Chapitre 2
Des rires. Une voix cristalline riait. Une autre voix lui répondit, se faisant plus posée, un peu plus nerveuse aussi mais gardant un son harmonieux à mes oreilles. La première refit teinter son rire brillant.
J’ouvris alors les yeux, ou plutôt le voile noir qui les assombrissait se leva. J’étais dans un lieu que je ne connais guère, les rochers épais et hauts de couleur brune ne ressemblaient pas à ceux que l’on pouvait trouver dans ma région natale. Le sol était sablonneux, jonché de paillettes de Mika entre lesquelles de petites touffes d’herbe courageuse se dressaient.
Un nouvel éclat de rire. Je levai les yeux.
C’était tout près. Cela faisait si longtemps que je n’avais pas entendu quelqu’un rire que je pensais en premier rêver.
Non, c’était tout près. J’avançai à couvert des rochers mats. Et puis, alors que je me hasardais à regarder ce qui pouvait bien émettre ce si beau son, mon corps tremblant collé à la roche chaude sensée me protéger contre quelque démon que mon imagination morne avait bien pu me souffler à l’esprit, je fus frappé par les rayons du soleil aveuglant.
Progressivement, mes yeux s’habituèrent et retrouvèrent leurs sens.
Devant moi se tenait une jeune fille. Elle riait. C’était donc elle qui m’avait sorti de ma torpeur. Comme elle était belle se tenant fièrement au milieu d’une arène naturelle formée de hauts rochers comme celui derrière lequel je restais caché, espérant que l’on ne remarquerait pas ma présence.
Elle avait posé une main fine sur l’une de ses hanches menues, froissant par la même occasion sa tunique violette franche, retenue à la taille par une ceinture de voile rose. Ses longs cheveux noirs aux reflets bleutés retombaient sur ses épaules graciles, le vent faisant voler les mèches de sa frange, dévoilant des yeux verts profonds cerclés de longs noirs. Elle porta une main à son visage, rejeta l’une de ses mèches immenses apportée devant ses épaules par la brise vers l’arrière, avant de se remettre à rire, ce son léger se mêlant au tintement des bracelets dorés qu’elle portait autour de ses minuscules poignets.
Ses jambes étaient masquées par de la poussière au travers de laquelle je perçu quelque chose. Elle esquissa un pas gracieux, retombant sur le sol sans bruit alors que ses bottes entraient en contact avec le sol. Elle épousseta son pantalon de toile blanche.
-« Et alors ? Et alors ? C’est tout ? Le but du jeu, c’est mon épingle à cheveux ! Tu n’es toujours pas assez rapide voyons, elle est encore en place, tu vois bien ! Hi ! Hi ! Tu dors ! Tu dors ! »
Et elle se remit à rire tandis que je cherchai du regard son interlocuteur. Je le trouvai alors, assis devant la jeune fille, une main passée dans ses cheveux ébènes aux épis rebelles l’autre appuyée sur le sol et callant son dos, un jeune garçon, de mon âge me semblait il.
-« Alors Dohko ?! Tu veux que l’on arrête ?! Serais-tu déjà si fatigué ?
-Bien sûr que non ! »
Et réveillé de son découragement fugace par les provocations de la jeune fille, le garçon se releva d’un bond et se précipita à une vitesse vertigineuse vers elle. Je n’en croyais pas mes yeux, je n’arrivais même pas à le suivre. Il disparu soudainement, me laissant juste entrevoir des nuages de poussière se projetant vers la jeune fille. Celle-ci se remit à rire et ne bougea pas malgré ce qui je devinais était le garçon fonçant de toutes parts sur elle à une vitesse vertigineuse. D’un geste gracieux, elle évita le premier jet de poussière. Je n’en revenais pas, elle volait littéralement, elle semblait ne pas souffrir de la gravité, ses longs cheveux sombres virevoltant autour d’elle tandis qu’avec légèreté et rapidité elle évitait en riant toutes les attaques de son jeune opposant.
Celui-ci faisait preuve d’une étonnante dextérité, je n’en revenais toujours pas ; ses mouvements étaient rapides et précis, ses sauts incroyables, revenant à la charge avec toujours plus d’ardeur alors que la jeune fille l’évitait à chaque fois.
