Chapitre 1
* Mémoires de Sion, Grand Pôpe et Chevalier d’Or du Signe du Bélier*
Je courrais, encore et encore, à travers cette terre aride et désertique, tombant, me blessant contre les rochers hostiles, me relevant pourtant, faisant fi de mes nombreuses écorchures venant taillader mes mains, mon visage, mes jambes de petit enfant.
Je n’en pouvais plus, mon souffle me semblait être arrêté au plus profond de mes poumons, cela faisait plusieurs heures que j’essayais de fuir l’acte abject que je venais de commettre.
Tout mon corps me suppliait de stopper cette échappée furieuse et chacun de mes pas me portait le cœur au bord des lèvres.
Laisse-moi, ne faiblis pas, pas encore, je ne veux pas mourir, pas maintenant.
Ces quelques mots résonnaient en boucle dans ma tête comme dans l’espoir de faire taire cette voix qui n’était pas la mienne, essayant de me faire perdre pied, de me faire fléchir pour ne plus me redresser.
J’entendais leurs cris, leurs jurons, le bruit métallique de leurs armes. J’étais la proie et eux les chasseurs.
Une pierre roula sous mon pied, me faisant perdre mon équilibre, je m’étalai alors lourdement dans la poussière brune. Ma chute m’arracha un cri de douleur : une branche sèche et acérée venait de m’ouvrir la pommette, à quelques centimètres de mon œil droit.
Ils se rapprochaient, ils étaient en train de gagner et moi de perdre. Je n’en pouvais plus, cette nouvelle douleur décupla celle de mes autres blessures, ravivant leur ténacité.
Me relever et continuer, il le faut.
Dans un effort convulsif, je parvins à me redresser. J’avançai maintenant dans l’obscurité, tremblant comme l’eau calme sous le vent.
Leurs hurlements résonnaient dans ma tête, si fort, si durement que cela déclencha une céphalée aiguë et maligne.
Dans peu de temps, ils me verraient, ne se contentant plus de suivre mes pas, mes traces sanguinolentes laissées dans la terre ingrate que foulaient leurs bottes ferrées, ils pourraient alors épauler et m’abattre comme l’animal que j’étais à leurs yeux : moi, l’enfant recueilli, diabolique au point de commettre un crime impardonnable et impie au sein de leur petit village tranquille et délicat.
Non. Il ne faut pas pleurer. Pleurer, c’est lorsque le cœur perd face au corps. Et moi, je ne veux pas perdre la seule chose qui m’appartient encore un peu face à ce qu’ils ont essayé de façonner à leur propre image. Un monstre.
Ce bruit assourdissant… Plus que la peur, c’est ce tonnerre malfaisant se rapprochant de moi chaque seconde un peu plus qui me glace le sang. Ainsi, c’est cela que l’on entend avant de mourir ?
Je ne vois plus rien, mon chemin s’efface devant moi, me trahissant à son tour, me laissant seul face à ce vacarme rugissant.
Une note. Un parfum. Qu’est-ce ?
Tout mon corps se raidit à cette sensation nouvelle. De l’eau, là, proche, de l’eau chantait. Une rivière ? Un torrent ?
Je ne savais pas, cela faisait plusieurs années que j’habitais dans cette région mais ne la connaissais guère. Seules les collines et le petit bois entourant la Maison m’étaient familiers.
Je focalisai alors tous les sens qui me restaient sur cette issue salutaire. Si c’était une rivière, je pouvais espérer, en la traversant, priver leurs chiens de mon odeur. Si c’était un torrent, je pouvais souhaiter qu’ils ne viendraient pas me chercher là-bas où je me serrais caché, croyant sans doute que j’eusse été mort.
L’eau. Vite, vite, avancer. Où était-elle ? A droite ? A gauche ? Est-ce que je serais assez fort pour me traîner jusqu’à elle ?
Je marchais en titubant, gagnant l’endroit où me semblait-il, Dieu allait me permettre de prendre répit, centimètre par centimètre.
Soudain, au détour d’un fourré, comme pour me saluer, le murmure que j’avais perçu fit place à une véritable explosion sonore, majestueuse et puissante.
A mes pieds bouillonnait une cascade abrupte et furieuse dont les lames d’écume tranchantes venaient, plusieurs centaines de mètres en contrebas, découper la surface paisible d’un lac intérieur, compris au bas de falaises abruptes que je surplombais maintenant. J’étais au-dessus du dos d’un dragon immense et déchaîné dont la force était incommensurable. Cette découverte me coupa les jambes. Je tombai à genoux.
Mon espoir se brisait contre cette eau démente. J’étais perdu. Entre une mort donnée par la Nature et celle odieuse infligée par l’Homme.
Je compris alors pourquoi, malgré le fait que je ne sois encore qu’un enfant, ils ne m’avaient pas rattrapé lors de ma course folle. Certes, j’étais bien plus rapide pour mon âge que les autres enfants, mais mes pas restaient ceux d’un petit garçon. Les leurs étaient ceux d’adultes.
Ils savaient ce qui allait se trouver sur ma route, savaient que tôt ou tard ils allaient me mettre la main dessus.
Et maintenant qu’ils m’entouraient, leur sourire carnassier sur toutes les figures, sur toutes les lèvres hurlantes, vociférantes et riantes à la fois, ils me regardaient à genoux devant eux comme un insecte que l’on écrase du bout du pied.
Mon cœur se mit à battre plus fort.
L’un d’eux ramassa une pierre affûtée et blanche et me la lança avec force au visage, bientôt imité par les autres ricanant.
Chacune d’elles retombaient au sol, maculée de rouge.
Brusquement, il y eût un grand fracas. Le sol se défonça. La roche au niveau de laquelle ma retraite avait pris fin et sur laquelle je me tenais auparavant recroquevillé, tentant désespérément de protéger ma tête de mes mains des projectiles meurtriers que l’on me lançait avec rage, céda.
La dernière chose que je vis alors fut leur sourire blanc, déformé et horrible ce faisant de plus en plus mince et élimé au fur et à mesure que ma chute m’entraînait vers l’onde mortelle de la cascade, mais il était toujours présent, et il me hanterait jusqu’à la fin de mes jours.
Enfin, mon corps fut happé par l’eau déchaînée et gelée pour être projeté de toutes parts.
La chute d’eau s’était chargée d’en finir avec moi.
Alors que la douleur émise par mon corps devint insupportable, ma vie s’échappant de tous les pores de ma peau, le souvenir de ce qui avait été les sept premières années de ma vie me revint, les seules années que l’on m’aurait laissées vivre.
J’étais né un jour de pluie, un peu en avance par rapport aux prédictions de mes parents.
