Chapitre 9

 

*Dohko*

             Je tournais la tête vers Sion pour lui souffler l’identité de cet étrange enfant qui venait d’apparaître de nulle part et dont la physionomie laissait toujours les personnes figées sur place. Mais Sion le fixait avec un regard indéchiffrable, mesurant chacun de ses gestes comme pour essayer d’analyser la personnalité de celui dont l’apparition avait empli l’espace de quelque chose d’encore différent de tout ce que nous avions pu connaître jusqu’à maintenant.
Kirin se retourna vers son disciple aussi mystérieux et inclassable que lui.
-« Tiens ! Khaan ! Je ne t’ai pas entendu arrivé ! Tu es ici depuis longtemps ?
-Depuis que l’on est rentrés au Sanctuaire. »

Une fois encore, cette voix calme, trop peut-être pour un enfant contrastait avec celle désinvolte de son maître. Khaan fixa Shaolin et lui fit un signe de tête comme pour Sirius, sa manière à lui de saluer. Il portait à la main un vêtement plié avec soin, aussi rouge que l’étoffe dans laquelle il était emprisonné. D’un geste lent et mesuré, il la tendit à Kirin.
-« Tiens, j’ai ce que tu m’as demandé.
-Merci », dit celui-ci en s’emparant du vêtements avant de le tendre à son tour à sa jumelle.
« Tiens, j’ai ce que tu m’as demandé. »

Shaolin prit alors le tissu carmin et le présenta à Sion qui parut étonné.
-« Tiens Sion ! C’est ta tunique, celle que tu avais en arrivant ici, elle est réparée. »

Sirius s’exclama alors avec une pointe de colère outrée : « Eh oh ! Vous deux !! », lança-t-il en regard de Kirin et de Shaolin, « il vous faut combien d’intermédiaires pour exécuter le moindre travail ? Ils ne sont pas possibles, tous les deux, ils sont pareils ces deux-là, toujours prêt à déléguer leurs tâches aux autres, je vous jure !! »

Sion et moi, nous nous mîmes à rire. En effet, s’il s’agissait de couture, Shaolin était plus que médiocre, quand à son frère, ce n’était même pas la peine d’y penser, cela ne lui serait jamais venu à l’idée d’apprendre. Quand Shaolin avait dit à Sion pour sa chemise : « Je vais voir ce que je peux faire pour arranger ça », elle parlait sans doute de Khaan qui n’avait pas son pareil malgré son air de guerrier inquiétant et aussi paradoxal que cela puisse être pour les choses minutieuses. Il n’y avait qu’à voir l’agencement compliqué de son vêtement qui ressemblait, dans sa contention ardue et complexe du tissu, à celui de Sion. Celui-ci, ne s’y attendant absolument pas, remercia Shaolin puis se ravisant Kirin et enfin pour finir Khaan qui s’était chargé des accros pour de vrai, chose qui fit rire Sirius.
Khaan précisa d’ailleurs et avec détachement le fait qu’il avait modifié le modèle de la tenue, la rendant plus apte au combat. Puis s’apercevant soudainement de notre présence, il nous fit un signe de bienvenue de sa main gauche, celle ornée de tatouages sombres, salut qui, il fallait le savoir, qui était réservé à celui offert par le maître à ses sujets, coutume de son peuple qui malgré le fait d’avoir été effacé de la terre, semblait avoir trouvé un représentant acharné qui maintiendrait son souvenir jusque dans sa tombe. En effet, même si Khaan nous jettera par la suite et bien plus tard à Sion et à moi, un intérêt bien désuet, jamais il nous saluera d’une autre main que la gauche, celle du prince. Nous, humbles serviteurs seront donc condamnés à rester à ce statut dans lequel il nous confinait de manière innée.
Mais par politesse et au départ, ne sachant pas de quoi il en retournait véritablement, nous lui rendîmes son salut avec le sentiment, idiot, d’être son égal.