Soudain, d’un geste vif, il réussit ce que je pensais totalement improbable au début. Il saisit du bout des doigts une mèche de cheveux de son aînée. Un éclair de contrariété traversa le visage lisse et blanc de celle-ci. D’un revers de main, elle effleura la joue du jeune garçon en un geste rapide. Celui-ci eut un instant d’arrêt, restant suspendu dans son geste comme si le temps s’était brusquement arrêté pour lui…et fut alors projeté de manière foudroyante loin de la jeune fille, droit dans ma direction ! Il toucha rudement le sol en poussant un léger cri de douleur, glissant dans la poussière sur plusieurs mètres pour s’arrêter dans un jet de pierres rompues, à quelques centimètres de ma cachette.
Je fis un bond de surprise, alors qu’il releva ses yeux verts vers moi. J’étais cloué sur place. En un rien de temps, ils avaient découvert ma présence. Qu’allais-je faire ?
De nouveau cette nausée me repris. Les cris de ma tutrice me revirent en mémoire. Lui aussi était tout aussi surpris et étonné que moi. Il n’osait pas se relever, sans doute de peur que je prenne mes jambes à mon cou comme je mourais d’envie de le faire à cet instant, et demeurait figé, me dévisageant de la tête aux pieds. Il me fixait maintenant de ses grands yeux pétillants de vie. Autour de nous, le temps s’était figé.
-« Dohko ! Dohko ! Mon Dieu ! Je t’ai fait mal ?! J’ai pourtant essayé de ne pas y aller trop fort !! Dohko ! Réponds-moi !! »
La voix de la jeune fille était inquiète et ténue mais nous fit sursauter tous les deux. Et en moins de temps qu’il ne me fallu pour relever les yeux vers l’endroit où elle se trouvait auparavant, elle était là elle aussi, droite, encore plus mince que je n’avais pu le voir de loin.
Elle resta elle aussi interdite, me découvrant à son tour. Un large sourire illumina son visage parfaitement dessiné et elle s’écria d’une voix claire et incroyablement spontanée : « Qu’elle est jolie !! »
Je restais sans voix. Elle me prenait…Pour une fille ?!
Le jeune garçon nommé Dohko pouffa. Elle le regarda d’un air interrogateur et son regard sauvage se refixa sur ma personne totalement décontenancée.
-« Oh ! Non ! Mon Dieu !! Excuse-moi !! Pardon !! »
Elle éclata de rire suivie de près par Dohko. Je reculai d’un pas, impressionné. Ils s’arrêtèrent enfin après quelques secondes de fou rire incontrôlé. Elle posa l’un de ses doigts sur ses lèvres vermeilles.
-« Tes traits sont si fins, tes yeux si grands, ton teint si pâle que je t’ai pris pour une fille, excuse-moi encore ! D’habitude, cela ne m’arrive jamais de confondre les petites demoiselles avec les jeunes disciples ! J’ai honte de moi, ne m’en tiens pas rancune, s’il te plait ! »
Elle me parlait, à moi. Me trouvait-elle donc digne d’intérêt pour daigner s’abaisser à discuter avec la carcasse que j’étais devenu ?
-« Et bien, et bien, es tu un nouveau disciple ? Je ne t’ai jamais vu auparavant par ici. »
« Disciple » ? De quoi me parlait-elle ?
-« Tu es en entraînement par ici ? Où est ton maître ? »
Je restais éberlué. Je repensais à mes vêtements élimés et déchirés à quelques endroits. Peut-être était-ce cela qui l’avait poussé à songer à cela. De plus, j’étais dans un état lamentable, encore couvert de plaies non soignées de mon périple. Dohko me fixait toujours mais cette fois-ci avec chaleur. La jeune fille s’agenouilla devant moi. Mes doigts se resserrèrent sur la sangle de mon sac.
Elle murmura : « Comment t’appelles-tu ? »
Cette question me retourna le cœur. Comment… Mon nom ?... Quel était-ce déjà… « Misérable », « Bâtard », voilà comment ma tutrice m’appelait. Mon vrai prénom, je ne m’en souviens plus.
La voix de ma mère résonna brusquement dans ma tête : « Tu t’appellera Sion »
Ah oui ! C’est comme ça que je m’appelais. « Sion », parce que c’était le prénom du plus grand des Alchimistes, parce que cela signifiait « Courage » dans la langue des miens.
A eux qui me permettaient de revenir lentement à moi, je voulais le leur dire.