Ma mère, celle qui me donna mon nom. Elle m’avait tenu pour la première fois dans ses bras, ses grands yeux doux aux reflets cuivrés plongeant dans les miens venant à peine de s’ouvrir, un sourire lumineux éclairant son visage fin et blanc. Elle était épuisée mais elle avait tenu à me garder contre son cœur, comme pour me transmettre toutes les forces qui pouvaient lui rester. Son doigt vint effleurer mon front.
Mon père était là aussi, je sentais sa présence réconfortante, sa force protectrice.
« Il s’appellera Sion », avait-elle déclarée, d’abord en regardant mon père, puis en replongeant son regard dans le mien.
« Tu t’appellera Sion, parce que c’était le prénom du plus grand Alchimiste d’Athéna, et parce que cela signifie « Courage » dans notre langue. »
« Sois-en fier, mon fils », dit doucement mon père, « cela est un très beau nom ».
Il posa alors sa main immense pour moi en cet instant sur ma tête.
Maman, celle qui m’a offert en quelques mots mon identité, la charpente de mon âme, comme elle était belle, ses longs cheveux dorés et ondulés retombant mollement sur ses épaules frêles. Tout en elle était délicat, et moi qui la regardait de mes yeux d’enfant venant tout juste de naître, je sus que c’était elle ma seule et unique déesse.
Mon père, celui qui a forgé mon caractère insoumis, comme il était grand, son regard semblable au mien, dans lequel on pouvait lire combien il était fier de nous deux et combien d’affection il pourrait m’offrir à moi qui était encore si menu et fragile.
Avec eux, j’ai vécu les trois premières années de ma vie. Ces années, j’aurais voulu que jamais elles ne s’éteignent.
Nous habitions une petite maison de pierres et de bois solide que mon père avait bâtie de ses mains dans un endroit reculé en haute montagne. Le plus proche village était à plusieurs kilomètres, aux pieds de ces dernières et donc à plusieurs jours de marche. Nous étions isolés de tout, mais qu’importe ! Nous étions heureux, nous suffisant les uns aux autres, personne n’avait besoin de nous et nous n’avions besoin d’aucun d’entre eux.
Mon père m’appris très tôt la raison de ce retrait du monde : de même que le prénom pour le moins étrange que ma mère avait choisi pour moi, notre famille était la descendante d’un peuple mythique originaire du continent de Mü, un peuple de « Nature et de Sciences » comme il aimait le qualifier avec une certaine fierté bien mal dissimulée faisant rire maman.
Comme pour mes parents, le sang coulant dans mes veines était un don pur et sacré du temps.
Notre peuple était aimé des Dieux, sous la protection de Grande Athéna, déesse de savoir, de justice et de compassion. Il vivait pour elle et pour sa gloire, acceptant de ses cacher des yeux du monde pour sceller entre ses mains des secrets que de mauvais esprits pourraient transformer en fléau pour l’humanité dont nous étions, au même titre que ses Chevaliers, plus qu’un Gardien, un Protecteur. Depuis toujours, Grande Athéna avait eu confiance en nous et nous croyance en elle.
Notre famille était pourtant l’une des trop rares survivantes de ce peuple frappé à une époque d’une étrange maladie insufflée par des Dieux jaloux de notre prestige considéré comme de la vanité. Cette mort masquée avait décimé la quasi-totalité de notre terre d’origine. Mon père avait eu la chance de pouvoir fuir ce fléau, nous emmenant, ma mère et moi dormant encore dans son ventre, loin de nos racines maintenant coupées.
Alors que je le regardais avec admiration devant ce courage dont je doutais fortement en être un jour pourvu devant une épreuve similaire, il éclata de rire, posant sa main sur mon épaule d’enfant de 1 an, comme il avait l’habitude de le faire quand je m’interrogeais trop sur ce que je n’étais pas encore :
« Du courage, hein ? Moi, je nommerais plutôt cela de la peur. J’avais peur de vous perdre ! Mais maintenant, vous êtes là, avec moi, c’est tout ce qui m’importe. »
Comme à son habitude, il avait deviné ce qui me passait par la tête, ou plutôt avait lu ce que je ressentais. Car notre peuple, en reconnaissance des services rendus à Grande Athéna, s’était vu offrir des dons exceptionnels comme la télépathie, le télékinésie par exemple, ou encore la connaissance des lois de la Nature qui était comme une alliée pour nous. Je ne m’en étonnais pas, pouvant parfois « discuter » avec mon père juste par la pensée, et puis, sinon, comment un enfant de 1 an à peine aurait-il pu savoir marcher, courir, parler et lire parfaitement ?
Un peu plus tard, je devais apprendre que mon père ne se contentait pas de vouer un culte passionné et désintéressé à Athéna : il était aussi devenu pratiquement l’une de ses propres mains. Mon père était le seul homme vers lequel se tournaient les êtres bénis d’Athéna, les autres Protecteurs des Hommes, ses Chevaliers.
Mon père redonnait vie aux vêtements de protection dont Athéna revêtait ses guerriers les plus valeureux, les protégeant alors au combat. Mon père était le seul homme à savoir utiliser la fine Alchimie qui permettait de réparer les Armures.
Ces êtres fantastiques et impressionnants, encore plus vis à vis de moi qui étais encore bien jeune à cette époque, étaient notre seul lien avec le monde extérieur. Parfois, l’un d’entre eux se présentait à notre demeure pourtant cachée de tous, le front humble malgré sa puissance que mon instinct devinait écrasante, gravissant pour cela les hautes montagnes enneigées nous entourant, bravant mille morts pour obtenir le fruit de sa quête dangereuse et incertaine : la survie de son Armure Sainte.
Mon père, le sourire aux lèvres, saluant le courage de ce guerrier légendaire, répondant à son ultime requête, prenait alors entre ses mains d’orfèvre un coffret de bois ancien et sculpté, l’ouvrait avec une précaution infime dévoilant en son sein des outils finement ciselés, taillés dans l’or, l’argent et l’airain les plus purs, brillants comme des rayons de lumière, répondant à l’appel de leur maître alors que celui-ci les dégageait délicatement de l’enceinte de velours rouge dans laquelle ils étaient gardés maintenus.
A chacun de ses gestes, des gerbes de poussière étincelante jaillissaient du métal noble de l’Armure auparavant vidée de toute substance vitale, alors que ses outils entraient en contact avec elle.
Pour moi, il n’y avait pas de plus merveilleux spectacle que de voir tous ces éclairs colorés, tous ces instants de bravoure délivrés par ces armures s’éveillant à nouveau sous les doigts de mon père.