Shaolin, malgré son rappel à l’ordre par Sirius, s’adressa à ce roi autoproclamé avec aisance :
« Alors, petit Khaan, (sacrilège, Shaolin, de dire à un fils du peuple de Circée qu’il est petit, et tu le sais très bien, c’est ça le pire…), ton escapade a-elle été riche en apprentissages ?
- Oui, si petite Shaolin comprend le fait que son grand frère s’est fourvoyé de chemin un nombre incalculable de fois et ceci même en ayant une carte sous les yeux et en gravant notre passage sur tous les troncs d’arbres autour desquels nous avons, sur ses conseils avisés (il tenait la carte), tourné en rond pendant presque trois jours avant de retomber par une chance inespérée au lieu même de notre départ trois jours auparavant, ou si encore petite Shaolin fait allusion au fait que son grand frère a une capacité extraordinaire pour détecter la moindre tourbière peuplant cette contrée sauvage et magnifique que nous avons arpentée, et pour y tomber à chaque fois dedans, s’y enfonçant tellement bien qu’il nous a fallut systématiquement la quasi-totalité de son cosmos de chevalier d’or et du mien de pauvre disciple pour arriver à le sortir de là, ce qui nous a tellement épuisés que nous n’avions même plus la force de nous défendre contre les bêtes sauvages que le grand frère à Shaolin rameutait de tous les coins de la forêt à force d’appeler comme un dément les créatures que nous devions affronter sans comprendre que plus il les appelait de la sorte, plus elles fuyaient dans le sens opposé à notre marche, alors oui, ce voyage a été riche en émotions nouvelles pour mon cœur, en épreuves de tout genre, cela m’a effectivement permis d’apprécier une fois de plus l’absolue dextérité de mon maître à faire face au danger en se sauvant sans se prendre les pieds dans ses immondes racines qui étaient fichées en terre à tous les recoins de cette forêt, ça m’a montré combien j’étais loin encore de l’aptitude à avoir le pouvoir de porter un jour une armure telle que celle de mon maître, une armure de grand secours dans les sables mouvants permettant de s’enfoncer plus vite, je dois dire que j’ai gardé un souvenir impérissable de cette mission confiée au grand frère de petite Shaolin. »

Sirius, Sion et moi-même éclatâmes de rire. Et oui, si Shaolin me trouvait critique, j’avais aussi un maître en la matière. De plus, sa manière acide de décrire les choses de la vie sur ce ton neutre et détaché de tout rajoutait encore à la caricature qu’il faisait naturellement et sans arrière pensée de la vie au Sanctuaire.
Shaolin regarda d’un air fâché son frère qui précisait tant bien que mal que son disciple en rajoutait sûrement un peu.
-« Euh… Khaan ! Tu dois te tromper, il n’y avait pas tout ça…

- Oui, excuse-moi, grand frère à petite Shaolin » (mon dieu ce qu’il était rancunier celui-là !!), « j’oubliais votre fabuleuse idée de prendre un radeau pour voguer sur une rivière infestée de piranhas et de caïmans, ni celle qui nous a fait traverser à la rame et en pompant l’eau l’Atlantique étant donné que votre choix judicieux s’est porté sur le bateau le plus douteux que l’on puisse trouver sur la côte. Mais je pense que cela faisait partie de notre entraînement, vider jour et nuit ce rafiot plein d’eau pour empêcher qu’il ne coule à pic comme il mourrait d’envie de le faire à partir du moment où nous étions assez éloignés de la côte pour ne pouvoir avoir la possibilité de revenir à la nage. Bref, malgré tout, le seul point noir était votre rencontre avec Seigneur VanRâh puisque après, vous avez complètement omis de continuer à vider le bateau, préférant fixer d’un air béat les étoiles avec votre compagnon pour y observer les différentes constellations, et ça aurait été si toutefois vous ne vous étiez pas livré à un concours d’expressions aussi diverses et variées sur la beauté du ciel étoilé telles que « -Oh !... C’est beau, n’est-ce pas ? - Oui, c’est beau. - C’est très beau. -C’est magnifique. », ce qui m’a légèrement donné envie de laisser finalement couler ce maudit rafiot afin de vous couler avec, seule la perspective de me battre en duel avec des grands requins blancs m’en a empêché. »

 

Les regards se portèrent sur Kirin qui se mit à rire, embarrassé. Et comme il ne savait plus où se mettre, cela rendit les choses encore plus risibles étant donné du fait de l’exaspération de Shaolin, se demandant sûrement pourquoi son frère était doté d’un tel sens inné de passivité au regard des choses. Tandis que Sirius, ne se faisant pas prier pour se moquer gentiment (mais sûrement) de son ami, remettait comme toujours la bonne humeur au sein des personnes avec lesquelles il se trouvait, mon regard se posa sur Khaan qui, délaissé de par ses aînés, marchait dans notre direction avec toujours ce dédain et ce détachement qui caractérisaient ses mouvements princiers. Sous le soleil couchant, ses épis rouges devenaient flamboyants. Quant à son regard de fauve, il se portait non pas sur Sion et moi, mais sur mon ami uniquement, Khaan l’observant méticuleusement tel un félin prêt à bondir sur sa proie.
A mon grand étonnement, le visage doux de Sion laissant transparaître d’ordinaire sa nature calme et généreuse, prenait maintenant des allures que je ne lui connaissait guère : chacun de ses traits était tendu, ses yeux virant au violet sombre. Lui aussi semblait décortiquer l’être qui s’avançait vers lui et sans nul doute, il soutenait le regard de Khaan avec défi. Tout en lui semblait mettre en garde cette nouvelle connaissance : si le disciple de Kirin devait ne serait-ce que mettre en œuvre ce qu’il avait perçu dans ses mouvements féroces, il n’hésiterait pas à abandonner son calme habituel pour contrer cette menace clairement établie dans l’espace.
Quant à Khaan, en véritable prince guerrier, il ne paraissait tenir aucunement compte de l’avertissement silencieux de Sion et continuait à se rapprocher inexorablement de nous, non, de mon ami, de sa démarche lente et posée. Et plus la distance nous séparant de lui diminuait, plus l’air nous entourant devenait affreusement lourd et malsain.

