. Vous ne faites que les transporter pourtant.

– C'est moi que ça regarde, Mû.

Après un moment de silence, le Bélier reprit de sa voix calme :

– Elles a de beaux yeux… mais si tristes.

– Qui ça ?

– Cassiopée.

– Tu as ouvert l'urne ?

– Ça t'étonne ? J'étais intrigué de savoir pourquoi elle t'intéressait tant. Elle est bien endommagée… Le chevalier était une de tes victimes ?

– Non.

– Alors un de tes amis ?

– Pourquoi toutes ces questions ?

– Pourquoi réparerais-je des armures simplement sur un ordre ? Ça n'a aucun intérêt pour moi. Elles sont comme des humains malades, tu sais : elles guérissent mieux si elles se sentent soutenues et attendues.

– Qu'est-ce que tu racontes…? Ce ne sont que des armures de métal.

– Je sais que tu l'as entendu, toi aussi, le chant de ton armure. Je l'ai entendu cette nuit, pendant que tu dormais. On aurait dit une berceuse. Ça m'a rappelé une autre chanson, il y a longtemps, au Sanctuaire, murmura le Bélier en reposant son bol de thé. Les armures ont une âme, tu sais, comme des animaux ou les plantes. Certaines personnes peuvent les percevoir : les Atlantes… et quelques humains comme toi. Je sais que tu as un don avec les plantes, je suis sûr qu'elles te "parlent", qu'elles communiquent avec ton cœur.

Il s'attira un regard farouche du Poissons.

– Tu as fait une enquête sur moi ?

– On m'a appris qu'il fallait connaître son ennemi. Tu seras peut-être mon assassin, autant que je sois préparé.

Aphrodite sentit son instinct analyser les propos de Mû. Si, en étant exilé, il pouvait savoir autant de choses, c'était qu'il avait des contacts au Sanctuaire, ou connaissait une personne en ayant. Peut-être le Chevalier de la Balance, lui aussi hors du Sanctuaire et en Chine.

– C'est l'armure de son maître, interrompit la voix railleuse du Cancer. T'es content, t'as eu ta réponse ? demanda-t-il en s'asseyant à la table et en attrapant la cafetière. C'est pour ça qu'il veille dessus comme sur les Joyaux de la Couronne.

Il sourit au regard clairement haineux du Poissons, mécontent qu'on expose ainsi ses pensées. En plus, l'arrivée de DM lui avait fait perdre le cours de ses réflexions sur le Bélier, et il avait du mal à retrouver les idées qu'il avait eues sur le moment. Mû parut se détendre.

– Vraiment ? Je comprends mieux alors.

Il sourit de nouveau à Aphrodite avec une lueur différente dans les yeux, puis but un peu de son thé.

– C'est sympa de m'avoir oublié au plumard pour te distraire avec l'Asocial, remarqua DM en se constituant une bonne réserve de fromages et tartines. Mais je suis jamais loin de ses miches, c'est bête pour toi. Tu pourras pas faire pression sur l'élément faible.

– Nous discutions juste.

– A d'autres. Alors, tu sais quoi sur moi, Madame Irma ? défia le Cancer, sous-entendant qu'il était là depuis plus longtemps qu'ils ne le pensaient.

– Je sais juste que tu as bien endommagé mes jolis squelettes.

– Je croyais que tu ne les contrôlais pas.

– Je ne contrôle pas la mise en route du système, c'est vrai. C'est un ancien moyen de défense de la terre de Jamir. Il s'active dès que quelqu'un s'approche, avec les spectres des gens morts ici il y a bien longtemps. Mais les squelettes sont ma création, c'est vrai ; j'ai pensé qu'ils étaient plus efficaces contre des chevaliers. Vous m'en avez détruits beaucoup. J'ai dû utiliser des illusions pour protéger ceux qui restaient.

– C'est pour ça qu'ils se relevaient en permanence… C'est vrai qu'on les perdait de vue entre le moment où on les abattait et celui où ils revenaient, je trouvais ça étrange.

– Tu es meilleur tacticien que je le croyais. C'est pour ça que tu cherchais à foncer dans le tas, pour comprendre le tour de magie.

Pour la première fois, les deux Saints se sourirent d'un air entendu, comme s'ils se reconnaissaient de même valeur. Aphrodite, lui, appréciait moins d'avoir été ainsi manipulé. Il comprenait mieux pourquoi, une fois dans cet état second où le plongeait le nuage de roses, il n'avait plus distingué les squelettes belliqueux. Ils étaient comme le brouillard, à la fin du combat. Mû avait joué avec eux, au risque de les faire tuer. Son sourire permanent prenait une teinte narquoise aux yeux du Suédois. Quels autres tours pendables cachaient donc cette tour et les environs ?

– Vous m'avez donné des idées pour améliorer le cimetière des armures en tout cas, conclut le Bélier.

– Pourquoi empêcher les chevaliers de faire réparer leurs armures ? questionna le Poissons, suspicieux.

– Je te l'ai dit : je n'aime pas réparer les armures qu'on ne considère que comme des objets. C'est beaucoup de travail pour rien. Et cela fait réfléchir à deux fois avant d'en endommager une. Le passage est juste difficile, pas impossible ; vous êtes bien passés vous deux.

– Tu oublies de dire que les espions du Sanctuaire ne peuvent pas approcher d'ici par la même occasion, remarqua DM.

– C'est un effet secondaire appréciable en effet.

– On a des magouilles à cacher ?

– J'aime ma liberté et mon intimité.

La discussion n'alla pas plus loin et le petit déjeuner se conclut sur un étrange silence où chacun s'observait en silence.

Une fois la vaisselle faite et rangée, Mû annonça qu'il allait examiner les armures, s'attendant à ce que les deux Saints veuillent le suivre pour mieux épier, mais seul le Cancer se proposa. Il n'aima guère cela.

– Pourquoi juste toi ?

– Ne t'en fais pas, si tu n'as rien à cacher, tu n'as rien à craindre, répliqua DM avec un air affable forcé. Et puis, je suis très curieux de voir comment tu officies.

– Bon, comme tu veux…

Mû ragea intérieurement. Il ne pouvait pas s'opposer à l'idée du Cancer sous peine d'attiser un peu plus leurs soupçons. Nul doute qu'Aphrodite furèterait pendant ce temps-là. Le Bélier pria pour que Kiki ne soit pas de mauvaise humeur et braille à tout rompre de se voir délaissé. Il l'avait nourri, changé, amusé un peu avant le réveil des deux autres Saints, mais il n'était pas tranquille de le laisser sans surveillance à l'étage. On ne pouvait y accéder qu'en se téléportant normalement, mais il existait des escaliers et trappes cachées, en cas de besoin. Un Saint attentif n'aurait aucun mal à les trouver.

– Suis-moi, l'atelier est en bas.

– J'arrive.

DM se tourna vers le Poissons qui attendait des explications.

– Je vais voir ce que fabrique notre petit camarade et m'assurer qu'il applique bien les ordres. Toi, fouille un peu ici, et puis, va voir aussi s'il y a d'autres chemins d'accès à la tour que le sentier, dans les environs. C'est ton truc, de fouiner comme ça.

– Mû va se douter de ce que tu planifies.

– Bien sûr, mais je m'en fous. Je sais qu'il cache quelque chose, et j'ai bien l'intention de découvrir quoi.

Il se détourna pour aller vers la porte où avait disparu le Bélier, mais s'arrêta en chemin.

– Oh, un truc en passant. Ne réfléchis pas dans ton coin, on verra ça ensemble. On ne fera qu'un rapport au Pope.

– En clair : tu ne veux pas que tout ce qu'on trouvera soit connu.

– Exactement, sourit le Cancer par-dessus son épaule. Ça pourrait nous être utile à nous.

– Doubler le Grand Pope peut te coûter très cher.

– Tu t'inquiètes pour moi ? Comme c'est mignon. Fais ce que je te dis, Princesse, et essaie de pas tomber dans une crevasse quelque part.

Aphrodite le regarda disparaître à son tour. Le Cancer était parfois difficile à comprendre. Il l'énervait à se prendre pour le chef de leur expédition… mais… cela pourrait nuire à Saga…

L'adolescent soupira et chassa l'idée de sa tête. Il n'était pas tranquille de s'éloigner de l'urne de Cassiopée et de la laisser entre les mains du Bélier, mais il n'avait guère le choix pour l'instant. Il allait faire ses recherches, mais verrait s'il obéirait ou non à l'Italien, selon ce qu'il dénicherait.

– Je ne pensais pas que ton atelier serait si grand, remarqua Deathmask lorsqu'ils y entrèrent.

Mû avait aménagé tout le sous-sol de la tour de Jamir pour en faire une seule pièce de taille plus que respectable. Au centre, un puits se dressait, à proximité d'une forge qui ne semblait pas être alimentée par du bois – il n'y avait ni cheminée, ni fagots. Un peu partout sur des étagères et des tables en roche et bois, des outils de forgeron et d'autres qu'il n'avait jamais vus étaient éparpillés, au milieu de dessins techniques en langue étrangère et de morceaux d'armures factices. DM devina qu'il s'agissait de mannequins pour la conception des vraies armures. Une pièce secondaire s'étirait au fond de l'atelier, soigneusement verrouillée. Tout ici était fonctionnel, hormis une bibliothèque où s'empilaient des ouvrages à l'air ancien.

Pendant qu'il observait les lieux, Mû alla vers la table la plus grande, près de la forge, où il avait posé les armures qu'on lui avait apportées. Il les examina en formant un triangle avec ses doigts, et sembla en retirer tout un diagnostic précis. Deathmask le regarda faire, se demandant pourquoi il faisait ça. Les dommages sur les armures d'argent étaient clairement visibles pourtant. L'Atlante sembla percer ses pensées.

– Les humains normaux ne le voient pas, mais les métaux abîmés ont des micro-fissures, expliqua-t-il en allant choisir parmi de gros pots de fer sur une étagère. C'est dû à l'onde de choc du coup. Si on ne les répare pas, l'armure reste fragilisée et se fendra à la moindre occasion.

Il porta deux des pots sur la table puis alla chercher dans la réserve un sachet bien rempli. DM le suivit pour jeter un œil dans la pièce sombre.

– Tu caches quoi là-dedans ?

– Rien d'intéressant à répéter au Pope.

Mû haussa les épaules et alluma la maigre lampe au plafond. Des dizaines d'armures en forme de totem s'étalaient sur plusieurs étagères, jusqu'au plafond. De taille plus petite que les originales, DM crut d'abord qu'elles étaient en or, avant de s'apercevoir que ce n'était que du bois peint.

– Ce sont des modèles, c'est ça ?

– Oui, les dessins sont pratiques mais ont leurs limites. Il faut bien voir les armures en "vrai" pour mieux les réparer ou les refaire quand elles sont détruites.