J’ouvris mes lèvres craquelées, essayant de faire sortir cette voix qui était réduit depuis si longtemps au silence par tous. L’une de mes blessures dans mon dos me lança.
Rien. Malgré mes efforts, cela refusait de jaillir de ma gorge douloureuse.
Si je ne leurs dis pas, cela va recommencer, je ne veux pas que l’on me redonne l’une de ces appellations blessantes.
Eux, ils étaient suspendus à mes lèvres. Dans un effort intense et surhumain, j’arrachai alors un murmure cassé de ma gorge désespérément close.
« Si… Sion. Mon nom est… Sion. »
La jeune fille sourit de nouveau.
« Et bien Sion, il me semble que tu sois perdu où que tu n’ais nulle part où aller. Mais rassure-toi, d’où que tu viennes, tu es au bon endroit, et tu ne pouvais pas mieux tomber. Sion, je m’appelle Shaolin et voici mon disciple Dohko. Sion, bienvenue au Sanctuaire. »
Ce dernier mot m’interpella, je l’avais déjà entendu quelque part, mais où ?
Elle dut comprendre mon trouble et posa sa main sur mon front avant que je ne puisse l’éviter. C’était doux. Elle écarta d’un geste tendre les quelques mèches de cheveux verts qui y étaient posées, dévoilant à la lumière les deux points argentés qui y étaient restés gravés.
-« Sion, c’est joli comme nom, cela ressemble au bruit de l’eau des ruisseaux. Sion, c’est un très beau nom. »
Mes yeux s’agrandirent, quelque chose se cassa en moi. Pourtant, cela ne me fit pas mal, au contraire, c’était quelque chose de nouveau qui avait forcé la pellicule sèche qui maintenait mon cœur enserré et aride. Juste une fissure. Mais cela venait de laisser s’échapper ce que nous avons tous de plus précieux en nous et qu’avec du recul je pourrais nommer aujourd’hui « Espoir ».
Shaolin se releva. La brise fit cliqueter ses bracelets. Elle fixa le jeune garçon qu’elle avait précédemment présenté sous le nom de Dohko. Je constatai alors que tous les deux étaient pourvus du même regard calme, chaleureux et aussi profond que les abysses d’un lac.
-« Et si nous en restions là pour aujourd’hui ? De toute façon, le soleil ne va pas tarder à finir sa course et il nous faut rentrer à présent. »
Dohko hocha la tête et se releva d’un geste harmonieux et vif, il tapa sur sa veste vert pâle et semblable à celle de son aînée, soulevant de petits nuages de poussière à chaque fois.
Shaolin reprit la parole, une fossette se creusant au bord de ses lèvres supérieures : « Qu’est-ce que l’on va faire de toi petit Sion ? Pour quelqu’un qui n’appartient pas au Sanctuaire, ce domaine est un vrai labyrinthe. Qu’est ce que l’on va faire de toi ? »
Un soubresaut m’ébranla.
Oh non ! Ne m’abandonnez pas ! Je… Je saurais me faire silence comme j’avais été tenu de la faire durant quatre ans, je ne vous gênerai pas alors s’il vous plait, ne me laissez pas !
Depuis des années, je n’étais rien. Personne n’avait prêté attention à mon existence jusqu’à maintenant. J’étais angoissé à l’idée que cela puisse recommencer. Eux, ils n’avaient pas cet air hautain collé au visage, cette voix accusatrice, non, leur présence avait été rassurante. La seule chose rassurante que j’eusse connue depuis bien longtemps. Je ne voulais pas la perdre.
Mais avais-je encore le droit de désirer quelque chose, moi qui n’étais qu’un vulgaire assassin ? Non, bien sûr que non.
Ma gorge se serra.
La jeune fille se retourna brusquement vers moi, faisant voler ses longs cheveux souples et légers, et me regarda avec curiosité. Son visage s’éclaira d’un sourire mutin, faisant pétiller de joie ses yeux turquoises :
-« Ha ! Ha ! Ha ! Ca alors ! Ce n’est plus les maîtres qui choisissent leurs élèves maintenant ? », s’exclama-t-elle alors que Dohko restait bouche bée.
Ma main avait trahi mes pensées et mon désir s’était involontairement manifesté en me faisant refermer mes doigts abîmés sur un pan de la tunique de soie parme de la jeune fille, la retenant auprès de moi.
Je rougis violemment, ayant honte de mon geste si disgracieux et impoli envers elle et desserrant aussitôt mon poing.
