Chapitre 11

 

 

            * Sion*

            Je retenais ma respiration. L’élève du chevalier d’or des Gémeaux était adossé contre l’un de ces rochers noirs et coupant d’arrêtes acérées, enveloppé comme lors de notre première rencontre dans une étole pourpre, mais cette fois-ci bordée d’un liseré noir, et dont l’agencement semblait si proche de ma manière de lacer les pans de ma tunique, celle de mon père, celle de mon peuple. L’une de ses jambes était repliée contre lui, l’autre étendue et recouverte de tissu laissait deviner l’anneau massif et doré représentant le serpent originel se mordant la queue en signe de renaissance qu’il portait à la cheville. C’est ce que j’avais aperçu de loin, ce qui avait attiré mon regard. Tout en lui était majestueux mais fermé sur lui-même telle une forteresse imprenable.

Enfin, je relevais les yeux vers son visage, prêt ou pas, il fallait s’attendre maintenant à subir ses foudres.

Mes yeux s’agrandirent.

Khaan avait la tête légèrement tournée sur le côté droit, laissant entrevoir sur sa tempe gauche une longue griffure sanguinolente dont l’exsudat s’égouttait le long de sa joue devenue couleur de terre morne. Ses yeux soulignés de noir étaient scellés tandis que sa peau brune avait pris une teinte maladive. Les mèches de sa frange étaient collées de sueur, du sang perlait aussi au coin de ses lèvres qu’il avait dû mordre en tombant.

Maintenant que je le voyais ainsi, tout me faisait penser qu’il ne se tenait pas ici par volonté propre mais qu’il s’était écroulé comme le témoignaient les gouttes de sang qui maculaient la roche soutenant sa tête.

Je me précipitai vers lui, conscient qu’il lui était arrivé malheur. « Il l’a bien cherché », cette phrase qu’avait prononcée la mer originelle cognant dans ma tête comme si elle voulait m’empêcher de faire quoi que ce soit pour lui, comme si regarder ce spectacle était ma seule alternative, me fit craindre le pire. Mais que faire dans cette situation qui ressemblait à celle que j’avais connue lorsque la mort s’était emparée de ma mère, de mon père, leur peau prenant alors cette même couleur si fade et dénuée de vie qui marquait à présent les tissus de Khaan ?

Un haut le cœur me secoua.

Non, ce n’était pas le moment.

J’appelai l’aspirant sagittaire dans l’espoir de voir ses yeux s’ouvrir. Mais rien. Je posai, non sans hésitation (il n’aurait sûrement pas apprécié et de toute façon, j’étais terrifié par son état précaire et menaçant) ma main sur son épaule gauche afin de lui faire recouvrir ses esprits. Là, je perçus une respiration saccadée et sifflante ce qui m’affola plus qu’autre chose. Quant à sa peau, elle était collante de sueur, la fièvre martelant ses tissus.

Mon regard tomba sur son épaule droite, celle qui était blessée. A son encontre, le tissu de son vêtement avait été tiré à son maximum, l’immobilisant tout à fait. Je fis céder les attaches de l’étoffe pour la découvrir, avec l’intime conviction qui cette articulation traumatisée n’était pas étrangère à son état catastrophique. Enveloppée dans un bandage sanguinolent, elle était complètement déformée, la peau gonflée de sang noir sous cutané qui donnait aux chairs une couleur sombre.

Je compris. L’articulation fragilisée avait cédée, le sang s’était insinué dedans et dévorait en pourrissant les constituants de l’article, os et parties molles, tout était inflammé et contraint à la nécrose, ce qui pouvait expliquer cette fièvre terrible et cette perte de connaissance. Mais était-ce tout ? Je ressentais autre chose sous les chairs, comme un battement sourd calqué sur la respiration hésitante de Khaan, et je pressentais que ça n’avait rien à voir avec les pulsations de son cœur. Pourtant, ça ne devait pas être ma première préoccupation, il fallait faire quelque chose pour arrêter le processus de décomposition qui, si on le laissait sans intervention, pouvait très bien et sûrement gagner le reste des tissus du bras, du thorax et même beaucoup plus loin. A en juger par l’état de son épaule, cela devait faire plusieurs jours qu’il devait souffrir le martyr, mais seule sa fierté avait dû muer sa douleur en un masque hermétique sur son visage afin de ne dévoiler à personne sa faiblesse. Khaan était un chevalier exemplaire et courageux pour avoir subi cela sans broncher.