Il m’apprit petit à petit à soutenir le marteau extrêmement lourd malgré sa taille gracile pour toute personne ne possédant l’expression et la connaissance de ce que j’appellerais aujourd’hui « Cosmos », à tenir entre mes doigts cette poussière d’étoiles impalpable pour tous et qui est la source de renaissance des protections sacrées de Chevaliers d’Athéna. Vers l’age de trois ans, je connaissais pratiquement tout de cette magie salvatrice, bien que mon père fut encore, je dois l’avouer bien meilleur que moi quand il s’agissait de la mettre en pratique.
Mon père. Comme je me sentais fier de lui, de ce qu’il pouvait accomplir, de son savoir, de ses dons formidables, de faire partie moi aussi de ce peuple légendaire qu’était le notre! Chaque jour, je remerciais cette divinité dont je ne connaissais que le nom et dont les actes de valeur m’étaient longuement contés par mes parents le soir au coin du feu pour m’avoir donné la chance de naître ici, dans ces montagnes dont le sommet est toujours gelé, maculé de neiges éternelles et scintillantes, entourées de brumes de mystères, de m’avoir donné des parents et un foyer aussi chaleureux, tout simplement de m’avoir offert de vivre.
Et maintenant, comme je pouvais la haïr ! Car après m’avoir tout donné, après m’avoir fait croire que je pouvais espérer sa compassion, cette déesse miséricordieuse m’a tout repris, lâchement et sans préavis, comme lors d’une saute d’humeur badine.
J’avais 3 ans. Ma mère fut un matin d’hiver prise d’une fièvre maligne. Cela a duré trois jours et deux nuits. Elle s’est éteinte sur son lit de souffrance pendant la troisième nuit, le sourire aux lèvres, digne malgré la maladie, son dernier souffle fixant pour l’éternité sur son visage doux sa gentillesse et son courage.
Maman.
Moi qui ne connaissais rien de la mort, celle que j’imaginais présente uniquement dans les récits de mon père, je la voyais en face, grinçante, se tenant droite au milieu de la chambre où ma mère s’était endormie pour toujours, regardant de haut mon père tordu par la douleur d’avoir perdu sa propre chair, le front reposant contre celui froid de sa bien- aimée, son corps si grand cassé par des sanglots qu’il n’arrivait plus à retenir, des larmes coulant sur ses joues creusées par la souffrance. Et moi, debout, dans l’embrasure de la porte, pris de tremblements de peur devant la vue de ce héros brisé, ce sentiment honteux d’être inutile me vrillant l’estomac, rendant ma gorge douloureuse, me noyant dans un flot de larmes et de souvenirs fugaces de ce qui avaient été son regard, le mouvement de ses cheveux alors qu’elle les remontait pour les attacher dévoilant sa nuque diaphane, ses gestes si calmes, ses mains si chaudes, ses yeux si tendres.
Ma déesse à moi venait de m’être sauvagement arrachée par celle que je me devais de vénérer.
Mon père ne fut pas long à suivre maman.
Harassé de chagrin, de culpabilité d’avoir été incapable malgré toute sa science de sauver celle qu’il chérissait.
Quelques semaines plus tard, la mort devait revenir pour lui.
Ma présence n’avait pas été suffisante pour lui redonner ce souffle nouveau qu’il insufflait aux Armures. Il avait essayé de combler le fossé creusé dans notre foyer par la disparition de maman. Il n’y est jamais arrivé. Peu de temps avant sa mort, alors que son corps perdait de plus en plus de sa magnificence, de sa grandeur pour se faire plus recroquevillé et maigre que jamais, il s’absenta deux jours, me laissant seul et anxieux, espérant de tout mon cœur qu’il allait revenir.
Quand il rentra enfin, s’apercevant que je n’avais touché à aucune des provisions qu’il avait mis à ma disposition ayant bien trop peur pour penser à me nourrir, il s’agenouilla devant moi, me pris les mains et se mit à pleurer.
« Pardon… Pardon… Sion, pardonne-moi de ne pas être à le hauteur de ce que tu attendais de moi… »
Non, non ! Ne dis pas ça ! Tu sais très bien que je t’aime, c’est tout ! On va vivre tous les deux, ensemble, on va ouvrir ton coffret de bois ensemble pour réparer ces armures auxquelles tu tiens tant, tu vas voir, on saura être heureux comme avant ! Je suis grand maintenant, si tu ne trouves pas la force de te remettre debout tout seul, alors tu pourras prendre appui sur moi, mes épaules sont solides, tu vas voir ! Fais moi confiance !
J’aurais voulu lui dire cela, lui hurler combien j’avais besoin de lui et de son amour pour exister encore, le consoler…Mais aucun son ne pu sortir de ma gorge qui était tellement serrée par l’angoisse que je n’arrivais presque plus à respirer. A la place, cette immonde sensation, une nausée m’envahissait de toutes parts comme un poison mortel, me punissant pour ma lâcheté envers un homme qui m’avait tout donné, tout appris, qui était tout pour moi, qui était mon père tout simplement.
Toute ma vie, en repensant à cet instant qui représenta nos derniers adieux, à celui où seules les larmes arrivaient à sortir de ce corps fermé à double tour, alors que ma voix se scellait dans mon cœur, cette nausée devait me reprendrait, tenace comme une blessure profonde ne pouvant être réduite et pavée par aucun remède.
Mon père me tendit un fragment de papier où étaient notées des inscriptions que je n’arrivais pas à déchiffrer au travers des larmes qui me voilaient le regard.
« Sion, écoute-moi. Si jamais il devait m’arriver quelque chose, je veux que tu ailles chez cette personne. Elle… Elle saura prendre soin de toi. »
Non !! Ne m’abandonne pas ! Je t’en supplie, je veux rester avec toi ! S’il te plait !!
« C’est une parente de ta mère, elle saura prendre soin de toi. »
C’est faux !! Toi seul sait de quoi j’ai besoin sur cette terre !!
« Sion ! Ecoute -moi, c’est très important, à partir de maintenant, tu dois cacher ce dont tu es capable de faire ! Personne de ne doit voir ce que tu peux réaliser ! Sion ! Ecoute-moi ! Il faux que tu les caches aux yeux du monde, laisse-les dans ton cœur, tu comprends ? Ils ne doivent pas connaître tout ça, cela leur ferait trop peur et alors ça te rendrait trop malheureux ! Les Hommes sont bons, crois-le Sion ! Ils sont bons ! Mais ils ont peur de ce qu’ils ne connaissent pas. »
Tu me demandes d’abandonner ce qui me reste de toi ? Ce qui fait ma fierté ? Ce qui soutient encore mon âme ?