Vu la couche de poussière les couvrant, le Cancer devina qu'on ne s'en servait pas très souvent. Il s'amusa à chercher son armure parmi les quatre-vingts huit représentations. Elle était un peu différente de celle qu'il avait gagnée en terrassant son maître. Sans doute modifiait-on sensiblement les protections au cours du temps pour les rendre plus efficaces. D'un regard expérimenté, il parcourut ensuite le reste de la pièce, où il ne semblait y'avoir rien d'autres que d'autres sachets, pendant au mur comme des saucissons. Il consentit alors à quitter la pièce, que Mû referma soigneusement.

– Personne te les volera, tes petites idoles peintes.

– Ce ne sont pas elles qui sont précieuses, mais cela, indiqua le Bélier en montrant le sachet qu'il tenait encore.

– Et c'est… ?

– Tu vas tout retourner ici pour le savoir si je ne te le dis pas de toute façon… Tu vas y mettre dans ton rapport ?

– On verra.

Le Bélier jaugea le Cancer en retroussant ses manches. Il choisit quelques outils et dessins dans un vieil ouvrage, puis s'installa devant l'armure du Lynx.

– Les armures ne sont pas faites de métaux ordinaux. Tu dois t'en douter.

– Bien sûr. Elles ne seraient pas sensibles au cosmos sans ça, ni si résistantes. En plus, je sais que l'or et l'argent sont normalement bien trop lourds et malléables pour qu'on puisse les fondre en armes ou en armures.

– C'est exact, j'ignorais que tu t'intéressais à ça.

– La curiosité est un vilain défaut non ? Je suis un méchant garçon qui n'a jamais écouté les recommandations de ma mère.

– Alors tu vas être satisfait de savoir qu'elles n'ont d'or que le nom. Les armures sont faits d'un alliage très ancien de matériaux rares. Certains d'origine terrestre, d'autres atlante. De l'orichalque, du gammamion, des choses comme ça. Ce sont des choses très précieuses que je n'aimerais pas voir tomber dans de mauvaises mains.

– Et le sachet, c'est quoi ?

– L'ingrédient indispensable pour que les armures vivent. Quand une étoile explose, elle projette ses cendres sur des distances considérables, et très rarement, elles tombent sur Terre. Cette "poussière" d'étoile contient une énorme énergie, quand on sait la traiter.

– En bref, tu la planques parce que si on te prend tes réserves, on n'a plus besoin de toi pour réparer. Intéressant.

– Ce n'est pas si simple, sourit Mû. Mais le reste, c'est mon petit secret. Maintenant, j'ai besoin de me concentrer, s'il te plaît.

Deathmask s'assit sur une chaise et s'accouda à la table pour regarder travailler le Bélier. Celui-ci ne semblait plus voir que l'armure, qu'il réparait avec un art consommé, la saupoudrant de poussières diverses, l'examinant parfois avec son curieux geste de triangle. Le Cancer ne perdait rien de ses gestes, intrigué par ce qu'il voyait. Pour lui, tout cela consistait en un simple travail de forgeron arrosé de poudres bizarres. En quoi fallait-il que ce soit Mû qui agisse, pour que l'armure se répare ? Pourquoi lui et pas un autre ? Il se concentra sur le visage sans sourcils de l'adolescent à ses côtés. Qu'est-ce qui se cachait donc derrière ces yeux verts sérieux et concentrés ? Mû avait toujours été un peu bizarre, apprenti d'un homme étrange lui aussi que l'on disait Atlante – la seule explication trouvée à son étonnante longévité, bien qu'Athéna n'y était sans doute pas étrangère.

– Mû, pourquoi il n'y a que les gens comme toi qui peuvent réparer ces armures ? demanda-t-il une fois que le Bélier eût fini.

L'adolescent s'épongea le front de sa manche et rangea l'armure d'argent sur une seconde table près de la forge. Il épousseta ses mains, but un peu d'eau au puits, exaspérant DM avec son air détaché.

– Mû, je te cause.

– J'ai entendu. Le Pope doit pourtant déjà le savoir.

– C'est pour ma culture personnelle. Crois-moi, ce que je garde pour le Pope, tu ne le sentiras pas t'échapper.

Les yeux du Cancer étaient sincères, bien que toujours animés de cette lueur de moquerie qui y régnait en permanence. Tout comme il avait pris des renseignements sur Aphrodite auprès de Dohko, il avait appris certaines choses sur Deathmask. Notamment, son goût – bien caché – de la lecture et des découvertes. Sans nul doute, les ruines de Jamir avaient dû attirer son attention, et il voulait profiter de sa mission comme prétexte pour étancher sa curiosité. Qui aurait cru ça d'un assassin à la réputation aussi sanglante que DM, qui passait pour arracher les visages de ses victimes pour les exposer dans son Temple ? Peut-être se trompait-il, mais Mû avait envie de se sentir un peu à l'aise avec ses encombrants invités.

Il se détendit en caressant doucement le métal de l'armure de Cassiopée.

– Tu connais les Atlantes ? demanda-t-il.

Aphrodite s'aida de la main pour descendre une pente rocailleuse plutôt instable. De petits cailloux roulèrent sous ses talons. Il glissa jusqu'à la nouvelle portion de sentier sans tomber et frotta ses mains à son pantalon épais. Un peu plus haut, la tour de Jamir émergeait à peine de sa corniche. Il n'avait pas eu envie de s'enfermer à l'intérieur. Il avait besoin de s'aérer un peu et le ciel était attirant. Un beau soleil s'était levé, et malgré la température basse et une légère brise, la promenade était agréable.

Les dalles anciennes repérées par DM plus avant affleuraient ici aussi, dégagées par le vent de la terre les couvrant. Le sentier, aujourd'hui abandonné et coupé à de nombreux endroits par des glissements de terrain, avait été autrefois une allée soignée. La pente en était plutôt douce, serpentant sur les flancs des montagnes et se divisant à nouveau en de multiples chemins. Il devait avoir effectivement plusieurs entrées à la terre de Jamir, mais difficiles à pratiquer certainement. Le paysage bouleversé n'était pas des plus aisés à parcourir ; Aphrodite avait lui-même du mal, alors qu'il était un Saint d'Or. Il s'était fixé pour but d'atteindre des ruines situées à la lisière de la vallée encaissée, qui semblaient plus vastes que les autres alentours et constitueraient certainement un bon point d'observation. Il se demandait ce que pouvaient bien faire Mû et DM, laissés seuls l'un avec l'autre. Il n'aimait pas jouer les sous-fifres de l'Italien, même si cela lui apportait la solitude et le calme qu'il aimait tant.

Il parcourut encore quelques mètres jusqu'à arriver à un replat terreux. Il avait bien descendu cent mètres de dénivelé à présent et le vent s'était renforcé. Le chemin était de nouveau détruit, sur une grande distance. Il pouvait facilement descendre mais la remontée lui demanderait des talents d'alpinistes inédits. Les ruines qu'il avait repérées étaient encore loin. Un aigle passa près de lui en sifflant, perçant le silence des montagnes de Jamir. Il regarda l'oiseau reprendre de l'altitude, majestueux. S'il était là, c'est qu'il trouvait de la nourriture dans cette région désertique. La vallée lui fournirait peut-être des éléments de réponses.

Il prit son élan et sauta par-dessus la coulée de boue pour poursuivre sa route.

Lorsqu'il parvint aux ruines, il dut s'arrêter un instant pour reprendre son souffle. Toutes les cabrioles à effectuer pour arriver jusqu'ici avaient épuisé sa faible résistance au manque d'oxygène. Aphrodite en profita pour observer les vieilles pierres. Elles ne ressemblaient pas à la roche d'ici, on aurait plutôt dit une sorte de marbre grisâtre, noirci par le temps et recouvert par endroits d'une fine couche de lichen. Les ruines, qui s'apparentaient à des fondations, s'élevaient moins haut qu'il ne l'avait pensé en les voyant de la tour de Jamir. Le Saint les estima à peut-être deux mètres cinquante de hauteur, pour la plus haute colonne encore debout. Il reprit son souffle et s'aventura tranquillement à l'intérieur de ce qui avait été peut-être une maison. L'herbe rase et jaune du Tibet poussait entre les dalles fracassées et sur les quelques portions de murs encore assemblées. Le vent ne parvenait pas jusqu'ici, détourné par un pan rocheux plus haut sur le sentier. Cela pouvait constituer un abri de quelques heures intéressant pour quelqu'un venant voir Mû discrètement, mais Aphrodite ne trouva pas trace de camp précaire ou de feu. L'endroit avait l'air de ne pas avoir été touché depuis des siècles, voire plus.

Il se hissa sur le mur le plus haut en s'aidant d'une colonne fissurée. La vallée encaissée n'était qu'à cent mètres de dénivelé environ, toute proche. D'ici, il avait la vue panoramique à laquelle il s'attendait. Il distinguait la rivière et ses entrelacs épars, la végétation curieusement dense à certains endroits, les ruines plus nombreuses et colossales. Depuis la corniche de la tour de Mû, on n'imaginait pas qu'il y ait autant de choses au niveau du sol. Aphrodite frissonna malgré lui. Tout ça lui faisait penser de plus en plus au Sanctuaire. On pouvait deviner le tracé d'anciennes petites routes serpentant entre des constructions dont il ne restait, au mieux, que quelques pierres ou colonnes à demi-cachées par la mousse. Il y avait eu une ville ici, autrefois. Le Saint des Poissons n'avait pas une culture historique très élevée ; tout ce qu'il savait se limitait aux grandes lignes que lui avait enseignées Lucas dans son enfance. Cependant, il était persuadé que les livres ne parlaient pas d'un endroit comme celui-ci. Ce qu'il avait vu du Tibet jusque là était si différent… Il commençait à comprendre la curiosité de Deathmask et son goût d'en savoir plus.

Les Tibétains appelaient cette terre, la "Terre du Diable". Elle n'avait pourtant rien d'effrayant ; il n'en émanait qu'une impression sinistre et triste, avec ces ruines inconnues se dressant dans un paysage aride. L'appellation venait peut-être des anciens habitants… Qui pouvaient être ces gens qui étaient venus s'installer ici, au bout du monde, au point d'en être méprisés par les autres hommes ?

– Les Atlantes ? Tu veux parler des mecs qui vivaient sur l'Atlantide et qui ont offensé les dieux ? Ils ont coulé en un jour et une nuit, je crois, réfléchit Deathmask en croisant les bras sur la table.

– C'est bien la légende. Platon l'avait écrite pour faire réfléchir les participants à ses banquets sur leurs comportements. Dans cette forme-ci, la légende est presque totalement fausse.

– Mais comme d'habitude, il y a une part de vérité, c'est ça ?