Mais loin de s’offusquer, elle se racla la gorge et affirma sur le ton le plus solennel que sa voix enfantine puisse émettre, alors que ses yeux trahissaient un éclat de rire vainement réprimé :
-« Sion mon ami, vous êtes un homme qui sait ce qu’il veut ! Ton caractère me plait. C’est décidé ! Tu viens de passer avec brio la toute première épreuve !
-Hein !?... Que… Quoi ?!... », hasardai-je confus. « Quelle épreuve ? »
-« Celle de l’adoption par maître Shaolin », ajouta Dohko non sans retenir un soupir avant de terminer, « Elle est irrécupérable ! »
Et devant mon air étonné, ils éclatèrent tous deux de rire.
L’un n’allait pas sans l’autre. Ils se complétaient étrangement l’un à l’autre et dégageaient une aura puissante, calme et sereine, protectrice. Pour moi, épuisé par la vie, cela me faisait tant de bien !...
La jeune fille déclara en quelques mots ce qui fut mon nouveau départ, ma revanche sur la vie :
-« C’est décidé, je t’emmène avec moi ! »
Nous marchions depuis quelques instants, Shaolin en tête, fredonnant un air joyeux et mélodieux, Dohko devant moi fermant la marche et essayant de ne pas les perdre au détour d’un chemin, me dominant de sa taille haute et élancée, les épis fous de ses cheveux portés par le vent chaud de cette fin d’après-midi.
J’avais du mal à marcher, encore exténué par mon périple dont la durée et le trajet m’échappaient totalement l’ayant effectué dans un état semi comateux. Parfois, l’une de mes blessures me lançait. Et leurs pas me paraissaient démesurés face aux miens se faisant difficiles.
Je butai contre une pierre enfoncée jusqu’à la garde dans ce sol étrange, mêlant terre battue et roche dure. Maintenant, quelques mètres creusaient le retard que j’avais pris sur eux. Mais pas encore habitué à me servir de ma voix si souvent enfoncée de force dans ma gorge avant et qui venait tout juste de refaire surface après tant de temps, je ne pensai pas à les appeler, à leur supplier de m’attendre quelques instants.
La nausée revint, forme choisie par mon angoisse grandissante. Je tentai d’accélérer le pas.
Dohko se retourna brusquement, s’arrêta et vint à ma rencontre. Savait-il ce qui se passait ? Avait-il deviné mon désarroi ?
-« Cela doit être lourd », dit-il en désignant mon sac dont les lanières s’enfonçaient dans ma peau. « Tu veux que je te le portes ? »
Instinctivement, mes doigts se resserrèrent sur les courroies de cuir. Je secouai énergiquement la tête en signe de refus. Non, je ne voulais pas me séparer de mes souvenirs, ne serait-ce qu’un instant, ils faisaient partie de moi.
J’eus soudainement peur que ce refus ne le contrarisse. Ses yeux verts plongèrent dans les miens à la recherche d’une explication à mon prompt affolement. Il se rapprocha de moi d’un pas décidé. Pour ma part, vierge de tous rapports humains, je pris cela pour un quelconque signe de colère. Je reculai d’un pas, impressionné, Dohko étant bien plus grand que je ne l’étais, malgré notre âge que je pensais identique.
Soudain, mes pieds ne touchèrent plus terre. Mes yeux s’agrandirent essayant de trouver rapidement une explication à cette magie nouvelle. Dohko m’avait soulevé sans peine et avant même que j’eusse songé à émettre une protestation devant ce geste nouveau, inconnu et étrange, il me déposa sur son dos, faisant passer mes bras malingres autour de son cou. Il tourna la tête vers moi, totalement décontenancé et dit d’un air noble mais teinté de joie enfantine :
-« Tu as l’air fatigué, je ne sais pas d’où tu viens ni ce qu’il t’est arrivé, mais si je ne peux pas porter ce qui me semble être ton trésor alors je te porterai toi, pour reposer un peu tes jambes, d’accord ? »
Je hochai la tête, toujours étonné devant ce geste inattendu et Dohko, comme si ma présence ne représentait rien de plus pour lui qu’une simple plume à porter, repartit au pas de course vers la jeune fille dont l’avance sur nous ne nous permettait plus que de voir sa silhouette gracile dans le soleil couchant, nous appelant afin de savoir ce qui nous retenait et pour se rassurer que tout allait bien.