« Promets-le moi, mon fils ! Promets-le moi ! »
Face à mon père suppliant, que pouvais-je faire d’autre que d’acquiescer non sans penser que l’endroit où il voulait m’emmener était peuplé de monstres. Il voulait simplement me protéger. Je mentis à mon père, je voulus que sa voix cesse de trembler, ses larmes de couler.
Il me regarda comme soulagé par ma réponse silencieuse, et me serra convulsivement dans ses bras. Moi, je ne voulais pas être ailleurs. Je ne voulais pas penser à ce qui se passerait si ce « quelque chose » devait arriver.
Mon père est mort, à la même place que maman, dans le même lit, quelques jours seulement plus tard. Ce que je nommerais ensuite comme mon sixième sens n’avait malheureusement pas failli.
Papa, tu me quittes aussi.
Je suis resté assis comme il avait été auparavant devant la dépouille de maman, l’appelant doucement, espérant de toute mon âme que ses yeux allaient se rouvrir d’un instant à l’autre.
Mais rien. Le Néant. Ce vide pesant remplissait la pièce où nous avions été si heureux avant tous ensembles, celle où j’étais né, celle où j’avais entendu pour la première fois le chant de la voix de ma mère, le murmure du rire de mon père.
Dans ma main, pour seul testament de ces instants révolus, le morceau de papier froissé entre mes doigts crispés de douleur attendait son heure.
Qu’allais-je faire ? Qu’allais-je devenir ? J’étais tout seul, personne ne se souciait de mon existence étant donné que pour l’amour d’Athéna nous nous étions volontairement exilés loin de tout et de tous.
Athéna. Ce nom me donnait maintenant envie de vomir et me remplissait d’une rage sourde. Comment mes parents avaient-ils pu se tromper à ce point sur son compte ? Elle avait été cruelle envers nous, envers moi, nous qui n’avions cessé de la servir fidèlement, elle et ses Chevaliers, elle nous avait amputés de son existence comme on dégage un membre gangrené d’un corps sain.
Comme je te hais, pâle copie de ce qu’avaient été mes parents !
Qu’allais-je faire ? Alors que je regardais le visage figé de mon père, je me souvins de la promesse que je lui avais délivrée silencieusement avant sa mort.
Lentement, un à un, mes doigts se desserrèrent sur ce qui était désormais ma destinée.
La famille de ma mère. Mon peuple ? Non, mon père avait précisé qu’il ne restait quasiment rien de lui. Sur l’adresse, je me rendis compte, pour avoir quelques fois accompagné mon père dans ses déplacements à travers les montagnes, qu’en fait, cette famille habitait le village voisin, aux pieds de celles-ci.
Mon regard se détourna de ces inscriptions que j’avais du mal à comprendre tant ma peine était grande.
Il ne fallait pas pleurer.
« Si tu pleures, c’est que ton cœur et ton âme ont perdu face à ton corps, et cela peut bien te les enlever pour toujours, comme…pour moi. »
C’est ce que m’a soufflé mon père sur son lit de mort, avant de s’éteindre, emporté par cette maladie ayant décimé notre peuple, entre deux quintes de toux furieuse et sanglante, de cette maladie nommée désespoir.
Je me devais maintenant d’honorer cette promesse, comme un dernier gage d’adieu envers lui, envers ce bonheur révolu, envers moi.
Une semaine après, je me suis résolu à quitter ce qui avait fait mon enfance. En essayant de ne pas me retourner pour ne pas réduire à néant les efforts incommensurables que je fournissais pour rester debout.
Les seules choses que j’emporterais seraient le collier fin de ma mère et le coffret de bois de mon père. Les seules choses qui me les représentaient tels qu’ils étaient restés dans ma mémoire. Je déposai mes trésors dans le sac de tissus épais rouge de mon père, que ma mère lui avait cousu pour ses déplacements, celui marqué du signe de mon peuple. Je saisis les lanières de cuir et fis passer le sac sur mon dos. Son contact contre mon dos m’arracha un cri de douleur.
Non. Il ne faut pas pleurer. Jamais plus.
Je passai lentement le pas de la porte. Comme une punition à mon égard, tout dehors était magnifique alors que tout en moi était dorénavant terne et fané.
Je commençai à descendre doucement la pente gagnant le sous-bois, m’éloignant à chaque pas un peu plus de ce qui avait été moi, en direction de ma promesse de faible quand soudain un fracas assourdissant me fit bondir de surprise et de peur, et me retourner malgré moi vers ce qui fut pendant trois ans, mon foyer.
Ma maison brûlait. D’immenses flammes dévoraient le bois et les pierres, réduisant en poussière la dernière image de mon père.
Non !! Arrête ! Il ne faut pas pleurer. Regarde comme ces flemmes sont belles, majestueuses, comme elles rendent hommage à la grandeur de ta famille, comme elles sont semblables aux étincelles de lumières jaillissant à chaque coup de marteau divin de ton père sur l’une de ses armures mortes ! Non ! Il ne faut plus pleurer.
Je repris ma route, mes pas accompagnés par les crépitements de ce feu provenant de nulle part, se faisant de plus en plus tenu au fur et à mesure que je quittais ce qui avait été mon passé, et ce que j’aurais voulu voir devenir mon avenir.
Je mis deux jours à atteindre l’endroit que l’on m’avait assigné comme étant ma nouvelle vie. J’étais alors parvenu dans un petit village, garni au tout et pour tout d’une soixantaine de maisons, bien plus grandes que la notre, bien plus surchargées d’ornements inutiles aussi. Partout régnait le bruit, un bruit malsain et tenace, futile comparé aux sons voluptueux de notre nature sauvage habituelle. Ici, tout semblait vouloir l’écraser avec force poussière, cris et jurons.
A peine j’eusse passé le portique signant l’entrée du village, que je fus assailli d’un étrange sentiment d’oppression. Mon sixième sens me poussait à rebrousser chemin, et mes jambes voulaient suivre. Mais j’avais promis. Il me fallait affronter cette nouvelle épreuve comme l’aurait fait mon père, la tête haute.
M’orienter à travers ces ruelles pavées et sales m’avait été difficile, demander mon chemin à quelque passant me semblait impossible, leur mine renfrognée et hostile envers l’étranger que j’étais me faisait songer à un avertissement féroce.
Après plusieurs heures de marche bien plus harassante que mon périple dans mes montagnes pour aboutir à ce village, je trouvai enfin la propriété de cette « famille ».