Maintenant, la seule chose qui me restait à faire était de vider ses chairs de cette pourriture qui s’insinuait de seconde en seconde plus profondément dans les muscles, les tendons, les vaisseaux. Je devais pour cela dans un premier temps libérer le bras de toutes ses attaches constituées par les bandages teintés de rouge qui l’enfermaient avec obstination et enfin ouvrir la peau pour en faire sortir le sang mauvais. Mon regard se porta sur les rochers m’entourant à la recherche d’un outil quelconque qui aurait pu me servir pour accomplir ma tâche. Je trouvai mon compte en une pierre plate dont les bords étaient si effilés qu’ils me blessèrent les doigts lorsque je saisis ce fragment de roche dans ma main.

Doucement mais d’un geste que je voulus sûr, je fis lâcher les entraves de l’épaule droite de Khaan. Il fallait faire vite si je désirais sauver son bras, l’état de ce dernier était si mauvais que je craignais que mon intervention soit pratiquée bien trop tard, n’ayant plus aucune utilité, le pronostic étant encore pire que celui que je m’étais imaginé à première vue.

Je pris une profonde inspiration, rassemblant en ma mémoire tout ce que mon père m’avait enseigné sur les secours à appliquer, des connaissances bien précaires en cette situation malheureusement, ajustant ma prise sur mon instrument improvisé. Mais alors que j’allais le faire entrer en contact avec la peau brune contuse, une main aux doigts effilés retint mon geste tout en enserrant de manière brutale mon poignet, lui faisant pousser un craquement sec et douloureux.

Je tournai la tête vers Khaan qui, dans un effort convulsif, s’était relevé des limbes de son propre esprit. Sa respiration sifflante se fit dangereuse, soulevant de manière désorganisée sa poitrine. Ses yeux délavés étaient cependant rivés dans les miens avec tout le défi et la fierté qu’ils pouvaient encore porter.

Un murmure, une voix cassées souffla ce à quoi je m’attendais depuis longtemps : « Ne me touche pas. »

A mon tour, je mis toute la sévérité dont j’étais capable dans ma voix. Il fallait lui faire entendre raison.

« Si je ne fais pas ça, tu perdras l’usage de ton bras, ce n’est plus qu’une question de minutes, crois-moi ! Tu as laissé le sang envahir ton épaule et il est en train de dévorer tous les constituants de ton articulation, tu comprends ? »

Il ne desserra pas les dents, ni son poing pour autant.

Il murmura de nouveau : « Pourquoi m’as-tu suivi ? »

J’émis une protestation : « Je ne t’ai pas suivi, il semblerait juste que toi aussi tu ais eu l’idée de venir demander conseil à la mer. Tu as même failli servir de proie à un rapace pécheur, c’est comme ça que j’ai su que tu étais là. »

Il se mit à rire amèrement. « Tu demandes des conseils à la mer, fils du peuple de Mü ? »

Je rougis. Il relâcha enfin sa prise, libérant mon poignet endolori. Sa main s’écroula sur la pierre noire. Ses yeux n’étaient plus qu’une fente sombre ouverte vers le ciel gris. Mon attention se reporta sur ma main droite qui tremblait toujours. Il fallait y aller. De l’autre main, je tendis la peau noircie par l’infection.

Je fus surpris qu’il ne cria pas lorsque la pierre tranchante incisa ses chairs. Pas même lorsque, pour vider entièrement le sang qui se trouvait à l’intérieur, il me fallut comprimer fortement les tissus en direction de la plaie nouvellement formée. Je jetai en fin de manœuvre un coup d’œil vers cet enfant qui se jouait de la douleur.

Lui, il avait de nouveau soudé ses yeux comme pour s’évader de cet endroit dont l’odeur des embruns marins avait été couverte par celle atroce des chairs en décomposition. Je ne m’en étais pas aperçu, trop absorbé par mon travail minutieux et contre la montre que j’avais dû faire. Si j’avais levé les yeux plus tôt vers son visage, je me serais rendu compte que Khaan n’avait pas crié parce que son esprit n’était plus. Sa tunique était teintée de sang noir qu’il avait vomi en silence, s’écoulant par la commissure de ses lèvres dévorées, et dont les restes terminaient de s’égoutter de long de son menton.

