Chapitre 13
* Kirin*
C’était bien ce que j’espérais. J’étais plutôt soulagé d’avoir si bien visé en fait. Juste entre le poumon et la première côte, la zone de faiblesse. Cette pourriture allait enfin crever. Pour elle, je serais sans pitié. Se nourrissant hypocritement comme un humain, elle n’en demeurait pas moins un monstre qu’il fallait éradiquer de la manière la plus expéditive qu’il soit. Il ne me restait plus qu’à peaufiner le travail, l’ébouillanter pour brûler ses chairs, car seule la purification par cette eau sacrée, celle que renfermait la statue d’Athéna veillant sur notre terre au creux de ses mains, me permettrait d’en finir une bonne fois pour toutes avec ce qui avait été entamé et non achevé. Je ne desserrais pas mon poing, écrasant autant que je puisse entre mes doigts ferrés de cette protection forgée par Héphaïstos lui-même pour ce héros tragique qui combattit la reine Méduse les restes de ce que sa cadette avait inoculé à mon disciple. Peste soit de ces maléfices errants maltraitant toute vie sur leur passage, disputant chaque parcelle de terre qu’Athéna avait octroyée aux hommes, cherchant à étendre leur domination sur eux par tous les moyens les plus vils, ceci en était une fois de plus la preuve. Maudite soit ma fichue inattention, celle qui avait fermé mes yeux sur l’état inquiétant de mon disciple. J’aurais dû le voir, le percevoir, au lieu de ça, cette pourriture avait gagné son petit pari infect, survivre en se logeant dans un corps qu’elle avait choisi pour cible, se nourrissant de ses chairs et reprenant des forces en dilapidant celles de son hôte, le tuant à petit feu. Toujours la même façon d’opérer, toujours la même marque, une simple atteinte d’une zone qui ne faisait pas excessivement mal pour la victime et qui passerait inaperçue, prise pour une simple blessure, un simple traumatisme courant et bénin. Toujours la même fin à la clef, la mort, quand la méduse s’apprêtait à sortir de l’enveloppe vidée, quand elle avait récupéré assez de vie pour pouvoir reprendre sa vraie forme, celle d’une chimère monstrueuse et immonde dont l’aspect n’avait plus rien d’humain.
Khaan était fort, c’est cette rage de vivre qui lui avait permis de résister aussi longtemps, gardant cette infamie sans le savoir sous un état non évolué. Mais il était à bout, et c’était ma faute, moi qui avais eu pour mission d’annihiler ces pourritures et qui avait négligé une trace de l’une d’entre elles. J’étais impardonnable.
La cadette de Gorgone avait presque achevé son ultime renaissance, son réveil était imminent, comme le témoignait cette fièvre maligne qui s’était emparée de mon élève. J’étais fier de lui, il s’était bien battu, il n’avait rien cédé. Mais sans la présence du jeune disciple de ma chère sœur, il aurait été sans doute dévoré si cet enfant n’avait pas réussi à le trouver, s’il n’était pas apparu comme par magie devant mon temple, supportant mon élève à moitié mort.
Dans mon poing, la chose s’agita, vociféra. Je resserrai un à un mes doigts armés d’éperons saints et inaltérables sur elle, lui arrachant un couinement de douleur. Parfait ! As-tu mal, bien mal, crevure ?
Je l’espère bien.
Je tendis mon poing au-dessus du visage livide de Khaan. Je savais, au travers de mes doigts, la chose le voyait, l’espérait et en bavait de rage. C’est ça, regarde-le bien, voici la victime que tu n’auras jamais, celle qui t’a tuée, vermine, c’était ta dernière chance, tu l’as manquée pitoyablement. Maintenant, tu vas mourir de la mort la plus affreuse qu’il soit pour la pourriture que tu es, dans cette eau la plus pure qu’il existe en ce monde car ce sont les larmes de la déesse qui a offert à l’homme son cœur et ses espoirs, la grande Athéna. Oh… Ne sois pas triste, tu auras eu le même sort que tes chères sœurs immondes et semblables à toi.
D’un geste, je jetai cette souillure infecte dans l’eau bouillante et mortelle que j’avais apportée, le peu qui me restait encore de ma dernière mission, un peu bien assez suffisant pour ça.