– Oui. Les Atlantes ont existé, au début de l'ère des dieux. Ils vivaient sur une île appelée Mû, pendant que le dieu Poséidon et ses marinas, eux, forgeaient l'Atlantide, la forteresse divine imprenable. La légende de Platon, est en fait une version de la disparition de ce sanctuaire. Les Atlantes, ou gens de Mû si tu préfères, avaient un mode de vie plutôt rudimentaire, mais leurs arts et sciences avaient atteint un niveau très élevé, parce qu'ils étaient en contact avec les dieux. Ce n'était pas la super-civilisation qu'on imagine. Juste des gens que les dieux aidaient. A cette époque-là, il y avait Athéna, Arès, Poséidon et Hadès qui vivaient dans le monde et s'affrontaient les uns les autres. Bien sûr, les humains en payaient le prix…

– Alors les p'tits pères de Mû ont créé les armures ? Trop philanthropes, les gars…

– Non, c'est Athéna qui leur a fait créer pour ses Saints, à l'époque où elle se battait contre Poséidon.

– Elle avait le dessous et ne voulait pas perdre… Les dieux sont tous des faux-culs, vraiment.

– C'était dans une noble intention, elle ne voulait pas voir ses combattants mourir face aux huit marinas marins.

– Donc, le peuple de Mû pond les quatre-vingts huit armures pour la Déesse de la Paix et de l'Amour, comme on nous le serine à longueur de journée… Quel foutage de gueule, avec ça, elle était sûre de l'emporter.

– On n'a pas à juger de sa moralité. Athéna était différente à l'époque et elle affrontait des adversaires très déterminés et fourbes. Revenons aux armures, veux-tu ?

– Je parie que ce sont des merveilles de technologie, hein ?

– Dans un sens, oui. Leurs composants les rendent réellement vivantes. Tu le sais. Elles émettent leur propre cosmos et peuvent même cicatriser, comme nous, pour les petites blessures. Il faut juste leur laisser du temps et du repos, dans leurs urnes. Les Boîtes de Pandore sont faites pour accélérer leur guérison et les nourrir en quelque sorte. Les armures sont des genres d'organismes vivants semblables aux plantes. Simples mais efficaces, avec une pensée et ce qu'on pourrait appeler une conscience.

– Hé ben, je taperai la causette à la mienne à partir de maintenant alors, se moqua le Cancer, s'attirant un regard dur.

– Ce n'est pas drôle. Ça veut dire qu'elles abandonneront le chevalier qu'elles jugeront indignes. Ça t'arrivera peut-être un jour si tu continues à te comporter ainsi.

– Je ne crois pas. Tu mens sur un point, Mû : les armures ne se nourrissent pas que de la Boîte de Pandore. J'ai remarqué quelque chose d'amusant avec la mienne : le sang dessus disparaît comme par enchantement, au bout de quelques heures. Avoue, tes ancêtres ont construit en réalité des vampires qui se nourrissent de sang humain.

Le Bélier soupira un peu en retirant le casque de Cassiopée, puis en prenant délicatement son masque avec une infinie douceur, se noyant dans ses yeux bleus si tristes. Mû la sentait vibrer au fond de lui, faiblement.

– Ç'a été la seule erreur des gens de Mû. Le dernier ingrédient pour créer une armure, c'est effectivement le sang… parce que dans le sang humain, il y a des traces de cosmos. Je ne sais pas les détails, tu sais, c'est juste ce qu'on m'a raconté. Athéna ne voulait pas que cela se passe ainsi, mais les Atlantes étaient persuadés que les armures ne vivraient que si on leur donnait quelque chose de vivant. Pour chaque protection, une vie a été versée… Ces sacrifices ont été nombreux… Cassiopée t'en donnera l'exemple. Elle est blessée depuis longtemps et est faible. Il faudra que je lui donne du sang pour l'empêcher de mourir.

– Que se passe-t-il quand ça arrive ?

– Les armures deviennent lourdes et froides comme de la pierre, expliqua Mû en posant le masque sur la table et en se concentrant sur les parties brisées du plastron. Elles n'ont plus de résistance et sont inutiles. Mais rassure-toi, ça n'arrivera jamais à la tienne ni à celle d'Aphrodite…

Leur regard à tous les deux glissa sur les armures posées contre le mur près de l'entrée, luisantes dans le noir.

– Elles sont en pleine forme… Vous les nourrissez souvent, reprit Mû avec tristesse.

– Ça sera un nouvel argument à donner au Pope quand il choisit quelqu'un pour les missions, alors. Je voudrais pas déplaire à mon petit crabe doré.

– Deathmask, la vie a si peu de valeur à tes yeux ?

– Si on en a la motivation et l'envie, on peut défendre sa peau jusqu'au bout. Mes cibles n'ont jamais ces convictions, je n'y suis pour rien quand même.

– C'est triste que tu penses ainsi. On peut vouloir survivre, et ne pas en avoir la force face à un Saint d'Or, DM.

– Ils n'ont qu'à être plus discrets alors. Crois-moi, mon petit Mû, dans le lot des gens que je tue, y'en a qui le méritent, t'as pas idée. Des vrais salauds comme on n'en voit qu'au cinéma normalement. Moi je purifie le monde, pendant que tu te terres dans ce trou perdu ou en Chine.

– Tu as oublié le principal enseignement d'Athéna alors. Ce n'est pas en tuant qu'on instaure plus de paix ou de justice.

– Mais en le faisant, on calme les ardeurs des troubles-fêtes et on s'assure pas mal de tranquillité, à soi et aux gens humbles. C'est la nouvelle loi du Pope, sourit Deathmask. Bienvenue dans le monde réel, Mû.

Aphrodite déambulait dans une construction plus impressionnante que les autres. L'adolescent était parvenu tant bien que mal jusqu'à la vallée, où il s'était désaltéré avec prudence à la rivière. Ces montagnes étaient traîtres ; parce qu'il faisait froid, on ne s'apercevait pas qu'on se déshydratait. Sans oublier sa mission qui était de découvrir de potentiels chemins secondaires, le Poissons explorait une partie de la ville ruinée, le regard perdu sur les vieilles pierres. Il mordillait une rose pour occuper ses mains à quelque chose. L'atmosphère était encore plus lugubre ici.

Ce qu'il explorait avait probablement été un temple. Les murs épais avaient bien résisté au temps et se dressaient presque complets, soutenus par des colonnades que l'on devinait sculptées – mais sans pouvoir dire quel en était le sujet. La rivière, probablement canalisée autrefois, était sortie de son lit et son cours traversait le temple de part en part. Des arbustes et des arbres étranges au feuillage éclatant poussaient grâce à elle en plein cœur de l'ancienne structure, s'enroulant autour des colonnes, perçant les briques assemblées. On s'attendait presque à voir des oiseaux voleter autour de ce petit oasis… mais il n'y avait rien. Aucun animal, aucun autre son que celui du vent qui sifflait lourdement dans la ville désertée. L'impression qu'il en ressortait était étrange, presque comme si les gens d'ici allaient brutalement réapparaître.

Aphrodite n'aimait pas ça. Il y avait beaucoup de cachettes possibles ici pour un guet-apens. Il sortit du temple et observa les montagnes alentours. Les sentiers qu'il devinait sur les flancs de certaines ne semblaient pas ressortir de la terre de Jamir. Le seul accès depuis l'extérieur serait donc celui par lequel il était arrivé… Sans savoir pourquoi, cela lui évoqua l'image d'un fort. On voulait se protéger de l'extérieur, en s'enterrant ici.

L'atmosphère s'était tendue dans l'atelier de l'alchimiste. Deathmask et Mû se dévisageaient froidement. Leurs conceptions radicalement opposées sur la chevalerie faisaient d'eux des ennemis naturels, et l'évidence venait de leur sauter aux yeux.

– On ne s'entendra jamais, on dirait, sourit Deathmask en se levant. Je comprends mieux que le Pope ne t'ait pas à la bonne… Tu n'es pas dans son optique actuelle d'application de la loi d'Athéna. Mais comme tu es le seul à pouvoir réparer les armures, tu le tiens par les couilles… J'admire l'imbroglio.

– Deathmask, le Grand Pope n'est pas ce qu'il prétend, tenta Mû.

Le Cancer lui jeta un regard peu intéressé.

– C'est un traître, continua le Bélier. Il a pris la place de Sion, au moment où Aioros s'est échappé du Sanctuaire. Vous êtes manipulés depuis ce temps-là, réveille-toi.

– Intéressante théorie, mais vois-tu, moi je ne crois que ce que je vois. Montre-moi tes preuves, Mû. Convaincs-moi, vas-y, je t'écoute, invita le Cancer narquois.

– Son attitude a radicalement changé… Il a créé la Chimère, une escouade d'assassins…

– Apprends que les gens changent, comme les temps. Il y a toujours eu des assassins au Sanctuaire, envoyés pour faire taire les dissidences ou défendre la soi-disante Justice. Ce n'est pas une nouveauté. Milo, Princesse, Shura et moi, on a été choisis parce qu'on est les meilleurs, les plus doués pour ce genre de travail qui nécessite des hommes de confiance. Nous sommes des professionnels, comme toi tu l'es avec tes petits outils. Qui veut la paix, prépare la guerre. C'est aussi simple que ça.

– DM, il vous utilise pour asseoir son pouvoir, pas celui d'Athéna !

– Vraiment ? Tu peux le prouver ?

– Eh bien… je…

Mû hésita, cherchant des preuves que le Cancer ne pourrait pas mettre à terre. Il sentait la traîtrise du Pope à qui il avait fait face avant sa fuite. Il savait qu'il avait tué Sion pour s'emparer du pouvoir. Mais il ne pouvait pas le prouver concrètement, à moins d'aller au Sanctuaire lui arracher son masque ou retrouver le corps de Sion. Et ça, il en était incapable.

DM le dévisageait, un sourire de victoire sur le visage. Mû détesta ça.

– Trouve un truc solide, si tu veux convaincre un jour qui que ce soit, petite bête à cornes. C'est bien joli de balancer des affirmations, mais si tu ne peux pas les soutenir, ça reste du vent. Je sais pas ce que la Balance t'a dit, mais même si tu n'aimes pas ce qu'il est devenu, le Grand Pope est toujours le Grand Pope pour moi et tous les autres.

– Tu ne t'interroges même pas sur lui…

– Pourquoi le ferais-je ? Il me plaît bien avec ses ordres tordus, sauf quand il me fait faire du baby-sitting. Si j'étais toi, Mû, je la fermerais, tant que je peux rien prouver. Sinon, tu crèveras comme Aioros, à un moment ou à un autre… ou alors le Pope trouvera ce que tu caches ici…

Le Cancer plongea son regard nuit dans les yeux de Mû, y lisant qu'il avait touché un point sensible.

– Enfin, finissons avec les armures déjà. Ça sera un truc chiant en moins.

– Tu es… Non, rien, soupira Mû.

Pour trouver les preuves de la duperie du Pope, Mû se doutait bien qu'il devrait se rendre au Sanctuaire. Mais y aller maintenant, c'était se jeter dans la gueule du loup. Le courage lui manquait. Maître Sion lui disait souvent qu'un Saint ne connaissait pas la peur. Je ne dois pas en être un alors.