C’était la première fois que je voyais quelqu’un dans un si mauvais état. Le pire était que j’ignorais complètement ce qu’il me fallait accomplir pour stabiliser son état qui ne cessait d’empirer de seconde en seconde maintenant que j’avais causé une nouvelle plaie qui n’arrêtait pas de saigner malgré la compression que je lui imposais. C’était horrible. Ma main gauche sentit un contact brûlant et acide. L’épaule continuait de saigner cette fois-ci d’un sang rouge rutilant, traversant le morceau de tissu de mon vêtement que j’avais appliqué dessus et qui était devenu inutile.

Il fallait que je me calme. D’abord, enrayer l’hémorragie que j’avais provoquée et qui était en train de le vider de son sang et ensuite faire tout mon possible pour déceler l’origine de ce mal qui rongeait Khaan et qui le maintenait à terre.

J’arrachai un nouveau pan de ma tunique afin d’apposer une nouvelle compresse sur la plaie béante. Je serrai ensuite les deux bords de l’étoffe qui se gorgeait progressivement de liquide chaud afin de stabiliser les chairs. Ensuite, mon attention fébrile se reporta sur Khaan toujours inerte. D’un revers de ma manche, j’essuyai le sang qui s’écoulait de sa bouche afin de dégager ses voies respiratoires. Pourtant, sa fièvre empirait si bien que bientôt il serait trop tard pour lui.

Je serrai les dents pour m’obliger à garder mon calme. Si seulement j’avais eu de l’eau, j’aurais pu tenter de faire baisser quelque peu cette fièvre. Mais il fallait se rendre à l’évidence, le plateau sur lequel nous nous tenions se trouvait à l’aplomb de falaises abruptes de plusieurs centaines de mètres et en contre bas, l’écume mordait des rochers dentelés et tranchants.

Ma seule issue était de rentrer au Sanctuaire. Mais là encore, le temps jouerait contre nous, ce dernier était à plusieurs heures de marche. Pourtant, je le savais, là-bas se trouvaient mes aînés, eux, ils sauraient ce qu’il fallait faire pour maintenir Khaan en vie.

Un croassement. Je levai la tête. Le rapace était là, en face de nous. Il regardait mon impuissance avec délectation. Lui qui pouvait voler, il attendait que sa proie désignée lui revienne. J’entendais dans ma tête son rire narquois : « Allez ! C’est inutile, tu le vois bien ! C’était joué d’avance ! La cadette est sournoise et l’humain trop imprudent ! Je le savais ! C’était joué d’avance ! Pauvres petites choses que vous êtes, laisse-le, il ne sert plus à rien maintenant ! »

La colère m’envahit. Une fois de plus, j’étais complètement inutile. Mais cela n’allait pas se passer comme ça ! Mon père m’avait donné le pouvoir de mon peuple, je l’avais perdu, Athéna me l’avait rendu. Je commençais à peine à le retrouver, j’en étais qu’à mes premiers balbutiements, il me fallait tout réapprendre, mais j’en serais capable, j’en étais capable. Tant pis si je devrais brûler les étapes, il me fallait une issue. Athéna, je devais pour la première fois, cette fois, je devais accomplir un miracle.

Nous disparûmes dans une gerbe de lumière et d’étincelles. Devant moi s’ouvraient les chemins de la vie, ceux noirs de la mort, les espaces du temps. Je ne sus par quel miracle j’arrivais à passer de l’un à l’autre aussi vite, sans me perdre, sans me tromper ne serait-ce qu’une seule fois, mais pour moi, tout devenait simple, m’orienter dans cette faille temporelle était devenu un jeu d’enfant, comme si mes yeux n’avaient qu’à suivre un fil rouge tendu devant moi par quelque chose. Ou quelqu’un. Je ressentais le cosmos extraordinaire d’Athéna qui m’ouvrait la voie. Enfin, le tunnel miroitant où tous les âges semblaient enchevêtrés dans une histoire démente s’ouvrit sur une lumière éblouissante qui me fit fermer les yeux, m’aveuglant tout à fait.

Quand je les rouvris de nouveau, j’étais face au fronton ciselé de la troisième maison.

Devant moi se tenait Kirin, le chevalier d’or des Gémeaux.