Comme c’était grand ! Bien plus qu’il n’en fallait pour une seule personne d’après ce qui était inscrit sur mon unique carte, le morceau de papier froissé laissé par mon père avant sa mort. Tous ces champs, toutes ces annexes… Et la porte qui se dressait devant moi maintenant ne me laissait présager rien de bon. Elle était si austère, si haute que ma main n’atteignait même pas la poignée.
Je pris une profonde inspiration et frappai doucement contre le bois noirci par les ans.
Seul le silence me répondit. Je réitérai alors la signalisation de ma présence. J’allais même le faire une troisième fois lorsque la porte s’ouvrit brusquement, me faisant presque perdre mon équilibre sur le coup de la surprise. Dans l’encadrement se tenait une femme de haute stature, maigre et sèche. Je la dévisageai avec attention, essayant de lui trouver quelque ressemblance avec ma mère. Son visage était anguleux, ses yeux bleu acier étaient rivés sur moi, ses cheveux sombres relevés, tirés vers l’arrière en un chignon strict, mettant en évidence son front large. Sa bouche était soulignée par des lèvres minces. Ses pommettes saillaient sur la peau fine de ses joues. Elle était vêtue d’une robe de toile foncée, sa taille emprisonnée dans un tablier blanc noué autour de ses hanches décharnées.
Rien dans cette femme ne me rappelait ma chère déesse à moi.
Soudain son visage se déforma en une moue de dégoût à la vue de mes vêtements simples et traditionnels de mon peuple, à ma vue tout simplement. Sa voix dure se fit à mon encontre cinglante.
« Et bien, te voilà donc ! Ne pouvais-tu pas te presser un peu ?! Cela fait plus d’une semaine que j’attends ta venue ! Ton père a oublié de me signaler que son gredin de fils avait le don d’ennuyer les braves gens ! Oh ! Mais regarde-toi ! On dirait un petit sauvage ! Comment tu es mis, mon Dieu ! Qu’est-ce que c’est que cet accoutrement ridicule ! Et cette tignasse folle ! Jamais je n’aurais imaginé que l’on puisse me donner un enfant aussi mal tenu à garder ! Mais venant de ton père, cela ne m’étonne qu’à moitié ! Et bien !! Aurais-tu perdu ta langue ? Petit effronté, vas-tu me fixer indéfiniment de ton regard stupide ?! Avance donc, rentre vite, avant que quelqu’un ne te voit !! »
Encore éberlué par cette apparition, ces flots de paroles bruyante et rudes, je fixais alors la petite fente d’espace libre et noir entre elle et la lourde porte de bois sec. J’esquissai alors un sourire poli à son attention car « il ne faut jamais se fier aux apparences » comme me le répétait si souvent ma mère, tandis que je m’infiltrai dans cet espace nu, prenant bien garde de n’effleurer aucun des deux éléments le délimitant.
Ma nouvelle « famille » soupira longuement et fortement, et referma violemment derrière mes pas, comme pour couper définitivement tous mes liens avec les trois premières années de ma vie.
Agatha Whispered, c’était son nom. Elle était une cousine éloignée de ma mère, de onze ans son aînée.
Je suis resté sous sa domination pendant quatre ans, quatre longues années durant lesquelles elle m’apprit progressivement à dessécher mon cœur.
Sa demeure était vaste, avec deux étages séparés par des escaliers en bois grinçant même sous les pas les plus légers, agrémentés de volutes, polis par du vernis odorant. Cette maison était désespérément vide, il y régnait une impression de néant comme l’étaient les liens entre cette parente et moi. Chaque pièce était meublée à l’extrême avec force meubles, bibelots ternes, commodes remplies de choses dont je ne pouvais espérer voir un jour mais que j’imaginais inutiles et beaucoup trop nombreux pour une personne seule. Dans cette maison, rien ne filtrait. Les sons de l’extérieur s’écrasaient contre les épaisses tentures et les rideaux de velours mou. Quand aux rayons du soleil, ils ne parvenaient qu’à atteindre que quelques endroits de certaines chambres, les voilages étant résolument tirés afin de conserver une pénombre froide. Agatha avait horreur de ces raies de lumière, les fuyant comme la peste.
Tout dans cette bâtisse était sous la domination de la Mort. Les nombreuses bonnes dont s’agrémentait ma tutrice pour se faire servir et entretenir ce manoir austère s’afféraient continuellement et silencieusement d’une pièce à l’autre, prenant garde à ne pas incommoder leur souveraine par leurs bavardages, à ne pas porter atteinte à aucune des choses jalonnant chaque chambre en un étalage de richesses encombrantes et devant lesquelles je me retrouvais souvent né à né, n’arrivant pas à me mouvoir au milieu de cet espace si grand et pourtant réduit à l’extrême par ces nombreux obstacles coûteux.
Mon royaume à moi, c’était une petite mansarde isolée sous les toits, le plus loin possible de la chambre de ma tutrice avais-je pensé immédiatement alors que l’un des serviteurs d’Agatha me présentait cette pièce minuscule et elle seule dénuée de tout meublement, chose que ma tutrice avait sans doute jugé superflu pour moi. Il n’y avait pratiquement rien, juste un petit lit, une commode réduite et une fenêtre semblable à une meurtrière encastrée dans le mur lézardé si épais de ma geôle. Et c’est dedans que j’allai passer le plus clair de mon temps…
Ma tutrice ne m’aimait pas. Contrainte de subir mon encombrante personne de par notre hideuse parenté, elle savait me maintenir loin d’elle le plus possible, m’obligeant à rester confiné dans ma cellule la majeure partie de mes journées. Pour moi, habitué aux grands espaces que je ne pouvais plus voir à présent qu’en rêve ou au travers du carreau épais de ma fenêtre, je dépérissais de ne pouvoir m’évader que par la pensée. C’est pourquoi, lorsqu’elle m’assignait quelques courses ou corvées au village, cela me rendait, malgré elle, heureux. Enfin l’air libre sur mon visage, le vent entre mes doigts, et même les habits abîmés qu’elle avait bien voulu me léguer, les lourdes charges qu’elle m’ordonnait de transporter n’entachaient pas ma joie incertaine et temporaire.
Au village, c’était animé en apparence mais sans vie en réalité. Alors qu’auparavant le seul contact que j’avais eu des Hommes avait été celui offert par mes parents et par la venue de chevaliers héroïques, je n’avais jamais songé que l’humanité puisse présenter un autre visage que celui chaleureux montré à mon encontre par mes géniteurs.
Et chacune de mes assignations me consternait un peu plus, étant pour moi l’occasion de découvrir une autre facette malsaine de ce genre humain que je ne connaissais guère : la violence, les humiliations, la pauvreté, le vol, le mensonge, cela m’avait explosé à la figure tel un pavé jeté dans une marre tranquille.