Il s'ouvrit légèrement les veines et laissa un peu de sang tomber sur l'armure de Cassiopée. Le liquide vermeil glissait lentement sur le métal poli, s'infiltrant à travers les fissures qui le parcouraient. Le Bélier posa ensuite la paume gauche sur son poignet et appela son cosmos. La plaie se referma rapidement.

– Du sang de Chevalier d'Or pour une armure d'argent, quel gâchis, soupira DM.

– Je n'en ai pas d'autres sous la main. Sans ça, Cassiopée s'éteindra. Il faut maintenant lui laisser le temps de se nourrir, je la finirai demain. Quant à elle…

Il regarda l'armure noire.

– … Je dois étudier ce qu'en disent mes livres.

– Tu dois bien te douter ce qu'elle est pourtant, tu avais soigneusement éludé la question hier.

– J'ai juste entendu des rumeurs. Je pensais qu'elles n'étaient pas fondées… Mon maître me disait que des alchimistes de Mû s'étaient rebellés contre Athéna et fabriqués des armures, qui étaient maudites… On dirait que celle-ci en est une. Elle vibre d'une curieuse façon…

– Les gens de ton peuple n'étaient pas si cons que ça alors. Ils ont laissé un amusant jouet derrière eux. Le Pope devrait la garder au lieu de vouloir la détruire… un traître comme lui en aurait l'utilité, plaisanta-t-il.

– Tu n'es pas drôle, DM.

– Je ne cherchais pas à l'être.

Le Cancer se leva et se dirigea vers la porte, les mains dans les poches. Il avait vraisemblablement vu tout ce qui l'intéressait.

– Bon, puisqu'il n'y a plus rien à faire ici, je vais aller faire un tour dehors. Je commence à devenir claustrophobe dans cette pièce sans fenêtres. Au fait Mû, faudra que tu m'expliques un jour pourquoi tes ancêtres sont venus se terrer ici. Les dieux s'étaient soudain détournés d'eux, une fois les armures obtenues, c'est ça ?

– Non. Leur terre a été détruite, simplement. Ils ont trouvé refuge ici, à l'époque, c'était moins désertique.

– Qu'est-ce qu'il s'est passé alors ?

– Ils se sont auto-détruits, en s'isolant des humains qui ne les aimaient pas. C'est aussi simple que ça.

– Mmm Un peuple de dégénérés fanatiques qui va à sa propre perte… J'aime l'ironie de la chose. Comme quoi, il ne faut pas être trop fidèle aux dieux. Ça empêche de réfléchir.

– Tu ne devrais pas blasphémer.

– Et qui va le répéter au Grand Pope ? Toi ?

Le Cancer partit à rire.

Mû l'appréciait de moins en moins. Derrière son insouciance et son arrogance, l'Italien était bien plus perspicace qu'il ne le montrait. Il n'avait pas de camp bien défini, il prenait ce qui l'intéressait du Pope et de ses intérêts personnels. A croire que pour lui, Athéna, la Guerre Sainte qui se rapprochait, la chevalerie, tout cela n'était qu'un jeu. Le Bélier soupira. Il n'arriverait à rien avec lui. Il était trop têtu. Il saisit le masque de Cassiopée. Restait alors Aphrodite… L'adolescent aux cheveux turquoise semblait très méfiant mais s'il arrivait à lui parler sans que DM intervienne, peut-être que lui, il se laisserait convaincre de lutter contre le Pope imposteur. Le Bélier sentait son cosmos se déplacer à l'extérieur. La terre de ses ancêtres était un puissant amplificateur de ses pouvoirs mentaux. Les gens de Mû ne l'avaient pas choisie par hasard : un fort confluent d'énergies magnétiques aux noms qu'il n'avait jamais retenus s'épanouissait ici. Il pouvait sentir les cosmos approcher de loin, comme s'il les voyait avec un œil intérieur. Celui de Deathmask restait dans la tour lui.

Sa seule occasion de parler au Poissons était maintenant. Il fallait prendre le risque de laisser Kiki aux côtés du Cancer… Le Bélier hésita un bon moment, et prit sa décision lorsqu'il sentit que DM s'éloignait de la tour lui aussi. Il vérifia l'heure à sa montre. Ce n'était pas encore l'heure du repas du bambin, et en gardant dans un coin de sa tête le minuscule cosmos qu'il émettait, il pourrait peut-être le surveiller à distance. Kiki se tenait tranquille pour l'instant, il devait s'amuser avec ses jouets comme à son habitude. Continue à rester sage, Kiki, je t'en prie. Il n'y en a plus pour longtemps, nos invités seront repartis dans deux jours. Il se concentra une dernière fois sur le cosmos d'Aphrodite, visualisa la topographie du paysage, et se téléporta aussi près de lui qu'il put.

Aphrodite s'assit sur une pierre à l'intérieur des vastes ruines pour se reposer. Le soleil commençait à taper fort, et la seule protection des environs était cette ancienne construction. Le Poissons n'avait plus grand chose à voir ici, sa conviction était fondée qu'il n'y avait pas d'autres entrées de Jamir. Après avoir repris son souffle, il remonterait à la tour de Mû voir si DM avait appris des choses intéressantes de son côté. De toute façon, il n'avait plus envie de suivre ses consignes. Si l'Italien voulait prospecter, il le ferait lui-même désormais.

Il sentit un cosmos apparaître près de lui.

– C'est beau, n'est-ce pas ? demanda Mû en entrant dans les ruines par une brèche du mur. Il contemplait les colonnes s'élevant pour soutenir un toit fantôme : C'était un temple dédié à Athéna, je crois. Grâce à leurs connaissances, mes ancêtres avaient réussi à faire prospérer une véritable petite forêt ici…

Le Bélier passa la main sur l'un des arbustes qui croissaient au bord de la rivière.

– Je ne t'ai rien demandé.

– Mais tu l'as pensé fort, Aphrodite.

Au regard farouche et la brusque poussée de cosmos froid de son vis-à-vis, Mû le rassura :

– Je plaisante, je n'ai pas lu tes pensées.

– Tu as le même humour douteux que Deathmask…

– Peut-être… On doit aimer surprendre les gens tous les deux.

Le Bélier s'adossa au mur, à côté d'Aphrodite qui eut un recul instinctif. Le silence les entoura, avant que la voix douce du Poissons ne reprenne :

– Pourquoi viens-tu me voir ?

– J'ai fini les réparations pour aujourd'hui, j'ai beaucoup discuté avec DM alors je venais voir comment ça se passait de ton côté.

– Il t'a envoyé sur les roses… Tu viens tenter ta chance avec moi, c'est plutôt ça.

– Ne sois pas paranoïaque, je m'inquiétais vraiment. Cet endroit est traître.

– Ce sont pourtant tes ancêtres qui l'ont conçu, comme tu le disais.

– Je ne connais pas tous les mécanismes de défense qui y sont cachés.

– Dis-moi, Mû, contre qui se battaient-ils ?

– Pardon ?

Le Poissons tourna son regard azur vers Mû. Dans ses yeux, il n'y avait qu'un vide froid qui fit frissonner involontairement le Tibétain. Un fauve avait le même abysse dans son regard.

– Jamir est une forteresse, n'est-ce pas ? reprit Aphrodite.

– C'est vrai. La seule entrée, c'est celle par laquelle vous êtes arrivés hier. Leurs ennemis, c'était les humains et les autres Atlantes. Ce qui est différent ne plaît pas aux hommes.

– Pourquoi t'enterrer ici ? Maintenant, nous savons comment t'atteindre, il ne sera pas difficile d'envoyer d'autres hommes pour te tuer.

– Mais le Sanctuaire le fera-t-il ? sourit Mû, bien que mal à l'aise.

– C'est vrai qu'il y a les armures…

Aphrodite sembla se plonger dans une réflexion intérieure, comme si cette constatation effaçait la présence de Mû et ce qui s'était dit avant. Mû en profita pour l'observer. Il avait du mal à saisir cet adolescent versatile qui changeait de conversation comme de chemise. Néanmoins, il devina ce qui occupait les pensées du Suédois à cet instant.

– Cassiopée sera réparée demain. Ce ne sont pas des dommages trop importants, tu l'as apportée juste à temps.

Comme il l'avait pensé, un œil intéressé se tourna de nouveau vers lui, bien que le Poissons resta muet. Peut-être imaginait-il que son attitude finirait par faire fuir le Bélier, mais c'était mal connaître le jeune Atlante.

– DM disait que c'était l'armure de ton maître ? Que lui est-il arrivé ?

– Il est mort. C'est tout ce que tu as à savoir.

– Vraiment ?… Est-ce le Grand Pope qui l'a fait tuer ?

Il nota le bref frisson d'Aphrodite, sans savoir s'il était dû à sa remarque ou au froid. L'adolescent aux cheveux turquoise se tourna vers lui, avec dans les yeux une méfiance contenue.

– Cela ne te regarde pas.

– J'ai raison alors. Pourquoi obéir à cet homme ? Tu sais qu'il est mauvais, n'est-ce pas ?

– Tu ne peux rien contre lui. C'est le Grand Pope.

– C'est un homme, on peut toujours le renverser…

– Non, c'est pas un homme, c'est…

Aphrodite s'interrompit, craignant d'en avoir trop dit. Mû ne pouvait pas savoir. Le vrai assassin de Lucas n'était pas Saga, c'était lui. Par son égoïsme, sa lâcheté… Saga le lui avait montré. Il était la Justice, dans ce qu'elle avait de plus cruel. Une main douce sur son épaule le fit sursauter. Il se dégagea fermement. Le Bélier avait une curieuse expression sur le visage. Il regardait à-travers lui, avec une infinie tristesse qui déstabilisa Aphrodite.

– Aphrodite, à qui est destinée cette colère en toi ?

– Ne lis pas mes pensées.

– Tes sentiments me viennent tous seuls… Tu hais le Pope, cet imposteur pourtant… J'ignore ce qu'il t'a fait précisément mais… Je ressens ta colère, ta douleur en ce moment… Pourquoi tu continues à le servir ?

Le Poissons se recula, pour tenter de couper ce lien invisible formé entre lui et le Bélier. Son expression fermée n'augurait rien de bon. Une rose rouge se matérialisa dans sa main gauche, qu'il mordilla nerveusement. Mû était trop perspicace. Il n'aimait pas cela, il risquait de trop en voir… A moins que ce ne soit qu'une tactique de plus pour le piéger.

– Arrête ton numéro, Mû, prévint-il durement. Je ne serai pas un traître comme toi.

– Aphrodite, je suis sincère… DM ne m'écoute pas, il veut des preuves de ce que je dis et je n'en ai pas. Mais toi… Toi, tu en as, n'est-ce pas ? Tu sais que le Pope n'est pas ce qu'il prétend.

– Qu'est-ce que ça change que ça ne soit plus Sion ? Il reste celui qui nous domine.