Lorsqu’elle me vit sur le dos de celui qu’elle avait nommé « disciple », elle prononça en riant devant ma mine confuse : « C’est bien ainsi ».
Nous arrivâmes à la tombée de la nuit à destination. Nous avions traversé auparavant des terres sauvages et dorées à la végétation quelque peu desséchée par le soleil que je pensais être d’été car à quelques endroits, la nature portait les stigmates des conflits permanents qu’elles devait subir face à l’astre divin. Cependant, loin de la trouver aride et sèche, je sentais comme un sentiment de puissance et de plénitude provenant de cette terre, comme celui qui régnait dans mes montagnes.
Puis le décor changea, faisant place à un petit village de bâtisses en pierres blanches se découpant sur l’ocre des rochers entre lesquels elles se dressaient. S’il y avait un village, c’est qu’il y avait des Hommes. J’appréhendais cette nouvelle confrontation avec le genre humain dont je faisais pourtant partie, laquelle ne devrait sans doute pas tarder à arriver, tôt ou tard. On ne fuit pas éternellement ce que l’on est.
Cependant, la présence de mes deux compagnons me rendit aussitôt ce vague sentiment qui avait germé en moi il y a si peu de temps, l’Espoir.
Nous passâmes aux alentours du village, ou plus exactement près de sa frontière, Dohko me soufflant quelques explications au passage alors que je regardais le paysage pittoresque s’étalant sous mes yeux :
-« C’est Rodorio, il jouxte le Sanctuaire, il y appartient comme on peut dire aussi qu’il n’y fait pas partie car sa moitié est située à la limite de nos terre. On est bientôt arrivés, tu vas voir, là-bas, c’est magnifique. »
Magnifique, ce n’était pas assez fort pour décrire ce qui s’offrait à mes yeux maintenant. Nous étions dans une enceinte formée de rochers protecteurs et entre lesquels se dressaient l’un des défis architecturaux les plus audacieux et superbes : semblant défier les lois du temps, douze majestueux temples de pierres laiteuses s’élevaient vers la voûte céleste, rassemblés en une continuité immense et logique, séparés les uns des autres par des marches plates et régulières constituant un escalier interminable, les isolant chacun des autres mais les reliant tous à la fois, comme si ce lien ne devait jamais s’achever devant aucun d’eux.
Un profond sentiment d’admiration me remplit, j’étais en train de poser les yeux sur le domaine le plus formidable qu’il m’eut été de voir jusqu’à présent. Nous étions au centre d’une construction ancienne mais souveraine en ce lieu, en cet instant où le temps semblait s’être suspendu. Comment une telle merveille pouvait être possible ? Je n’en croyais pas mes yeux qui se posaient sur chaque pierre, chaque relief sculpté, chacune des colonnes supportant la charpente de son temple divin depuis des siècles, essayant d’imprimer le plus fidèlement possible cette vision fantastique que l’on m’offrait.
Derrière nous, au loin, une tour gigantesque s’érigeait jusqu’au ciel, si grande, son tour taillé d’une sculpture imposante représentant une horloge soutenue par des nymphes de pierre quasi vivantes.
Devant moi, les marches d’un premier escalier de granit s’érigeait de terre, menant à l’entrée d’un temple travaillé aux influences orientales et présentant une gravure étrange au sein de son fronton.
Shaolin amorça l’ascension. Nous allions donc pénétrer dans cet univers de temps et d’espace superbe.
J’avalai ma salive.
Dohko qui se faisait maintenant l’interprète de ces paysages toujours plus étonnants et grisant à travers lesquels nous passions, me lança avec fierté :
-« Ici, nous sommes au cœur du Sanctuaire. Il comprend douze temples érigés par les Anciens selon les lois de l’univers. Cette architecture suit et représente en chaque point la course du soleil lors de sa révolution telle que la Terre la connaît. Chacun des temples est attribué à l’érégie d’une période de l’année, une saison ou une demi-saison par rapport à sa relation avec le soleil en cette période. Chaque maison est le lieu de recueillement d’un signe astral, jusqu’à atteindre la dernière maison, une treizième et dernière symbolisant la conjonction parfaite entre les astres, la lune et le soleil. On ne la voit pas d’ici, mais c’est de loin le temple le plus imposant. Les maisons vénèrent et sont sous la protection du signe astral lui correspondant. Celle que nous allons traverser est celle du signe du Bélier d’or, le premier à rencontrer le soleil lors de sa course dans l’univers. Mais on ne fera que la contourner, son gardien étant absent, il nous est interdit de fouler ce lieu saint sans sa permission.