Cela ne fit qu’accentuer le sentiment de solitude qui m’entourait déjà, façonné par ma tutrice, car sans doute, je n’appartiendrai jamais à cette foule grondante et menaçante envers chacun de ses membres ; De même que je me tenais à l’écart d’enfants de mon âge ricanant sur mon passage, j’essayais de remplir mes nouvelles fonctions de serviteur de ma « famille » au mieux pour quitter au plus vite ce lieu déroutant d’insécurité, afin de regagner rapidement le chemin calme menant à l’extérieur du village, menant à la demeure d’Agatha isolée de ses semblables, reculée entre les collines des alentours. Je voulais retrouver enfin ce silence apaisant de la nature accueillante avec laquelle je me sentais le mieux, loin de tous ces rires moqueurs, de ces injures sur mon passage, de cette indifférence méchante et immérité de ces Hommes envers moi qui représentais le grain de sable dans cette machine bien huilée par leur rancune tenace, moi, l’orphelin ignoble et sournois sauvé de l’orphelinat et de la misère par ma tutrice si courageuse dressant pourtant devant son auditoire hebdomadaire lors des messes du dimanche, mon portrait déformé et injuste.
Voilà ce à quoi j’avais été réduit. Et quand je rentrais dans le manoir de ma tutrice, chaque fois mon cœur était douloureux. Je remontai alors dans ma mansarde prestement afin de ne pas lui montrer à quel point toutes ces bassesses et ces médisances pouvaient m’atteindre, cela lui aurait procuré trop de plaisir.
Ma « famille », aussi dure et froide que ma mère avait pu être tendre et douce. J’avais encore du mal à accepter le fait que ces deux femmes aient pu un jour partager le même sang. Celui de maman coulant dans mes veines était pur, le sien était noir et empoisonné.
D’ailleurs, peu de temps après mon arrivée chez Agatha, cette dernière ne se fit pas prier pour m’apprendre que je ne devais désormais plus associer mon père avec ma mère : en effet, comme je l’avais pressenti, maman ne faisait pas partie de nos racines, celles de mon peuple aujourd’hui décimé et disséminé sur la Terre comme des grains de sable jetés au vent. C’était une « pièce rajoutée » comme ma tutrice le disait si bien. Voilà donc la raison pour laquelle je n’avais jamais pu parler avec elle autrement que par le biais de ma voix, réservant la télépathie à mon père.
Agatha haïssait ce dernier, nourrissant un ressentiment tenace vis-à-vis de celui qui avait un jour emmené sa cousine si jolie et de si bonne famille, de si bonne condition vivre comme une sauvageonne dans quelque endroit sordide, coupé de toute richesse et modernisme.
Ces paroles blessantes, je les intériorisaient, sachant que cela était faux, je les avais vus si complices, ma mère si heureuse, mon père si fier et tendre envers elle, et même si maman n’était pas originaire des racines identiques à celles de mon père, cela ne les avait pas empêché de couler des jours fastes, s’accommodant des joies les plus simples, sublimant leur amour en quelque chose d’éternel.
Mais à chaque fois, ces paroles pesées au millimètre par ma « famille », la façon dont elle avait de tourner les choses vers une destruction du meilleur pour ne me laisser entrevoir que le côté sombre et craquelé des éléments, me frappait en plein cœur, perforant ce qui restait de mon âme.
Ainsi, pendant quatre ans, j’avais subi tant de tortures aussi bien morales que physiques de la part de cette femme acrimonieuse, de ces Hommes lisses et mauvais que j’avais perdu totalement les dons spéciaux que mon père m’avait offert par le sang. De même que ma voix cassée et réprimée à chaque son par Agatha la détestant à grands coups de gifles et de corrections toujours plus insupportables, laissant sur mon dos des rainures profondes qui ne partiraient jamais, ne parvenait plus à se faire entendre. Ainsi, ils avaient tous réussi à me détruire, à me rendre comme eux, une chose morte et sans intérêt.
Et le soir, quand la nuit tombait enfin sur ces journées interminables et horribles, effaçant Sa présence, recroquevillé dans un coin de ma cellule, mes épaules douloureuses des coups assénés pendant la journée par Elle, j’ouvrais lentement les souvenirs de mon enfance, cachés sous mon lit, à l’abris de tous les regards. Je dénouais les lacets de cuir souple du sac de mon père, les faisant glisser doucement, mettant sous la lumière de la lune pâle ce qui me restait encore, ce grâce à quoi je pouvais encore réussir à me remettre debout jour après jour. Alors que l’obscurité gagnait ma chambre dépourvue de la moindre chandelle, l’envahissant, je soulevais lentement le couvercle de bois du coffret ayant appartenu au plus grand des Hommes.
Les outils de métal noble maintenant redevenus bien trop lourds pour moi, sentant l’air sur leur surface polie, se mettaient à étinceler fiévreusement, invitant à poser sur leurs ciselures mes doigts écorchés et mis à vif par les mauvais traitements. Et brillant plus que les étoiles dont la poussière formait le lien entre la vie et la mort des armures sacrées, ils me donnaient pour quelques instants le mirage d’un soleil pur que je ne voyais pratiquement plus.
Et puis un jour, alors que je descendais prestement le long escalier de bois séparant ma mansarde du reste de la maison, répondant ainsi à l’appel furieux de ma tutrice, ne désirant nullement la faire attendre sous peine des pires représailles, je croisai une bonne, figée sur l’une des marches, le visage caché dans ses mains, le regard fuyant. Sans doute avait elle essuyé la colère de sa souveraine, comme j’allai bientôt le faire à mon tour.
Agatha était debout au milieu du corridor, entourée de ses employés formant un cercle autour d’elle, sa main droite crispée sur ce que j’identifiai comme étant un tisonnier. Soudain mon instinct me souffla une peur tenaillante, vrillant mon ventre, me secouant de toutes parts. Je restai interdit tendis que je découvris la raison de cette assemblée. A ses pieds étaient étalés de multiples morceaux de porcelaine travaillée que je reconnus comme appartenant à l’un de ses plus fabuleux vases auparavant dressés dans le couloir sur un meuble précieux.
Il était maintenant en mille éclats.
Toute l’assemblée était muette et tendue alors que d’un pas apeuré je me présentai à cette dernière, le visage blême, le cœur battant, la gorge nouée. Ils me fixaient tous dans un silence hostile. Je les regardais un à un, tous drapés dans leur dignité, le regard dur, essayant de comprendre ce qui avait bien pu se passer et pourquoi ma tutrice avait- elle sollicité ma présence. Je me suis dit que peut-être voulait elle que je ramasse ces morceaux coupants. C’était sûrement ça, une nouvelle corvée.