– Si on s'associe, on peut le faire chuter. Un Grand Pope ne doit penser qu'à la Justice et à Athéna. Cet imposteur ne pense qu'à lui, c'est pour ça qu'il vous fait tuer des rebelles en majorité. Des rebelles à son pouvoir et non pas à Athéna.

– Mû, tu ne sais rien. C'est facile pour toi qui te planques ici, au bout du monde…

Le Poissons se détourna, agacé. Il n'avait plus envie d'écouter le Bélier et ses grandes idées héroïques. Il était si déconnecté de la réalité du Sanctuaire. Il ne soupçonnait même pas l'étendue de la puissance sans borne de Saga. S'opposer à lui, c'était de la folie. Ses illusions le rendaient intouchables. Et puis…

Il repensa à Cortez et ses attentats, à Desdérone et ses apprentis sacrifiés, à tous les autres qui avaient commis des crimes ou en auraient commis s'il n'était pas intervenu. La Justice était aveugle. Saga était certainement Son monstre, et la Chimère, Son instrument. Il voulait y croire si fort.

– Aphrodite ! appela Mû en le voyant s'éloigner.

– Mû, ne reviens pas au Sanctuaire. Tu y seras tué si tu restes si faible.

Il sortit des ruines sans répondre à un nouvel appel du Bélier.

Mû soupira en sentant le cosmos froid du Scandinave retourner vers la tour. DM et Aphrodite étaient aussi bouchés l'un que l'autre, mais pas pour les mêmes raisons. Le Cancer, sa motivation principale semblait être l'intérêt personnel. Pour le Poissons, Mû était plus partagé. La haine qu'il avait vue en lui était bouillonnante, presque étouffante. A cause de son maître tué ? Le Bélier se doutait qu'il s'agissait probablement d'un assassinat "politique" commandité par le faux Pope. Il se souvenait très peu de sa vie au Sanctuaire, il n'en conservait que des flashs. Aldébaran, Shaka, Camus, Sion lui apparaissaient clairement mais ce qu'il y avait autour était flou. Il n'aurait pas pu dire si le Chevalier de Cassiopée était un rebelle né, ou s'il avait juste été un pion de plus pour l'imposteur… Dans ce cas, la vraie cible aurait été Aphrodite, mais pourquoi faire ? Malgré ses apparences froides et calmes, il était une boule de nerfs, une bombe à retardement qui exploserait un jour ou l'autre. Trop de colère s'accumulait en lui.

L'Atlante ne savait pas à qui elle était destinée au juste mais il eut une intuition. Aphrodite avait peut-être découvert l'imposture du Pope et celui-ci avait tué son maître en vengeance. Alors, il lui obéissait par peur, tout simplement. La même peur qui l'avait paralysé plusieurs années, et qui aujourd'hui encore, le retenait loin de la Grèce… Explication romanesque, évidemment, mais il n'avait rien d'autre pour comprendre l'attitude si étrange du Poissons.

Mû fit quelques pas dans le temple en ruines, contemplant les rayons lumineux qui filtrait à travers le feuillage du plus grand des arbres qui poussaient là. C'était vrai, il était trop loin du Sanctuaire pour arriver à jauger la situation. Les autres chevaliers étaient sans doute dans l'un des cas qu'il venait de voir : ignorance de la traîtrise, au courant mais pas intéressé, ou au courant mais trop effrayé pour agir. Il allait devoir être méfiant et réfléchi. La Chimère n'en avait pas après lui cette fois-ci, mais après leur rapport au Pope, la situation pourrait changer et devenir périlleuse… Dohko lui avait dit d'avoir du recul. Judicieux conse…

Son souffle se coupa. La lueur du cosmos de Kiki dans sa tête venait de disparaître brutalement. La flamme de celui de DM brûlait à sa place.

Kiki, murmura-t-il en se téléportant vers la tour de Jamir.

Quelle erreur avait-il fait de le laisser seul !

Le palais était silencieux. Mû s'avançait vers la chambre de Kiki, anxieux d'y sentir la présence du Cancer toujours plus lumineuse et forte. Il s'était téléporté dans la pièce du rez-de-chaussée pour vérifier son soupçon… et hélas, il avait eu confirmation : la trappe d'accès aux étages était ouverte et son maigre escalier, baissé. Occupé à discuter avec Aphrodite, le Bélier avait perdu de vue la surveillance d'un DM bien trop curieux. Cela avait laissé toute latitude à l'Italien pour fouiner à son aise dans la tour. Mû prit une profonde inspiration avant d'ouvrir la porte de la chambre du bambin. Il tentait de se préparer à un spectacle sanglant à l'intérieur. Dohko lui avait parlé de la réputation de cet être sanguinaire qui n'hésitait pas à massacrer femmes et enfants durant ses missions. Le Lion de la Chimère se plaisait à semer la terreur.

Le Cancer lui tournait le dos, penché sur le lit du bambin. La fenêtre qui lui faisait face le nimbait d'une lumière vive, qui parut sordide à Mû. La chambre était dans le même état que celui où il l'avait laissée. Les quelques jouets de Kiki s'éparpillaient au sol, au milieu de tapis de jeux divers et de peluches au sourire figé. Tous étaient des cadeaux de Dohko et de villageois de Languishan qui aimaient bien le petit gamin aux cheveux lavande qui leur rendait service. Etant en fuite, le Chevalier du Bélier recevait une prime du Sanctuaire plus que réduite, juste de quoi vivre. Le Grand Pope désirait certainement l'asphyxier ainsi et le contraindre à revenir, mais c'était sous-estimer les trésors de débrouillardises que déployait Mû.

Il traversa la pièce, inquiet de ne toujours pas sentir le cosmos de Kiki. Et si la mission des deux assassins avait été en fait de s'en prendre à l'enfant ?

– J'adore les enfants, commença DM sur un ton qui laissait sentir son sourire. Ils sont si petits et fragiles… C'est bien pour les tuer, ça facilite les choses. Leur seul défaut, c'est d'être vraiment trop salissant. Ils se débattent tellement qu'ils foutent du sang partout. Remarque, ce n'est pas mon armure qui s'en plaindrait, hein ?

– Deathmask, où est Kiki ? demanda calmement Mû, les poings serrés.

– "Kiki" ? C'est le nom de ton petit trésor ? Ridicule comme lui…

– Je ne te demande pas ton avis, je te demande où il est !

– Ça dépend ça ; quel morceau tu voudrais récupérer ? Je te préviens, moi je garde les têtes, rit le Cancer en se tournant.

– Espèce de sale…!

Le Bélier leva le poing. Il l'abaissa aussitôt en voyant ce que tenait DM contre lui.

Chaudement emmailloté dans ses langes, Kiki dormait en suçant son pouce, recroquevillé contre l'adolescent. Son souffle était profond et régulier, arrachant à Mû un soupir de soulagement. Il avait oublié cette règle pourtant fondamentale : le cosmos d'une personne disparaît à sa mort… ou dans son sommeil.

– Si tu me cognes, tu vas réveiller le chérubin.

– Garde ton ironie, tu veux, reprocha Mû en prenant dans ses bras l'enfant. J'ai cru que…

– … Que je l'avais décalqué ? Les rouquins ne sont pas assortis à mon intérieur. Mais je t'avoue que j'ai hésité, il chouinait tellement que je l'aurais bien calmé de manière expéditive. En plus, ça t'aurait rendu service.

– Je ne te demande pas tes conseils, Deathmask.

Kiki ouvrit un œil paresseux et sourit au visage de son tuteur, avant de se rendormir. Mû le recoucha avec une infinie douceur, le bordant affectueusement sous le regard amusé de DM. Celui-ci s'alluma une cigarette.

– Si j'étais toi, je protègerais mieux mon trésor. Il est facile à trouver. Le Pope serait ravi d'apprendre que tu caches ce petit bout.

– Mais tu ne lui diras rien, sinon, je te garantis que tu ne vivras pas assez vieux pour mourir d'un cancer.

– Ah ah ah ah Tu montres les crocs, ça y'est ? C'est ton rejeton ou quoi ?

– Non, ce n'est pas mon fils, mais je ne laisserai personne lui faire du mal, toi et le Sanctuaire y compris.

Le regard décidé du Bélier fit rire une nouvelle fois le Cancer, d'un rire sans chaleur. Il tira une bouffée sur sa cigarette et s'amusa à faire des ronds de fumée.

– Et que comptes-tu faire, à toi tout seul ? Tu n'as déjà rien pu faire avec seulement deux chevaliers dans tes pattes.

– Je suis capable de le protéger, je n'aime pas utiliser mes pouvoirs pour rien, c'est tout.

– Bien sûr, tu dis ça… Mais dis-moi, tu comptes en faire quoi ? Il a un cosmos déjà à son âge, c'est rare. Il va vite intéresser les envoyés du Pope qui recrutent les apprentis un peu partout sur cette belle planète. Ils le trouveront et tu lui diras bye-bye en agitant un mouchoir blanc. A moins qu'on te l'étripe pour te faire revenir à la maison.

– Pas si le Pope est sous le coup d'un marché.

– Laisse-moi deviner : tu répares les armures, s'il te laisse le morpion ?

– Et s'il est reconnu comme mon apprenti.

– Rien que ça ! Tu ne doutes de rien. Tu n'es même pas sûr qu'il soit pour l'armure du Bélier, celui-là.

– Ce n'est pas un obstacle.

– Tu penses vraiment que le Pope va accepter ?

– Il n'aura pas le choix, j'ai les cartes en main. Rien ne m'oblige à réparer les armures qu'il m'envoie, ou à les réparer correctement.

– Oh si, il pourra t'y obliger facilement…

Le Cancer s'approcha de Kiki et passa une main sur ses cheveux ébouriffés. Il la glissa jusqu'au cou de l'enfant qu'il entoura presque complètement.

– Tu vois, il suffit que je serre, et sans forcer, je lui pète les cervicales à ton bout de chou. Ou alors, je le soulève et je lui distends la colonne vertébrale. Ou bien je le secoue et j'écrase son si jeune et fragile cerveau contre sa boîte crânienne. Ou encore, je lui fais goûter à ma jolie clope et je me régale du parfum de la chair brûlée…

Le Cancer joua à approcher l'extrémité de la cigarette du bras nu du poupon. Mû l'éloigna d'un geste de la main. La cigarette tomba au sol alors que DM souriait au Bélier furieux.

– Tu vois, il y a plein de façons pour t'obliger à faire ce qu'on veut… Si j'en avais envie, je bousillerais ton chérubin et tu ne pourrais pas m'en empêcher, tout chevalier ou Atlante que tu es. Je pourrais te faire faire ce que je veux, en échange de la garantie que sa tête reste solidaire de son corps.

Ils s'affrontèrent du regard, puis la main de l'Italien quitta le cou frêle du petit. Il écrasa la cigarette tombée au sol.

– Je sais les risques que je prends, Deathmask, mais tu sais que je ne pourrai pas garder l'existence de Kiki secrète bien longtemps.