D’un geste, je plaçai ma main devant Sion, lui barrant la route. Il me regarda avec interrogation tandis que ses yeux reprenaient peu à peu leur teinte boréale. Je secouai la tête. Moi aussi, j’avais perçu l’étrange aura de défi émanant de Khaan, cependant, il était préférable de ne pas y répondre. Khaan était un prince guerrier d’une tribu mythique. Cette aura était le vestige de sa suprématie et de son regard sur les êtres l’entourant. Il posait les règles, celles qui continueraient à faire de lui un roi et de nous des êtres inférieurs. Et même si cela était fait inconsciemment, chacun de ses gestes retenus et mesurés contribuait à maintenir cet écart entre lui et le reste du monde.

Il s’arrêta à quelques mètres de nous, vrillant ses yeux rouges dans ceux violets de Sion qui ne cilla pas. D’une voix lente et râpeuse, il lui demanda quel était son maître. Sion lui répondit sur un même ton morne que mon maître était devenu le sien. Après quelques secondes de silence voulu, Khaan reformula une question à l’attention de mon ami qu’il voulait sans doute passer au crible.
« Pour quelle armure combats-tu ?
- Je ne sais pas, on ne m’en a pas désignée une pour l’instant.
- Dans quelle catégorie combats-tu ?
- Je ne sais pas. »

Cette réponse évasive déplut au plus haut point à Khaan qui passa sa main gauche tatouée dans sa chevelure sanguine en signe de contrariété. Il la rabaissa brusquement.
« Alors, tu dois être faible. »

Cette fois, je pris les devants. Khaan avait choisi d’être plus exécrable que jamais aujourd’hui et qui plus est, pour sa première apparition devant Sion qu’il n’avait pas hésité à rabaisser durement.
Je murmurai entre les dents : « Sion est tout sauf faible, crois-moi, il est peut-être plus fort que toi et moi réunis, même peut-être bien plus que les chevaliers d’or ici présents. »

Cette remarque fit agrandir les yeux de Sion qui ne devait sûrement pas être de cet avis ne s’étant pas rendu compte de ce qu’il avait fait lors de notre première rencontre, l’ayant oublié. Moi, non, je ne l’avais pas oublié, il avait presque détruit le Sanctuaire. Cette observation fit détourner l’attention de Khaan sur moi. Il me dévisagea à la dérobée, comme s’il découvrait seulement maintenant ma présence.
« Tiens donc, Dohko, le disciple de Shaolin aurait-il appris à mentir ?
- et toi, n’as-tu donc jamais appris que le monde n’est pas formé uniquement de sujets stupides dévoués à un descendant d’une race perdue et oubliée ? »

Ces paroles m’avaient échappé par exaspération. Les yeux de Khaan virèrent au rouge sang tandis que leur forme s’allongea, rendant son visage dénué de toute humanité. Il m’avait cherché, cependant, je venais de porter atteinte à ce qui était incorruptible chez lui, sa fierté. Khaan, le disciple de géni, celui qui maîtrisait parfaitement les six sens, je venais tout bonnement et malgré moi de provoquer sa fureur.
Je savais que, malgré mon expérience, s’il devait me porter ne serait-ce qu’un seul coup, cela me causerait des dommages considérables. Et rattraper ma parole malheureuse ne servirait à rien. Je ne pouvais pas détacher mes yeux de ceux de ce personnage royal, ce regard perdant peu à peu tout ce qui lui restait d’humain pour devenir semblable à celui d’une bête monstrueuse. Un frisson me parcourut.

Une main blanche se posa sur l’étole rouge de Khaan, une autre sur mon épaule. Cette intervention salutaire me permit enfin de soustraire mon regard de celui de mon adversaire, tandis que ce dernier chercha celui qui avait osé poser la main sur lui.