Mais alors que je me baissai pour exécuter ce qui m’était vraisemblablement assigné, l’un de mes doigts touchant un fracas pour le prendre délicatement, je ne vis qu’au dernier moment ma tutrice lever son bras droit.
Elle me frappa de toute sa force avec cette barrette de fer forgé et acéré qu’elle tenait dans sa main, l’abattant avec toute sa fureur explosant sur mon épaule gauche.
Le coup fut tel qu’il me projeta à un mètre du vase brisé sur le sol. Une douleur insupportable envahit mon épaule, mon cou, mon dos, mon bras devenant inerte.
Je ne saisissais pas, je me redressai alors au bruit étouffé d’un sanglot et tournait la tête dans sa direction. Et je compris. La bonne dans l’escalier. C’était elle qui était l’auteur de ce désastre, elle qui n’avait pas eu le courage de se dénoncer auprès de ma tutrice, elle qui m’avait désigné comme coupable à sa place. Et maintenant, j’allai payer à sa place.
Mon regard horrifié se fixa brusquement sur Agatha, tenant toujours le tisonnier, le serrant si fort sous le coup de la colère que ses doigts en étaient blanchis. Elle s’approcha lentement de moi, menaçante, vers moi qui étais toujours ramassé sur le sol, l’épaule en sang, à l’endroit même où son coup m’avait projeté.
« Petite crevure, comment as-tu pu faire une chose pareille ?! » vociféra-t-elle. « Je vais m’assurer que cette fois-ci soit le dernier acte abject que tu commettes dans cette maison !! »
Je sus alors qu’elle allait me tuer. Cette terreur grandissait, bloquant ma respiration, me secouant de tremblements incontrôlables. Oui, elle allait me tuer. Et personne ne viendrait me sauver. L’assistance se détournait déjà du spectacle qu’allait s’offrir le courroux sans borne de ma tutrice, la mâchoire verrouillée de rage, me refusant l’aide que je leur suppliais silencieusement.
Elle releva encore une fois son bras droit haut, très haut.
Que quelqu’un vienne, je vous en supplie, je ne veux pas mourir, s’il vous plait, je vous en supplie !!
Et alors que la barre de fer ensanglantée par son coup d’essai se rabattait vers mon visage, je fus soudainement entouré d’une lumière dorée, brûlante et puissante, tandis que quelque chose enflammait mon front. Je ne contrôlais plus rien, je ne pouvais pas quitter des yeux le visage de ma tante figée sur place, son bras meurtrier suspendu dans sa course mortelle par ce flot doré, les yeux révulsés d’horreur, ses traits se déformant progressivement sous la douleur, la bouche ouverte et vomissant du sang noir.
Je ne voyais plus qu’elle tandis qu’autour de moi fusaient cris et objets de toutes sortes au travers de la pièce, se fracassant contre les murs, arrachant ces immondes tentures voilant la lumière salvatrice du soleil, soulevant les dalles de marbre noir du sol. Tout autour de moi était devenu un gigantesque cyclone dément dont l’œil se refermait sur Elle et moi.
Soudain, tout s’arrêta, l’aura ardente disparut, tout retomba dans un grondement sourd sur le sol, Agatha s’écroula inerte, lâchant l’arme avec laquelle elle avait voulu mettre fin à mes jours.
J’étais à bout de souffle, mes yeux agrandis de frayeur, je fixai ce corps inerte ayant perdu d’un coup de son prestige horrible et macabre. Il semblait avoir implosé de l’intérieur, sa peau cadavérique était contuse et son visage tordu laissait entrevoir à quelques endroits les os saillants de son crâne.
Personne ne parlait, tous mettant leurs mains devant leurs yeux ou leur bouche, aussi stupéfaits et horrifié que moi alors.
La réalité me frappa rapidement, me faisant sortir de ma torpeur. Fuir. Il fallait que je fuisse cet endroit où je venais de tuer pour la toute première fois. Me redressant aussi vite que me le permettait mon corps endolori et cassé, je me sauvai avec toute la rapidité dont j’étais capable dans ma chambre, je plongeai sous mon lit et attrapa le sac de mon père. Je le jetai sur mon dos. En bas, les Autres se réveillaient lentement. Ils me feraient du mal, j’en étais sûr. Je ne pouvais pas repasser par là d’où je venais. Ils m’attraperaient, ils me feraient payer cher ce crime impardonnable envers cette femme abjecte qu’avait été l’une des leurs. Je savais la maison grande, les sorties nombreuses, les connaissant par cœur pour les avoir si souvent utilisées afin d’échapper aux bonnes chargées de me retrouver pour me ramener à ma tutrice en quête d’un exutoire à ses mécontentements.
Il fallait que je quitte cet endroit au plus vite, chaque minute passant les faisait revenir à eux et j’entendais leurs cris de fureur s’élever vers moi qui avais causé tout cela.
Je courai au travers des chambres, des couloirs, me heurtant sans cesse au mobilier obstruant ma fuite, quand je reconnu enfin la dernière pièce de l’aile de l’étage, celle donnant sur un escalier de secours menant droit au domaine, à l’extérieur, vers ma liberté et mon salut.
Je descendis les marches le plus rapidement possible manquant de me fracasser le crâne à chaque pas tant mon équilibre était incertain. Enfin mes pieds touchèrent la terre sablonneuse de la cour. Je me remis à courir, m’éloignant avec l’énergie du désespoir de cet endroit infâme où j’avais été enfermé pendant si longtemps, privé de tout, humilié sans cesse, et qui maintenant se remplissait de hurlements hystériques et d’aboiements féroces.
Voilà, ma fuite avait duré quelques heures, quelques heures pendant lesquelles j’avais cru pouvoir leur échapper et au bout desquelles j’étais tombé.
L’eau envahissait mes poumons, les lames cinglantes des remous me tailladaient la peau, mon corps était roué de coups glacés de toutes parts, je sentais une chaleur acide me couler néanmoins devant les yeux et vis un voile rouge devant moi. Je saignais abondamment. Je ne me sentais plus la force de résister encore à cet enfer que le destin m’offrait à nouveau, je n’en pouvais plus, et tandis que je tombai dans une chute interminable en direction des rochers tranchants accueillant les flots hargneux de la cascade à ses pieds, la dernière chose que je vis avant que mes paupières ne se scellent fut encore une fois cette aura dorée venir m’envelopper alors que mes yeux se fermaient malgré eux sous cette pression incalculable.
Je perdis connaissance.
C’est froid… Tout autour de moi règne l’obscurité. J’ai mal.