– Surtout en arrêtant pas de bouger comme tu le fais. Ça met la puce à l'oreille. On attire moins l'attention en restant sagement chez soi, ça évite que les voisins aient envie de mettre le nez dans ses affaires et que des indésirables viennent piquer des choses...

– Que veux-tu dire au juste ? De me faire oublier en restant à Jamir ? Le Pope ne se satisferait pas de ça.

– Va savoir. Moi, je t'ai rien dit.

Le Cancer s'alluma une nouvelle cigarette et s'en alla vers la porte.

– Mais je mettrai volontiers dans mon rapport que tu resteras à portée de voix si on te laisse avoir un apprenti que tu as remarqué dans le coin. Tu cesseras obligatoirement toute activité suspecte avec les rapports à envoyer au Sanctuaire pour suivre ses progrès et la charge de boulot te fera rester à Jamir en permanence, où on te joindra facilement…Et comme tu as déjà beaucoup de boulot, tu me laisses faire la commission à ta place.

Mû décryptait l'idée du Cancer, qui rejoignait la sienne. Le marché semblait tourner en faveur du Pope, puisqu'il le surveillerait beaucoup plus facilement. Il serait même sans doute poussé à retourner au Sanctuaire avec son apprenti parfois, pour que le Pope apprécie ses progrès. Se mettre une telle laisse au cou était dangereux… mais d'un autre côté, il serait toujours difficile d'accès à Jamir et aurait une relative tranquillité si le Pope endormait sa méfiance à son égard. Mû avait pensé en premier lieu poser un ultimatum au Pope, pour dominer plus complètement le rapport de force entre eux. La solution de DM le menait à s'avilir au maître du Sanctuaire. Il n'appréciait guère cela, mais pour Kiki, il valait peut-être mieux qu'il joue le jeu de l'exilé repenti.

– DM, pourquoi comptes-tu m'aider dans cette affaire ? Tu n'as rien à y gagner, au contraire. Si le Pope découvre que tu me donnes un coup de main comme ça, tu pourrais être considéré comme un traître.

– Et comment le découvrirait-il ? Je suis son dévoué Lion qui ne l'a jamais déçu.

– Te connaissant, il y a plus que le plaisir de lui faire un petit dans le dos qui te motive.

– Tu ne me connais pas, Mû.

DM s'appuya sur le chambranle de la porte et tira quelques bouffées sur sa cigarette.

– Au fait, comment ça s'est passé avec la Princesse ? Il t'a bien envoyé chier ?

– Disons qu'il a son caractère.

– C'est une fichue tête de mule. Il a écouté tes doléances ?

– Pourquoi veux-tu tellement savoir ?

– Curiosité. Je vais aller m'assurer qu'il s'est pas égaré je-ne-sais-où, annonça l'Italien en remettant les mains dans ses poches. Au fait, Mû, la prochaine fois que tu fais pression sur l'élément faible… Je ne serai pas aussi gentil.

– Le Pope te fait surveiller Aphrodite, c'est ça ?

Le Cancer lui envoya un sourire difficile à interpréter et haussa les épaules, disparaissant dans la pénombre du couloir.

Mû reporta son attention sur Kiki. Il enviait un peu le chérubin de dormir si profondément, inconscient du monde qui l'entourait. Cela lui rappelait le temps où Sion était encore là, et où tout était simple.

Le reste de la journée fut silencieuse. Deathmask se promena un peu partout dans la tour pour se distraire et mettre le Bélier un peu plus sous tension, mais ne trouva rien de vraiment compromettant. Aphrodite quant à lui, ne revient qu'en milieu d'après-midi. Il avait été obligé d'effectuer un large détour pour rejoindre la corniche où s'élevait la demeure de Mû. Il en avait profité pour admirer le paysage de Jamir qu'il commençait à apprécier, même si déjà, le Sanctuaire lui manquait. Enfin, pas tout le Sanctuaire, seulement son Temple. Il n'aimait pas être coincé ici entre un Italien qu'il détestait et un Tibétain étrange qui l'agaçait. Il ne goûtait pas plus l'idée de devoir affronter encore une fois le Grand Pope. Plus vite il rentrerait, plus vite il passerait l'épreuve du face à face et en serait débarrassé.

Mû disparut dans son atelier sitôt ses deux invités rentrés au bercail. Il continuait à les garder en tête pour les surveiller – ce qui était plus facile quand ils restaient au même endroit – tout en commençant son étude de l'armure noire. Seul l'un des vieux livres traduits de parchemins atlantes qu'il possédait, évoquait le moyen de la détruire. A ce que comprit le Bélier, ces armures avaient été produites par les mêmes artisans que ceux ayant créé les armures d'Athéna. Leur couleur noire venait d'une malédiction lancée par la déesse. Le peuple de Mû avait conçu ces protections dans un but obscur et en les imprégnant d'une grande quantité de sang humain pour compenser leurs défauts. Outragée, Athéna les avait jugées hérétiques et cloîtrées au fin fond des terres atlantes, pour qu'elles ne soient jamais utilisées. Noircies par la colère de la déesse, ces armures étaient devenues telles des vampires : elles pouvaient être portées par ceux ressentant de la haine, du désespoir, de l'orgueil, mais sans qu'ils s'en rendent compte, leurs porteurs se voyaient peu à peu dévorés par les protections. Elles absorbaient la vie et l'esprit de ceux qu'elles aidaient.

On les avait oubliées au fil du temps… jusqu'à ce que quelqu'un les redécouvre visiblement. Mû passa la main sur l'armure noire et frissonna. Elle était froide comme de la glace, bien que "vivante". On aurait dit un serpent. Pourquoi les dieux n'avaient-ils pas détruit ces armures maudites ? Athéna avait laissé aux humains une bien dangereuse arme entre les mains. Le jeune adolescent regarda Cassiopée et compara mentalement les deux armures. La couleur n'expliquait pas le malaise qu'on ressentait à voir la protection hérétique. Cassiopée figurait la reine céleste qui avait défié les dieux ; parcourue de filets de sang qu'elle n'avait pas encore totalement absorbés, elle était austère, volontiers inquiétante avec son regard vide. Et pourtant, elle paraissait plus rassurante que sa consœur sombre, qui était la copie d'une innocente armure de bronze – celle de la licorne a priori, mais dépourvue de casque. Peut-être la légende ne mentionnait-elle pas toute la vérité sur les armures noires et leur vraie nature… Peut-être étaient-elles la création de ceux qui avaient produits les Ecailles marines des Généraux de Poséidon, ou pire encore, les terribles Surplis d'Hadès…

Mais Mû n'était pas là pour comprendre. Même s'il était intrigué, il désirait avant tout se débarrasser de cette chose menaçante. Il la plaça dans la forge atlante qu'il possédait en l'aspergeant d'une décoction étrange et malodorante, dont il avait trouvé la recette dans le livre traitant de la légende des armures noires. Il s'agissait de reproduire une partie du processus de création de l'armure, de sorte qu'elle se fragilise et se désassemble d'elle-même. Car, à la différence des armures sacrées, ces armures noires ne ressuscitaient pas. Le savoir atlante en viendrait à bout. Il suffisait de laisser le temps faire son œuvre. Le Bélier adressa un dernier regard à la protection et enclencha la machine, qui produisit une douce chaleur.

Il se concentra ensuite sur Cassiopée qui, entre-temps, avait fini d'absorber le liquide sanglant. Alors qu'il la réparait avec précaution, il sentit Aphrodite le rejoindre. Sans un mot, le Poissons s'assit à la table où Mû procédait et le regarda faire. Il voulait certainement s'assurer que le Bélier s'occupe correctement de la précieuse armure de feu son maître. Mû laissa passer quelques minutes de silence avant de souffler doucement :

– Excuse-moi pour tout à l'heure.

Haussement d'épaules du Poissons. Il n'avait pas envie de parler visiblement, ses yeux toujours fixés sur Cassiopée.

– Je sais ce que c'est de perdre un maître auquel on est attaché, Aphrodite…

Le regard du Suédois changea de centre d'intérêt. Méfiance extrême. Mû lui sourit un peu tristement. Ils étaient partis sur un mauvais pied tous les deux.

– Je sais ce que c'est, répéta-t-il, alors je vais réparer de tout mon cœur cette armure. Rassure-toi.

Aphrodite sembla jauger la crédibilité du Bélier et ne trouva que de la sincérité.

– Fais ce que tu as à faire, répondit-il simplement, en regardant le reste de l'atelier.

Mû sentit son vis à vis se détendre. En ne surveillant plus Cassiopée, lui accordait-il un peu de sa confiance ? Il se plut à le penser. Ils n'échangèrent pas d'autres mots de tout l'après-midi.

Le réveil du lendemain matin ressembla à celui de la veille, à la différence que Mû éveilla les deux Saints en même temps. Les armures étaient réparées et l'armure noire, en train de mourir, aussi leur mission ici était-elle terminée. Le Bélier les abandonna pour s'occuper de Kiki qui réclamait son repas.

Deathmask but un peu de café.

– On va enfin retourner à la civilisation, c'est pas trop tôt. Mû ne sait pas faire le café.

– N'en bois pas si tu n'aimes pas ça, souffla Aphrodite.

– Trèves de bavardage. Que vas-tu dire au Pope ?

– Ce que je sais. Jamir n'a qu'un chemin d'accès et Mû n'est pas dangereux, malgré ses idées.

– Bon. Et pour le pilon ?

– Que veux-tu que j'invente au juste ?

– Tu diras que le Bélier veut en faire son apprenti, mais en marchant sous la main du Pope. Il n'éveillera pas les soupçons comme ça.

– Pourquoi t'aiderais-je ? Il n'y a pas d'intérêt à faire ça. Si Mû veut tenir tête au Sanctuaire, il n'a qu'à assumer. Il sait les risques qu'il prend.

– Ouais mais moi, ça n'arrange pas mes affaires, alors tu fais ce que je te dis. C'est toujours utile d'avoir une dette avec l'Atlante, et puis, il est mignon avec son petit chérubin.

– Tu n'es pas du genre à te laisser attendrir, DM.

– Non, c'est vrai, mais tu sais… Ça serait ennuyeux si tout le monde était du côté du Pope. Il faut des abrutis comme Mû pour rendre la vie du Sanctuaire plus marrante, et je suis sûr qu'un jour ou l'autre, il nous filera une super animation.

Le Cancer sourit en allumant une cigarette. Le Poissons était perplexe. Deathmask savait-il pour le Pope? Savait-il qui il était vraiment ? Mû avait dû lui parler de ses doutes à lui aussi… Etait-ce pour ça que l'Italien l'aidait maintenant ?

– DM… est-ce que Mû t'a parlé ? Du Pope ?

– Ça se pourrait. Ça te dérange ?

Le regard étrangement lumineux du Cancer alerta Aphrodite. La question n'était pas innocente. Il avait déjà vu ce regard chez l'Italien : lorsqu'il l'observait, avant sa première mission.