La réaction fut immédiate et délectable. Dans un hurlement suraiguë, la boule de chairs putrides se sépara en morceaux dégoûtants et visqueux faisant remonter à la surface tout le mal contenu en elle, luttant sans cesse contre cette mort que j’avais donnée pour elle, une mort lente et effroyablement douloureuse, à l’instar de ce qu’elle apportait aux créatures qu’elle choisissait pour victimes. L’eau se teinta soudainement d’une couleur de boue. Le parasite céda, il disparut dans les remous furieux de l’eau qu’il avait créés inutilement pour survivre. Enfin, la méduse se dissout complètement laissant l’eau aussi limpide que si elle ne l’avait jamais souillée de son poison.
Une fin misérable et définitive, comme son existence révolue d’ailleurs.
Je lavais mes mains dans cette même eau pure de tout maléfice, laissant tomber au fond de la bassine les griffes d’argent qui m’avaient permis d’extirper ce démon, les nettoyant par la suite et les rangeant précieusement dans leur coffret d’origine qu’il me faudrait remettre au plus tard demain au Grand Pôpe qui me les avait léguées pour ma mission. Un souvenir d’Athéna, son patrimoine que nul ne doit s’approprier aux dépends des autres.
Je balançai l’eau et la bassine au feu qui dévora le tout en un rien de temps, effaçant toute trace de l’immonde créature qu’elles avaient tenue en leur sein.
Maintenant, il me fallait m’occuper au mieux de mon disciple qui avait encouru mille morts par ma seule négligence. Bien sûr, les lames que j’avais plongées dans sa poitrine étaient sans grand danger pour lui, ne renfermant aucun poison pour les êtres justes, mais je lui avais causé une autre blessure sérieuse sur un état déjà précaire et instable. Je m’attendais au pire. Il était indéniablement résistant, mais cette chose immonde avait laissé des séquelles importantes en son corps déjà meurtri. J’étais soucieux, je savais au fond de moi que de toutes façons, ce ne serait pas cette créature qui l’achèverait, Khaan avait encore quelque chose à faire, il ne mourrait qu’après l’avoir accomplie. Pas avant.
Je terminais de désinfecter cette nouvelle plaie qui ne saignait presque plus avec des linges propres. Je jetai par la même occasion un coup d’œil à son épaule droite. Sion avait fait du très bon travail. L’entaille était fine et régulière, les berges de la plaie collées par le bandage qu’il avait apposé ce qui était un excellent signe pour ce qui était de sa rémission. Heureusement qu’il avait été là.
Je changeai les bandes pour en mettre des propres englobant son bras dans le maintient du thorax afin d’immobiliser pendant quelques temps encore son épaule fragile. Elle mettrait du temps à se remettre, tout comme Khaan. Il respirait mieux maintenant que cette chose l’avait quitté, sa fièvre diminuerait rapidement elle aussi.
C’était étrange comme la maladie pouvait transformer les gens. Leur teint devenait sec et livide, leurs lèvres craquelées, ils perdaient leur splendeur, tout ce à quoi ils avaient toujours voulu ressembler, cette image qu’ils veulent donner aux autres d’eux-mêmes, ce rôle répété un nombre incalculable de fois afin de cacher au fond de leur cœur cette part honteuse qui les rend tristes et méfiants envers le reste du monde. En face de la maladie ou même de la mort, on ne peut pas tricher, on ne peut plus tromper qui que ce soit, on redevient ce que l’on a toujours été, un être fragile quémandant son salut.
Khaan n’y échappait pas, ses yeux scellés ne présentaient plus cette lueur rouge et sauvage qui m’avait tant impressionné et plu lors de notre première rencontre, cette aura de défi bâtie par ses gestes calmes et surtout, par ce visage dont les traits fins auraient pu appartenir à un enfant doux et chétif bien plus qu’à ce personnage qu’il avait façonné de toutes pièces en réponse au monde qui l’avait modelé, ciselé contre son gré. Un visage qui portait en permanence un masque royal et inaccessible, renfermant en dessous une chose verrouillée et dissimulée comme jamais. Maintenant et à son insu, cette chose douloureuse ressortait tant et plus, reprenant ses droits comme si elle n’avait jamais dû subir la volonté de fer de Khaan.
Je me retournai vers Sion afin de m’arracher à cette comparaison entre la vie et la mort, chose que j’avais faite sans m’en rendre compte et qui me dérangeait au plus haut point.
Je ne l’avais pas ménagé je dois dire, mais le poing du Gémeau est ainsi, il broie plus qu’il ne protège et le disciple de ma sœur en avait fait les frais malgré le fait que j’eusse abaissé ma puissance à son maximum lorsque je lui avais porté ce coup. Il était resté à l’endroit même où il avait chuté, dans un recoin sombre de la chambre de mon élève, les yeux agrandis de frayeur.