- Oh Dohko ! Je vois que tu lui sers d’excellent guide, bravo ! Tu as bien retenu mes précédentes explications à ce que je vois ! »
La jeune fille, qui s’était aperçue de notre manège, s’était rapprochée de nous silencieusement. Elle lui ébouriffa les cheveux, et alors qu’il émettait une vive protestation, elle me souffla en se penchant prestement vers moi :
-« Et moi qui pensais que je ne pouvais rien tirer de ce disciple extrêmement lunatique et inattentif à mes cours, je suis éperdument étonnée.
- Eh !! », s’écria Dohko qui avait parfaitement entendu, « je ne te permets pas !! C’est faux ! Je ne suis pas lunatique ni inattentif ! Je ne vois pas pourquoi le disciple devrait hériter des traits de caractère de son maître, moi qui croyais que l’on ne se transmettait uniquement l’art du combat, je suis déçu. »
Elle lui tira la langue posément et fit une moue boudeuse dénotant une certaine lassitude feinte.
-« Te donner en spectacle ne servira à rien, pauvre disciple vindicatif que vous êtes, Seigneur Dohko, car jusqu’à présent et jusqu’à preuve du contraire, n’oubliez pas que jusqu’à la remise de votre titre, j’ai le droit de vie ou de mort sur votre personne, monsieur aux mèches-rebelles-qui-ne-se-laissent-pas-coiffer-le-matin !!
- Mouais, ça, c’est toujours quand tu veux avoir le dernier mot.
- Je déteste perdre, tu devrais le savoir depuis le temps !
- Oui, tu détestes perdre, respecter les règles, manger à des heures convenables de la journée et tu aimes par-dessus tout tricher et user de ta supériorité hiérarchique sur moi, tu es irrécupérable et tu ne correspond en aucun point à ce que tu es censé représenter, Shaolin !
-Merciiii !!! », et elle éclata de rire.
Vraiment, ces deux personnes étaient… spéciales ?! Elles s’harmonisaient en tous points, elles avaient l’air de dépeindre une sagesse digne des hommes les plus sages, mais pourtant elles se chamaillaient comme des enfants.
J’étais en pleine considération de ce nouveau trait de caractère qu’ils venaient de m’offrir quand Shaolin baissa d’un ton et murmura, la voix basse :
« Ne faites pas de bruit, nous entrons dans un lieu saint, respectez la sérénité émanant de lui. Sion, regarde bien, la maison du Bélier est notre première défense, son gardien est le plus méritant car c’est le premier à se dresser face à l’ennemi lors d’attaque de ce Sanctuaire. Malheureusement pour nous, ce gardien valeureux n’est plus, sa maison est vide de sa présence et attend en ce moment une âme aussi noble que celle de son feu représentant. Nous nous contenterons de ne traverser que l’annexe, pénétrer plus profondément en cet espace serait sacrilège, un acte souillant la mémoire de l’être qui en est la clé. »
Alors nous vîmes défiler des rangées de colonnes massives et sculptées bordant une allée calme, dallée et ombragée, dont la voûte était appendue très haut au dessus de nos têtes. Le plafond était décoré et travaillé d’une gigantesque frise représentant des scènes mythologiques dont la plus importante représentait deux jeunes enfants sur le dos d’un bélier imposant, me fascina. Ce lieu me semblait d’ailleurs familier, et une impression nouvelle m’envahit, la joie, celle de voir ou de revoir cet espace qui ne m’était, contre toute attente, pas inconnu. Mais déjà nous quittions, à mon grand regret, l’allée et son temple en lui-même, et un escalier s’étalait à perte de vue devant nos pieds. L’ascension repris toujours plus haut.
Dohko me supportait toujours. Une fois arrivés devant l’entrée gigantesque du deuxième temple faisant suite au premier, je lui demandai doucement de me faire descendre de son dos, ne voulant pas plus longtemps abuser de sa gentillesse et de sa force. Je le remerciai, toujours aussi peu à l’aise à me servir de ma voix qu’auparavant, même si celle-ci arrivait déjà de mieux en mieux à se faire entendre. Il sourit et appuya sa main sur mon épaule. Je souffrais encore de mes blessures mais ce geste, celui que mon père me faisait si souvent, me redonna d’un coup des forces. Je me redressai un peu. L’escalier était pour le moins raide. Il n’en finissait plus. Je me retournai vers le temple que nous venions de quitter et d’abandonner à son silence, devenu malgré sa splendeur minuscule de l’endroit d’où nous nous tenions à présent. Il était beau. Et quelque chose se tissait entre sa solitude et la mienne, je le sentais.