– Non. Il pense ce qu'il veut, mentit le Poissons. Mais ça lui vaudra des ennuis.

– On va faire en sorte que les problèmes ne lui arrivent pas trop tôt. On va s'en tenir à ma version du rapport, et s'il te prend l'idée de faire cavalier seul, je t'enfonce la mâchoire dans la boîte crânienne, Crevette.

– Tu ne me fais pas peur, prévint Aphrodite en faisant apparaître une rose. Il frotta doucement les pétales soyeux à ses lèvres : Et tu le sais bien… Tu ne m'as jamais fait peur.

– Il n'y a pas que moi que tu devrais craindre, Princesse. Je peux te faire avoir d'énormes problèmes. Tu oublies que tu danses dans la paume de Dieu…

– … Le Pope t'a demandé de me surveiller encore ?

DM lui répondit par un sourire narquois puis tira une nouvelle bouffée sur sa cigarette. Aphrodite sentit son cœur être serré par une main froide. Il n'avait pourtant rien fait… Il se tenait tranquille et avait exécuté correctement les rares missions que lui avait données le Grand Pope durant cette année… Shaka a été envoyé en Inde… Autrefois aussi, il avait été envoyé loin de lui… et ensuite… la douleur

– Eh, vire pas au blanc, Princesse. T'es clean sur ce coup-là, alors relaxe.

Il devait imaginer des choses… Imaginer des liens là où il n'y en avait pas… Aphrodite serra plus fort la tige de sa rose, sentant les épines entrer un peu dans sa paume et ses doigts. La douleur l'aidait à se calmer. Rien de mauvais ne l'attendait au Sanctuaire, non.

DM se leva.

– Je vais me balader, t'éloigne pas. On se barre quand je reviens, décréta-t-il.

Il sourit à l'absence de réponses. Il ignorait pourquoi le Pope l'avait fait surveiller le Poissons. Celui-ci n'était pas différent d'autrefois et n'avait pas l'air d'être un rebelle en devenir, au contraire. Il suivait les ordres comme un petit chien, avec son indifférence légendaire et sa voix douce. Le Cancer regarda un instant le visage de poupée du Suédois. On l'aurait cru fait de porcelaine. Facile à briser. Il suffisait de le priver de ses roses et de le coincer dans un coin pour qu'il soit complètement désarmé. Sa force de chevalier se concentrait dans ses fleurs, ses poisons et sa vitesse. Sans eux, il n'était qu'un bébé. C'était à se demander comment il avait pu obtenir son armure d'or… quoiqu'il n'avait pas eu à se battre…

Le Cancer sourit au souvenir. Le Poissons avait déployé un cosmos incroyable un bref instant ce jour-là. Il avait du potentiel. Il ne devait pas trop le sous-estimer. C'était peut-être la vraie arme d'Aphrodite, et ce dont se méfiait le Pope. La Princesse lui réservait elle aussi des surprises, on dirait. Mais DM ne voulait pas être sous le coup d'un ordre pour s'en assurer. La vie au Sanctuaire serait si ennuyeuse si on lui enlevait son jouet préféré.

En sortant de la tour grâce à la trappe cachée que leur avait montrée Mû, il croisa le Bélier qui faisait prendre un peu l'air à Kiki. Bien réveillé, le gamin ne craignait guère le froid, couvert comme il l'était. Il jouait avec un papillon arrivé là par miracle.

– Les armures sont prêtes ?

– Oui, je les ai rangées dans leurs urnes. Vous repartez aujourd'hui, n'est-ce pas ?

– Oui. Le voyage à la campagne, ça va bien cinq minutes. Je transmettrai tes amitiés au Pope comme convenu.

– Et en échange, que veux-tu au juste ?

– Continue ta vie. La prochaine fois qu'on se rencontrera, ça ne sera pas aussi amical que maintenant. Alors toi et ton trésor, devenez costauds. Ça ne sera pas drôle de vous tuer sinon.

– Nous verrons cela, répliqua le Bélier en prenant Kiki dans ses bras. Le Sanctuaire est corrompu, peut-être ne vivras-tu pas assez longtemps pour le croire…

Le Cancer partit à rire en écrasant son mégot.

– Tu sais ce qui est le plus amusant là-bas ? demanda-t-il. C'est que c'est le royaume des aveugles, continua-t-il sans attendre de réponse. Et au royaume des aveugle, c'est le borgne qui est roi.

Mû regarda DM s'éloigner. Il est dangereux. Kiki tira un peu sur une des mèches de ses cheveux lavande. Oui, le Cancer avait sa façon de vivre et elle n'était pas liée à Athéna, ni même au Pope, c'était une certitude. Lorsque l'imposteur tomberait – car Mû le ferait tomber un jour, il se l'était promis –, il serait probablement un des remparts les plus durs à abattre. Parce qu'il n'avait pas d'autres maîtres que lui-même. Mû serra Kiki contre lui, satisfaisant l'enfant qui s'agitait.

Il avait le sombre pressentiment qu'un avenir mauvais se profilait à l'horizon.

**************

Ils revinrent au Sanctuaire avec un certain soulagement. Le confort spartiate des Temples était ce qu'il était, mais il valait toujours mieux que celui du Tibet. L'afflux d'oxygène les étourdit un peu. Ils commençaient à s'habituer à la haute altitude et les voyages brutaux de l'un à l'autre des environnements mettaient leur corps à l'épreuve. Le Pope en tint compte, leur laissant le lendemain de libre pour se reposer, et ne les fit convoquer qu'en fin d'après-midi. Il désirait avoir des chevaliers en forme face à lui.

Ce qui ne plut pas à DM, ce fut sa décision de les entendre séparément. L'ordre était strict. Se doutait-il qu'il risquait d'y avoir des discordances entre leurs versions ? Le renard était peut-être plus malin qu'il n'y paraissait. Il les avait en fait testés tous les deux, maintenant ça lui semblait clair. Le Cancer souhaita fort qu'Aphrodite s'en tienne à ce qu'ils avaient convenu.

Deathmask passa en premier devant le maître du Sanctuaire. Celui-ci l'écouta faire son rapport d'une oreille attentive, lui posant de multiples questions sur le Bélier et le Poissons. Il cherchait les failles, les non-dits, les contradictions. Mais le Cancer était habitué à ruser et s'y était préparé. Son exposé parut convaincre le Pope au final, qui lui signifia l'arrêt de sa surveillance. Visiblement, il avait voulu mettre le Poissons dans une situation à risques et était satisfait qu'il n'ait pas craqué. Il était également satisfait du travail de Mû et ne fit pas de remarques sur la requête de Mû pour garder Kiki comme apprenti. Sans doute attendait-il d'entendre son comparse pour entériner une décision. Le Cancer se laissa congédier et suivit du regard le Poissons qui entrait dans la salle d'audience. Dans la lumière brillante et pure de l'endroit, il avait l'air d'un ange… Un ange froid et aux prunelles vides de tout sentiment.

– N'oublie pas, Princesse, lui murmura-t-il en arrivant à sa hauteur.

– Oublier quoi ? fut la simple réponse chuchotée.

Le Cancer quitta la pièce, se promettant d'administrer une raclée au Poissons si tout ne se passait pas comme il l'avait prévu.

La lourde porte sculptée claqua alors qu'Aphrodite mettait genou à terre devant le trône du Pope. Sa tension ne l'avait pas quitté. Plus que jamais, il voulait vite en finir avec le Pope et échapper à son regard. Il fit calmement son rapport puis attendit une manifestation du maître du Sanctuaire, qui restait étrangement calme. Trop calme.

– Bien, cela rejoint les propos du Chevalier du Cancer, remarqua le Pope au bout d'un moment, en croisant les mains devant lui. Tu as pu parcourir la terre de Mû, n'est-ce pas ? Rien n'a attiré ton attention, vraiment ?

– Non, Grand Pope. Il n'y a que des ruines là-bas. Aucun autre chemin d'accès.

– Mais ça, c'est Mû de Jamir qui te l'a affirmé. L'as-tu vérifié ?

– Les sentiers sont en mauvais état et aucun ne m'a paru sortir de la vallée.

– Et le Chevalier du Bélier, qu'en as-tu pensé, en étant à ses côtés quelques jours ?

Aphrodite tiqua, le regard tourné vers le sol et le tapis à fines mailles qui s'y étendait. Le Pope souriait derrière son masque.

– Il est indépendant mais appliqué dans son travail…

– Et ses propos ? Ses allers-retours fréquents avec le site des cinq Pics de Languishan me paraissent suspects, ce serait un très bon terreau pour fomenter une rébellion, ne crois-tu pas ?

– Il n'a rien dit qui aille dans ce sens, Grand Pope, mentit le Poissons.

Pourquoi aidait-il le Bélier, il l'ignorait lui-même. Leur antipathie pour le Pope était étrangement commune sans doute. Peut-être qu'Aphrodite l'enviait, d'être loin de tout, loin de cet homme masqué qui le faisait frissonner en ce moment.

– Pourtant, il n'a pas dit au Sanctuaire qu'il avait trouvé un apprenti. Il demande à ce qu'il soit officiellement reconnu. D'après toi, sa demande est-elle recevable ?

– L'enfant a un cosmos… Il désirait probablement s'en assurer avant de vous alerter.

– Il sait que je n'aime pas être dérangé pour des choses sans intérêt.

Le regard du Pope glissa sur sa nuque. Il le sentait comme s'il était fait de feu. Il ferma les yeux et respira profondément pour contenir une montée de stress. Le Pope était trop insouciant. Ça ne lui ressemblait pas.

– Deathmask m'a fait part des mêmes remarques, à peu de choses près. Cette mission simple a été un succès, mais je n'en attendais pas moins de deux chevaliers de votre rang. Je pourrai proposer de nouveau les armures du Lynx et de Cassiopée, lorsqu'on aura trouvé leurs futurs porteurs. Tu peux disposer.

Aphrodite salua et se releva, tournant rapidement le dos au Pope. Il souhaitait que personne ne se présente pour celle de Cassiopée. Elle était l'armure de Lucas, à lui seul. Personne ne pouvait être digne de lui succéder, c'était impossible. Il regarda les portes d'entrée. Une fois passées les sentinelles qui les gardaient de l'autre côté, il pourrait enfin se reposer auprès de ses roses.

– Oh mais j'y pense…

La voix du Pope le glaça. Elle n'était pas déformée par son masque.

– Il paraît que tu as eu une longue discussion avec Mû… Je suis curieux de savoir ce que vous vous êtes dits.

Un froissement de tissu. Le Pope venait de quitter son trône et marchait vers lui. Aphrodite sentit sa tension augmenter. Quelque chose lui disait d'hurler pour alerter les gardes. Le Pope ne quittait jamais son masque. Il ne se levait jamais. Le Saint des Poissons serra les poings pour contenir son envie de se retourner. Il ne voulait pas voir de nouveau ce visage qui hantait ses cauchemars.