Je me mis à rire. C’est vrai, ce n’est pas tous les jours que l’on peut voir un maître empaler sciemment son élève à mains nues pour en retirer une boule de chairs hurlante. Je réfléchis un court instant à la manière dont je devais me comporter avec lui maintenant qu’il me prenait sûrement pour un fou dangereux, pour éviter qu’il ne prenne ses jambes à son cou pour disparaître dans les méandres de mon temple dont le labyrinthe avait encore pour moi quelques subtilités.
Son air terrorisé ne me disait rien qui vaille.
« Tu peux te lever ? »
Il me regarda avec ses grands yeux mauves. En cela, il ressemblait à cette femme si jolie qui avait été la compagne de son père, celle que j’avais connue et aimée sincèrement lors de ma quête dont le but avait été de redonner un second souffle à mon armure sainte.
Je réitérai ma question. Cette fois-ci, il hocha la tête et entreprit de se relever, essayant de ne pas tenir compte du bruit étrange que faisaient ses articulations en se mobilisant. Il demeura cependant à une distance raisonnable de ma personne. Je ne pouvais pas lui en vouloir.
« Tu peux venir, si tu veux. »
Il me détailla une seconde avec méfiance et se rapprocha enfin. Un pan de sa tunique qu’il agençait de cette même manière étrange que celle qui caractérisait Khaan était déchirée à l’épaule, le morceau manquant ayant dû servir aux soins qu’il avait prodigués en urgence à mon disciple.
Il demanda d’une voix blanche en voyant l’air exténué de ce dernier : « Il va mieux ? »
Je répondis par l’affirmative.
« C’était quoi… Ça ?... »
Il faisait allusion à ce que j’avais extrait de mon élève.
« Un reste de méduse. C’est de cette manière que ces pourritures acquièrent l’immortalité en somme, elles se nourrissent de la vie d’êtres choisis et traversent les âges en prenant les chairs des hôtes qu’elles infectent pour renaître. Un simple contact peut suffire, elles s’insinuent par n’importe quel moyen, même si c’est par les pores de la peau. Elles se cachent pour reprendre des forces sans que personne ne s’en aperçoivent et puis quand elles sont prêtent à renaître, elles dévorent l’hôte de l’intérieur. Ce n’est que lors de cette assimilation que l’on découvre sa présence, et il est alors généralement trop tard. Ça n’a pas été le cas ici.
- Cette fièvre… Ces battements… C’était donc ça… ?
- Oui. J’ai pu enlever cette gangrène à temps. Mais si tu n’avais pas été là, je perdais mon disciple.
- … Il se réveillera quand ?
- Quand il aura récupéré assez de forces pour le faire. Ça dépendra de lui. Tu peux rester si tu veux. »
J’avais dit cela comme une formalité. A mon grand étonnement, il acquiesça. Etrange, Khaan est un solitaire, enfant trouvé, dernier descendant d’une race décimée, il garde de cela un esprit fier qui le caractérise. Depuis 2 ans, depuis son admission au Sanctuaire, rien ni personne avait pu lui arracher un sourire véritable. Il était trop sauvage, décourageant les autres à lui proposer leur amitié. Ils s’éloignaient bien vite. Ou plutôt, c’était Khaan qui fuyait le contact, préférant la solitude à la communauté, s’enfermant dans une carapace épaisse et solide l’isolant des autres, et ses pouvoirs paranormaux n’arrangeaient rien, bien au contraire. Même moi, malgré toute la force que je mettais à essayer de briser cette coquille, je n’était pas parvenu ne serait-ce qu’à l’entamer un peu.
Sion voulait rester. Etrange. Hypocrisie ? Non, à ses traits tendus, il s’inquiétait vraiment. De plus, il appartenait au peuple de Mü, Khaan à celui de Circé. Incroyable. Cela ne l’avait donc pas découragé pour autant ?
J’étais mi amusé mi soucieux. Qu’est-ce que ça pourrait apporter de bon, ce contact entre deux peuples ennemis ?
Rien. Bien sûr. A moins que ça ne soit cela. Après tout, si Athéna les avait rapprochés, pourquoi pas, c’était son choix, pas le mien, mieux valait s’en remettre à son jugement toujours juste et pesé.