Shaolin brisa notre silence : « Regardez, nous entrons dans le domaine sacré du Seigneur Taureau. Nous allons d’ici peu devoir le saluer. »
Effectivement, une nouvelle maison se dessinait à l’horizon que nous retrouvions petit à petit, au fur et à mesure que l’escalier vertigineux faisait place à un plateau pavé de dalles épaisses, sur lesquelles nos pas claquèrent. Sur son fronton, le masque d’un taureau était gravé. De part et d’autre de l’entrée du temple, deux statues, l’une représentant un homme drapé d’une toge aux nombreux plis tenant en sa main droite une épée levée et en sa main gauche ce que j’identifiai comme étant une cheville de fil enroulé et serré, l’autre dessinant une créature fabuleuse mi-homme mi-taureau. Toutes deux encadraient une entrée pour le moins surprenante car elle était étonnamment… grande ! De plus, rien de l’extérieur, ni même les rayons du soleil couchant à l’horizon ne parvenait à éclaircir le contenu de l’édifice ouvert à première vue au monde mais clos par cette entrée imposante et sans porte. Tout était noir à nos yeux, passé l’encadrement.
Dohko leva son regard sylvain vers la jeune fille qui s’avançait maintenant seule en direction de l’ouverture cintrée par les deux statues muettes, gigantesques. Elle s’arrêta devant elle, faisant face au mystère de l’obscurité présente dans cette demeure, et d’une voix claire mais dans laquelle on devinait une certaine autorité, elle s’annonça face au silence : « Sirius, Chevalier d’Or du Signe du Taureau, gardien de le deuxième maison, moi, Shaolin, Chevalier d’Or du Signe de la Vierge, je demande ton autorisation afin de pouvoir parcourir et traverser ta maison. »
Je tombai des nues. « Chevalier ». Alors c’était cela le mystère entourant cette terre que je foulai à présent ?
« Chevalier », Shaolin avait parlé de « maître » et de « disciple », c’était donc ça. Elle était « Chevalier ».
Quelle ironie, moi qui avait renié du plus profond de mon être l’existence de ces individus parce qu’ils étaient l’épée et le bouclier de cette déesse ingrate qui m’avait tout pris, je me retrouvais parmis eux, j’avais été sauvé par eux.
Le « Sanctuaire », bien sûr, je savais que ce nom m’était familier. Mon père, lui qui redonnait jadis une seconde vie aux Armures saintes, était un envoyé du Sanctuaire, le domaine d’Athéna, sa terre, son patrimoine, le seul lieu proprement dit de cette planète où elle pouvait renaître à la vie car c’était chez elle, tout ici était sien.
Je n’avais pas fait le rapprochement et pourtant, Dieu sait que l’existence des Chevaliers d’Athéna ne m’était pas inconnue, moi-même ayant parfois assisté mon père dans sa tâche. Leur présence, cette impression de force qui les caractérisait et les entourait en permanence, je l’avais si souvent côtoyée durant les premières années de ma vie, comment n’avais-je pas décelé cela avant ? Peut-être parce que depuis longtemps mes pouvoirs paranormaux s’étaient enfuis comme mes espoirs ?...
Je fixai à présent Dohko à la dérobée. Lui aussi allait en devenir un, de Chevalier. Il allait devenir ce que je détestais plus que tout. Et elle, Shaolin, elle, malgré sa taille gracile, malgré sa voix fluette, malgré le fait qu’elle soit une femme, elle était un Chevalier. Et pas n’importe lequel, c’était un Chevalier d’Or, la caste la plus puissante existante, celle dont les pouvoirs dépassent l’entendement, celle qui se rapproche le plus des Dieux…
J’aurai voulu nier cette vérité en bloc…
Dohko, Shaolin, ils m’avaient sauvé la vie, à moi, l’assassin.
Et c’était mes ennemis.
Pourtant, mon cœur se sentait tellement apaisé à leurs côtés…
Ils la représentaient, elle.