Sion. Il repoussa doucement Khaan tandis qu’il refermait ses doigts sur mon épaule. Il fixa le disciple des Gémeaux avec fermeté. Khaan prit un air mi offensé mi amusé. Qu’un être qu’il avait jugé aussi faible auparavant puisse entrer dans sa garde aussi facilement l’avait dérouté. Moi aussi d’ailleurs, je ne parvenais pas à comprendre comment Khaan avait pu le laisser faire. Quant à Sion, il avait sans doute inconsciemment réalisé l’impossible et enrayait maintenant la colère sourde de l’élève de Kirin.
« Tu as raison, je suis encore faible, mais je vais apprendre à ne plus jamais l’être. »

Cette affirmation tira de Khaan un sourire étrange.
« Finalement, ça me plairait, de me battre contre toi. »

Son regard se reporta sur ma personne. Bien sûr, pour le moment, il m’en voulait toujours, et cela se voyait, mais par égard pour ce qu’il avait sans doute mis à jour en Sion, il préféra passer outre cet affront. Il se contenta d’ignorer purement et simplement ma présence, son attention se focalisant plus précisément sur Sion dont l’attitude l’avait sans doute intrigué. Sion lui-même portait maintenant un regard intéressé sur cet étrange personnage. Aucun d’eux ne quittait l’autre des yeux et ils se faisaient face, restant parfaitement immobiles tels des statues.

Je ne pus m’empêcher de remarquer cette étrange similitude dans leur personne, outre le fait qu’ils faisaient pratiquement la même taille, ils avaient la même manière de draper leurs vêtements, cet accoutrement des temps anciens, de manière si complexe que malgré l’avoir vu faire des dizaines de fois, je n’arrivait toujours pas à comprendre comment Sion pouvait maintenir le tissu drapé autour de lui sans attache d’aucune sorte. Leur port de tête était identique, le mouvement de leur respiration se fondait l’un dans l’autre. Seuls les traits de leur visage et la couleur de leur peau parvenait à isoler l’un de l’autre : la peau si claire de Sion contrastait avec celle fiévreuse de Khaan, le visage de mon ami reflétait le calme et la gentillesse tandis que celui de Khaan était un masque impassible et sombre, prêt à se déchaîner à tout moment. Ce dernier fut parcourut d’un sursaut à la vue du front de Sion. Les commissures de ses lèvres s’étirèrent et laissèrent entrevoir des dents régulières et immaculées.
  
Un frisson me parcourut. Khaan était plus qu’imprévisible et ce demi sourire lié à un certain dégoût ne présageait rien de bon. Mais il se contenta de tourner les talons pour s’éloigner de nous et partir en direction de son maître qui essayait maintenant de calmer la lassitude de sa sœur pour enfin pouvoir à son tour se reposer. Je respirais de nouveau. Khaan se retourna une dernière fois vers nous ou plutôt vers Sion, le soleil faisant brunir un peu plus sa peau mâte. Il détacha chacun de ses mots.
« Le peuple de Mü ne donne pas naissance à des guerriers. »

Ces mots fermèrent le visage de Sion. Comme toujours, l’aspirant à l’une des armures les plus tenaces et incontrôlables des 88 servant Athéna venait de trouver le point faible de son opposant. Tandis que je suivais du regard son éloignement salutaire vers nos aînés, je ne pus réprimer un soupir de soulagement.
« Khaan n’est pas méchant, cependant, certaines fois, il est… Comment dire, il est lunatique. »

En fait, j’essayais de me persuader de cela, mon cœur battant encore très fort dans ma poitrine. Depuis que Kirin l’avait ramené au Sanctuaire il y a de cela un an, je n’avais jamais vraiment réussi à me lier d’amitié avec lui, trop sauvage et solitaire si bien que à défaut, je dois avouer que je l’évitais le plus possible, ne me sentant jamais à l’aise avec cet enfant trouvé dont les aptitudes au combat étaient telles qu’il ne lui a fallu qu’une seule année pour acquérir un niveau égal à celui des chevaliers d’argent.

« Khaan n’est pas mauvais, c’est le meilleur disciple du Sanctuaire, il maîtrise les six sens de l’être et je crois que le septième ne lui est pas inconnu non plus d’ailleurs. En un an, il est presque devenu aussi fort qu’un chevalier d’or et ce n’est pas pour rien que c’est Kirin son maître. Il n’y a que lui qui puisse maîtriser Khaan. Kirin et Shaolin réunis sont aussi puissants et même plus que le grand Pôpe. Et au combat, Kirin devient une machine de guerre bien huilée que rien ne peut enrayer, il n’est pas semblable à Shaolin, il n’a pas de pitié envers son ennemi. Lui seul peut gérer Khaan, il n’y a que lui qui peut le faire. Pourtant, je ne pense pas que ce soit un mauvais disciple, c’est juste qu’il a une vision très différente du monde, enfin, je crois que c’est ça… Sion, comment as-tu fait pour briser sa garde ? »

Sion me regarda étonné.
« Khaan ne se laisse toucher par rien ni personne et toi tu es entré dans son périmètre sans aucune difficulté. »
Il comprit le sens de mes paroles.
« Sa garde n’était plus à droite.
- Pardon ?
- Ce que je veux dire, c’est qu’il ne pouvait pas se défendre à droite, j’ai un peu triché, j’ai utilisé son point faible. »