– Le… Le Saint du Bélier me conseillait d'être prudent à Jamir.

– Vraiment ?

Un frisson plus fort parcourut l'échine d'Aphrodite lorsqu'une main se glissa sur sa gorge par-derrière. Sa jumelle vint s'enrouler autour de son bras gauche. Crie, Aphrodite… Il faut crier.

– O-Oui…

– Tu n'as pas l'air d'en être sûr… Ne te conseillait-il pas de te méfier de moi plutôt ?

Un souffle chaud sur sa joue. C'est comme avec le Croque-Mitaine. Ne pas montrer sa peur. Il veut te faire craquer. Ne lui montre pas.

– Il a des doutes sur ma légitimité. Tout comme Dohko de la Balance, c'est pour cela qu'ils s'acoquinent tant. T'en a-t-il fait part, Aphrodite ? Sois sincère.

– Oui, il m'en a parlé…

– Et qu'as-tu répondu ?

La poigne sur son bras se renforça, lui faisant mal. Le Pope avait glissé sa main sous ses épaulettes, à l'endroit où sa peau n'était pas protégée par l'armure. Le Suédois avait du mal à réfléchir. Il savait qu'il devait se débattre, mais sans réussir à faire obéir son corps. C'était si pathétique.

– Qu'as-tu répondu ? répéta fermement le Pope.

– … Qu'il se trompait… Un Saint… est dévoué à Athéna…

– A Athéna et à moi, Aphrodite… Tu sais qu'Athéna n'est plus, aussi vous êtes tout à moi, tous. Tu n'es même plus tout à fait un chevalier, tu n'as pas oublié notre petit marché, n'est-ce pas ?

Sacrifier son honneur pour venger un maître. Donner une vie contre une autre vie qui ne reviendra jamais. La main sur sa gorge se déplaça à ses lèvres pour le bâillonner. En réflexe, Aphrodite donna un violent coup de coude au Pope. Celui-ci le plaqua davantage contre lui en étouffant un gémissement.

– Tu te rebelles maintenant ? Veux-tu être un traître à la face de tous ? Si tu avais bien visé, les piques de ton armure m'auraient peut-être bien transpercé… Dommage que tu aies raté.

Aphrodite se débattit malgré sa peur qui augmentait. Le Pope lui bloquait les bras pour se protéger des écailles aiguisées qui surmontaient les avant-bras de la protection sacrée. Encore une fois, il était plus fort que lui. Saga était trop fort. Sa peur l'empêchait de se concentrer.

– Veux-tu que je te dise ? Même si tu criais, les gardes n'entendraient pas. La salle est insonorisée et les portes, très épaisses. Tu sais, tu as bien obéi, Aphrodite. Je craignais que tu craques mais non, tu as satisfait la confiance que j'avais en toi. Tu mérites une belle récompense, ne penses-tu pas ?

Arès entraîna le Poissons vers l'une des portes latérales, celle menant à ses appartements privés. Il n'y avait pas de gardes à cet endroit – il ne les tolérait pas – et son désir se faisait pressant. Sa jolie poupée avait été si obéissante. Cette fois, personne ne le dérangerait.

En se sentant traîné, Aphrodite écarquilla les yeux.

Tu vas te faire pardonner…

… Ma belle petite poupée…

Ça recommençait… Encore un cauchemar, un cauchemar éveillé… non… C'était bien réel Fuir…

Il tenta de prendre ses appuis au sol pour résister à la forte poigne de Saga. Cette fois… il ne se laisserait pas faire. Il se débattit tant et si bien qu'il libéra une de ses mains et appela une rose noire. Surpris par l'attaque, Saga eut juste le temps de se protéger d'une main.

– Ne… Ne me touche pas, Saga !

Aphrodite se retourna, envoya son coude dangereusement aiguisé droit sur le visage qu'il haïssait.

Saga disparut en un instant. La vitesse de la lumière ! Entraîné par son élan, Aphrodite ne put esquiver le violent coup à la nuque que lui porta le Pope. Il s'effondra au sol, tâchant de retrouver son souffle. La tête lui tournait. Son casque avait roulé près du trône. Saga le porta dans ses bras comme une femme et reprit sa route, imperturbable.

– Tu as osé me blesser, ma petite poupée, ce n'est pas sérieux…

Il appela un bref instant son cosmos, faisant exploser l'armure des Poissons qui tomba au sol. Sa main posée près des côtes d'Aphrodite se mit à exercer une forte pression.

– Je pourrais te briser une côte ou deux pour te punir, tu sais. Tu es à moi, ne l'oublie pas.

Il força un peu plus sur la jeune poitrine, arrachant un gémissement à Aphrodite qui avait du mal à rester conscient avec le coup qu'il avait reçu à la tête. Il savait ce qu'il faisait. Le Suédois sentit ses côtes résister aux serres du tourmenteur. Elles casseraient s'il continuait, aucun doute là-dessus. Il avait l'impression que les doigts du Pope allaient perforer sa chair d'un instant à l'autre. Saga se régalait de le voir tant à sa merci.

– Rassure-toi, tu es trop beau pour que je t'abîme ainsi, annonça-t-il en souriant.

Il traversa plusieurs couloirs avant d'arriver à des doubles-portes qu'il ouvrit d'un coup de pied.

– Avec Mû docile et les futurs gamins et bénéfices de Mitsumasa Kido, les choses vont changer. C'est un temps nouveau qui commence pour le Sanctuaire et pour nous deux, Aphrodite. Une époque glorieuse, où nous marcherons côte à côte…

Il le jeta sans ménagement sur le lit à baldaquin. Un sourire étirait son visage.

Aphrodite se redressa. Un coup au ventre le laissa essoufflé pendant que Saga retournait aux portes.

– Oh oui… Je veillerai toujours à ce que tes beaux yeux portent une vie comme maintenant. Tu as oublié à qui tu appartenais… Il est temps que je te le rappelle. Si tu veux vraiment qu'on t'écoute, aie la force qui va avec tes prétentions, je te l'ai déjà dit, ma petite poupée, sourit le Grec.

Les portes claquèrent.

Un bruit de lutte, si court.

Puis des cris que personne n'entendit.

Dans la salle d'audience, les morceaux épars de l'armure des Poissons luisaient faiblement sous la lumière du soleil couchant.

La lune était haut dans le ciel. Aphrodite marchait droit devant lui sans la regarder. Tout se mélangeait en lui. Il avait à peine conscience de avancer, perdu dans ses pensées. Il ne remarquait même pas la souffrance de son corps.

Si ça te déplaît vraiment, ma petite poupée, c'est simple : tue-moi.

Mais tu n'en auras jamais la force.

Et ça, nous le savons tous les deux.

Saga avait ri en lui disant cela, avant de le laisser partir.

Aphrodite ne savait plus. Il aurait voulu le tuer. Lui arracher le cœur. Lui faire payer cette torture. Mais… il n'avait rien fait. Même une fois libre de ses mouvements et rhabillé par son bourreau, il n'avait pas pu lever la main sur lui ou réfléchir correctement.

L'odeur de Saga semblait incrustée dans sa chair.

Une odeur que je connais. Celle dont je me suis rappelé il y a quelques jours… Celle qui était sur moi, un an en arrière. Alors… Alors ce n'était pas…

Les rêves qu'il avait faits… Cette sensation d'étouffement qui le saisissait parfois lorsqu'il lui arrivait d'entrer dans les thermes près des arènes… Ces frissons à la pensée du Pope… Tout avait été réel. Il avait tellement voulu se mentir pourtant, tellement tout oublier et croire que ça n'était jamais arrivé, que Saga ne lui avait jamais fait cette chose douloureuse dont il ignorait le nom.

Il s'arrêta et s'appuya à une colonne. Les larmes nimbaient de nouveau son regard vide.

C'était peut-être ça le plus douloureux. Son mensonge avait presque réussi. L'oubli avait été si proche… Et Saga avait ruiné tout son travail, tout son espoir. Le Saint des Poissons savait qu'il n'arriverait jamais à se mentir de nouveau avec autant de force.

Si ça te déplaît vraiment, ma petite poupée, c'est simple : tue-moi.

Oh oui, qu'il aimerait le tuer ! Mais comment tuer cet homme qui s'était débarrassé de son armure en un rien de temps, qui parvenait à le paralyser rien que du regard ? Il était trop faible, beaucoup trop faible.

Il glissa au pied de la colonne, faisant crisser douloureusement le métal doré de son armure contre le marbre. Il contempla ses mains sans vraiment les voir. Devenir plus fort. Le plus fort. La Force, de nouveau. C'était la seule solution. Sinon Saga reviendrait encore, c'était une certitude – ou un pressentiment.

C'était sans doute de la folie, mais il devait abattre Dieu. D'une manière ou d'une autre.

Le Croque-Mitaine le lui avait pourtant appris il y avait très longtemps, dans un enfer fait de neige et de glace éternelles. La défaite et la faiblesse mènent à la douleur. Il ne faut jamais se laisser dominer par des sentiments, quels qu'ils soient… Seule la Force compte en ce monde. Loi numéro 3.

**************

J'étais vraiment stupide. J'avais oublié l'essentiel : le Fort mérite toujours sa place. Se rebeller ne sert à rien. Il mérite sa place au sommet du monde, parce qu'il mérite de dominer les Faibles… Ces maudites créatures dont je fais partie. Pourquoi je n'ai pas compris cela plus tôt ? Je ne sais pas… Ou alors, j'essaie de me mentir aujourd'hui encore… Les mensonges sont si durs à agripper maintenant. Ils me font tellement mal.

Parce que même si Lui est le plus fort… Je continue de vouloir le tuer, et Il le sait. Il me propose souvent de L'achever, avec des yeux tellement étranges… Une fois sincères, une fois moqueurs. Peut-être qu'Il est encore plus fou que moi. A moins que je me mente encore ?

Ce qui me fait le plus mal en repensant à tout ça, c'est peut-être qu'à ce moment-là, j'aurais pu changer les choses. On l'aurait tous pu – DM, Mû, le premier venu. Les évènements n'auraient pas tourné aussi mal qu'ils le sont aujourd'hui.

Et c'est devenu ainsi à cause de ma faiblesse. Je me hais tellement…

Je m'en suis aperçu bien plus tard.

Les portes de bois de la salle d'audience ne sont pas si épaisses que ça.

Si j'avais crié, les gardes m'auraient entendu et seraient entrés pour nous séparer.

Si seulement j'avais crié…

 

NOTES

(1) Dans les traditions bouddhistes, les "mères" sont les autres individus, considérés comme une partie de soi et méritant le même accès au nirvaña que le bouddhiste.

(2) Versets 7 et 9 de la Méditation de la Voie progressive.

(3) Le figuier des pagodes, ou pipal, est aussi appelé Arbre de la Bodhi, car c'est sous ses feuilles que le Bouddha Siddhârta Gautama aurait connu l'Eveil.