Alors pourquoi diable trouvais-je leur présence si réconfortante ?
Des flots de pensées anarchiques s’enchaînaient à toute allure dans ma tête, je la secouai dans l’espoir d’y voir plus clair. Cela recommençait à me brûler, au niveau de mon front. Comme lorsque Agatha avait voulu me tuer.
Non, pas maintenant !
Il fallait que je stoppe cette débandade de souvenirs, d’interrogations, de contradictions qui bouillonnaient dans ma tête.
Dohko et Shaolin se retournèrent vers moi d’un seul mouvement et me fixèrent de leurs yeux agrandis.
Pourquoi ? Ca me fait si mal tout d’un coup… Ma tête va exploser !... Il faut que j’arrête !... Et s’ils découvrent que je suis un assassin ? Ils me laisseront. De toute façon, ce sont des Chevaliers d’Athéna. Pourquoi a-t-il fallu que je me retrouve ici ? Et cette force qui a guidé mes pas jusqu’ici, c’était elle ? Sûrement… Pourquoi ? Elle veut se moquer de moi ! Elle veut m’écraser de sa suprématie, me montrer combien je suis insignifiant pour elle au point de pouvoir mener ma vie comme elle l’entend ! Et s’ils découvrent ce que j’ai fait ? Ils me tueront sans doute, car finalement, en ce lieu, je représente le Mal… Je ne veux pas mourir… J’ai peur, tellement peur que j’en ai envie de vomir…
Ma tête me faisait si mal, je plaquai désespérément mes mains contre elle dans l’espoir d’arrêter ce tourbillon de pensées qui m’assaillaient de toutes parts, dans l’attente de calmer la brûlure intense de mon front.
Autour de moi, tout devenait doré. Comme au moment où je l’avais tuée. Et plus je m’ordonnai de cesser cette folie, plus j’étais paniqué à la vue du fait que j’échouais à calmer ce qui me servait alors de cœur.
J’allais recommencer, encore.
Le sol se mit à trembler, les mèches de mes cheveux devinrent folles et voletèrent en tout sens comme frappées d’un vent violent et invisible.
Dohko fut le premier à bouger, ou plutôt fut forcé de le faire, Shaolin l’éloignant brutalement de moi d’un revers de main. Il alla rejoindre le sol sans ménagement. Elle lui cria quelque chose que je ne saisis pas, sa voix était couverte par le grondement sourd du sol prêt à se rompre. Il se releva prestement et couru vers l’entrée du temple, celle masquée de noir marquant le début du domaine du Taureau. Il s’y enfonça à toute allure.
Shaolin se tenait maintenant devant moi, protégeant de son bras son visage de la tempête que j’étais en train de déchaîner malgré moi. Mais ses yeux me fixaient toujours, ces yeux dont l’expression avait changé devenant blessante comme l’acier tranchant, délaissant leur couleur verte intense pour prendre celle grise métallique et inhumaine.
Maintenant, rien ne réussirait plus à arrêter ce que j’étais en train de déclencher. Je le savais, c’était si fort, cela me tordait, cela voulait sortir. J’en étais sûr, j’allais une fois de plus tout détruire, oui, j’allais détruire cette terre maudite, celle appartenant à cette Athéna que mon père aimait tant.
Un craquement horrible se fit entendre. Le sol se souleva autour de moi tandis que cette aura incandescente qui m’entourait virait au pourpre, se voulant toujours plus forte, plus puissante.
Shaolin. Je la suppliai de reculer, de se mettre à l’abri bien que je savais parfaitement que ma prière silencieuse allait rester vaine. Elle était Chevalier, elle n’en ferait rien car elle était un Chevalier.
Elle me faisait face avec tout son courage.
Un malaise me prit. Pourquoi ne partait-elle pas comme elle avait sûrement ordonné à Dohko de le faire ? Pourquoi ne cherchait elle pas à se défendre comme elle avait sûrement appris à le faire ?
Un haut le cœur mit fin à toutes mes interrogations.
Une chose était sûre pour moi, elle allait devoir mourir, elle qui faisait face à ce qui était en train de sortir de moi.
Je voulu crier tandis que l’aura que mon esprit dément déployait emplissait et écrasait tout l’espace. Un hurlement brisa mon être.
Alors tout explosa, réduisant tout en poussière, annihilant toute vie, écrasant toute parcelle, mettant fin à toute chose pour ne laisser que le Néant.