Je n’arrive même pas à bouger la moindre partie de mon corps lacéré.
Quelque chose réveille la douleur de mon épaule brisée.
Lentement, mon esprit refait surface. J’étais…vivant ?... Je ne le sentais que trop bien, respirer était une torture épouvantable.
C’est froid.
Doucement, j’ouvre les yeux mais ne distingue rien d’autre que du noir dont je suis entouré.
Est-ce qu’ils m’ont ramené là-bas ? Je ne sais pas. Que s’est-il passé ?
Mes souvenirs étaient confus et tournoyaient dans ma tête que le début d’une céphalée battante enserrait maintenant.
Progressivement mes sens se réhabilitaient, m’offrant petit à petit un son ou deux, une sensation, une odeur. L’odeur de l’eau. La douleur qui me prenait en étau. Enfin, ma vue se rétablit.
La moitié de mon corps était étendue sur une roche plate et râpeuse, maculée à quelques endroits de sang. Mon sang. Je sentais contre mon thorax le contact de l’eau gelée dans laquelle mes jambes se trouvaient encore prisonnières. Une longue mèche de cheveux me barrait le front, à l’endroit où j’avais ressenti cette brûlure quand… Quand j’avais tué.
Une pierre roula et vint mourir près de mon visage griffé par les flots. Je levai péniblement les yeux. Devant moi se tenait une biche élancée, attirée sans doute près de moi par l’odeur salée de mon sang collé à mon épaule, et vers laquelle elle tendait un museau intéressé. Derrière elle, un faon inquiet la suivait du regard, près à détaller au moindre bruit suspect de cet animal étrange que je représentais pour lui.
Une quinte de toux assaillit ma gorge, faisant sursauter violemment la biche qui détala précipitamment vers les profondeurs de la forêt bordante par des bonds formidables, son bébé sur les talons, poussant déjà des couinements plaintifs et accusateurs. Ma gorge était en feu, je recrachai des bouffées de sang poisseux qui alla sécher rapidement au soleil, à peine eut-il toucher la roche sur laquelle je m’étais échoué.
Lentement, très lentement, je me hissai complètement sur elle, sortant de cette eau glacée. Chacun de mes mouvements me faisait serrer les dents. Lorsque mes pieds prirent appui sur le rocher ; la toux m’assaillit de nouveau mais je ne faiblis pas. Enfin, j’étais sauf. Je levai la tête vers le ciel clair. Tout la haut, le soleil se faisait zénith. Son irradiante luminosité me fit rappeler les trésors que j’avais entraînés dans ma fuite. Mon cœur se serra, tandis que je les cherchai du regard. Avaient-ils été emportés lors de ma chute dans cette immense cascade ? Non, non, le sac de toile rouge était là, fidèlement posé à mes côtés, ayant par chance échoué au même endroit que moi. Je tendis la main pour le saisir. Le tissu était trempé et sale mais il avait conservé en son sein ce que j’avais de plus précieux au monde : ce petit collier brillant et ce coffret travaillé, contenant l’âme de mon père. Je rangeai prestement le tout, faisant coulisser les lanières de cuir du sac, ayant peur que la simple vue de ces objets au regard du monde suffise à me les arracher par un coup du destin.
Je me rappelai alors ma course effrénée pour sauver ma misérable vie, mes bourreaux sur mes traces.
J’étais sur la rive du lac formé au pied de la cascade dans laquelle j’avais chuté. Loin derrière moi, cette dernière grondait. Je pensai alors aux vues de mes dernières heures, que j’avais eu bien de la chance d’avoir survécu à ce que l’on avait encastré sur ma route.
Je repensai à brûlure au front. Je me penchai avec difficulté vers la surface calme de l’eau à mes pieds et je regardai mon reflet.
Mon visage était bien amoché, mes cheveux que j’avais laissés pousser espérant qu’ils viendraient cacher les cicatrices de mes corrections striant mon dos étaient collés à mes joues, une mèche me barrant toujours le front. Je la dégageai du bout de mes doigts déchiquetés.
Au dessus de mes yeux mauves étaient apparus deux points argentés, ceux qui, j’allai l’apprendre plus tard, représentaient la « Vie ».
Je trébuchai de nouveau. J’avais vraiment beaucoup de mal à garder mon équilibre, j’étais encore trop faible.
J’étais resté deux jours près du lac où je m’étais réveillé, afin de reprendre un peu de forces. Mais la nature est souvent cruelle envers ceux qui ne savent pas se défendre et je compris bientôt que si je restais là plus longtemps, j’allais mourir, faute de nourriture consistante. Depuis longtemps j’avais perdu ce don me provenant de mon père et de mon peuple, celui de communiquer avec la nature. Désormais sourd à ses appels, elle m’avait trouvé sans doute ingrat et laissé sur le bord de cette rive calme. Je m’étais donc remis en route, tombant à chaque pas au début, titubant seulement ensuite.
Depuis quand marchais-je ? Je ne savais plus et mon esprit était embrumé. Je ne me rappelais même plus combien de fois le soleil avait-il échangé sa place avec la lune. J’étais sans doute dans un tel état de délabrement que je n’avais plus ni notion de la réalité des choses, ni celle de l’épuisement et encore moins celle de la douleur. Une force mystérieuse guidait mes pas, apposant maintenant mes pieds l’un devant l’autre, me soutenant, me portant presque tant j’étais épuisé et amaigri depuis des mois de privations chez ma tutrice, m’obligeant à continuer encore et encore sur la route qu’elle amenait sous mes pas.
Je la laissais faire, n’ayant pas la force de lui opposer quelque résistance que je savais de toute façon vaine. Je n’entendais presque plus rien, je devais souffrir de déshydratation mais qu’importe, tant que je pouvais marcher et m’éloigner de mon crime passé, je continuerais. Cette force avait un doux parfum, chantait dans ma tête malade une mélodie triste mais tellement belle… Peut-être devenais-je fou. Elle émettait une chaleur réconfortante, comme celle que j’avais connue dans les bras de ma mère.
Qu’elle fasse de moi ce qu’elle voudra, de toute façon, je n’ai nulle part où aller, personne ne m’attend, personne ne veut de moi maintenant que je suis un assassin, un animal aux yeux des gens.
Et puis l’obscurité revint assombrir mes sens, m’enfermant de nouveau dans une prison de chairs.
Et soudain, mon périple pris fin, stoppant net mes pas hasardeux. Autour de moi, cette force bienveillante reprenait ses droits, devenant splendide, irradiant et inondant chaque parcelle de son domaine, de ses terres.
Je sus que j’étais enfin arrivé.