Mon regard se porta sur cette pièce désespérément vide, partie de mon temple réservée aux disciples. Puisque Sion avait choisi de rester, autant en profiter. Je pris la bassine vidée auparavant dans le feu purificateur de son eau souillée afin de la remplir avec de l’eau glacée. Plus vite la fièvre baisserait, plus vite Khaan se remettrait sur pieds.
Sion resta quelques heures, sans dire un mot. Je ne parlais pas non plus, trouvant cela inutile. J’entrepris cependant de détailler cet enfant en apparence si fragile, maigre, aux grands yeux efféminés, absolument pas taillé pour être chevalier. Comme il semblait faible, j’étais étonné qu’il ne porte pas plus de stigmates dûs à l’entraînement de ma sœur qui ne faisait pas de cadeaux malgré son air angélique. C’était un chevalier qui avait gagné à la force de ses poings un respect absolu dans un monde où les femmes ne sont que très peu admises. Cet enfant, le fils du seul être ayant su réparer les armures, fils de la seule femme que je n’ai jamais désirée, malgré son aspect, avait déployé un pouvoir d’une extrême rareté, un pouvoir surnaturel grâce auquel il s’était vraisemblablement téléporté jusque dans cette maison. Un pouvoir qui était de la même catégorie que celui étouffé par mon disciple. Les chevaliers d’or peuvent se déplacer à la vitesse divine de la lumière mais aucun d’eux n’a la capacité de dématérialiser son corps, de fendre l’espace et le temps pour se reconstruire en un lieu donné. Sion l’avait fait, et il avait permis à Khaan de le faire aussi. Cet enfant était alors un géni. C’était la seule explication. Si ses pouvoirs augmentaient avec le temps et grâce aux entraînements, s’il arrivait à les maîtriser, alors Sion serait un chevalier redoutable, craint et sûrement admiré par tous. Pour l’instant, à le voir, ce n’était qu’un enfant chétif et mal assuré.
Quand le soleil amorça sa course vers l’Ouest, signe qu’il se résignait à laisser place à l’astre nocturne, il se leva en silence et prit congé poliment. Je le raccompagnai jusqu’à la sortie du temple, m’assurant de cette manière qu’il ne se perde pas dans les méandres sombres de cette maison inhospitalière.
Alors que nos chemins allaient se séparer, il se retourna vers moi et dit d’une voix ferme : « Je reviendrai demain.
- Pas de problème, fais comme bon te semble. »
Il s’éloigna lentement de manière un peu voûtée. Peut-être allait-il informer ma sœur de ce qu’il s’était passé, qu’un monstre avait pénétré l’enceinte du lieu béni où reposait l’un des plus puissant trésors du monde, l’Ichor, le sang de notre déesse donnant vie éternelle et forme suprême à quiconque s’en emparerait. Demain au plus tard, les autres chevaliers viendraient me demander des comptes. C’était normal, c’était leur devoir, à eux qui avaient juré fidélité et protection à notre déesse, aux hommes, d’enrayer toute forme de menace envers eux, même potentielle. Peut-être exigeraient-ils de me séparer de mon disciple dont les chairs avaient été souillées par l’un des êtres les plus abjects envoyés par les dieux sur terre en guise de rédemption, pour éviter tout risque de récidive, ils décideraient peut-être sa mise à mort.
Qui me l’ordonnerait le premier ?... Peut-être Kivu, notre Grand Pôpe symbolisant la justice et dont la clairvoyance et la prudence allaient au-delà de ce qui caractérisait les hommes. Ou bien, ce serait Saïro, le combattant, ou encore Kazuro, le sévère représentant du Capricorne. En fait, peut importe qui serait le premier, cela ne m’intéresse pas de savoir avec qui je devrais entamer un combat à mort. Je ferais en mon âme et conscience et tant pis si ce poing capable de déchirer les étoiles devait se souiller de sang encore une fois. Un sacrifice ne doit pas être commis au nom d’une justice aveugle. Qu’importe si mon disciple possèdait cette part le versant vers les ténèbres, je sais qu’il aura l’audace de défier cette armure invaincue depuis la dernière guerre sainte il y a de cela plus de 400 ans, je le sais parce qu’ils sont semblables tous les deux, insoumis et fiers, ne lâchant rien à personne, à l’intérieur d’eux brûle un feu dévastateur que rien ne peut contenir tellement il demeure intense et insatiable, un esprit cherchant désespérément à être reconnu pour pouvoir enfin trouver le repos, cette quête restant inachevable. Une armure marquée du sceau de la honte pour avoir revêtu un être ayant ressenti de l’amour envers une déesse. Une armure qui n’a de cesse depuis plus de 400 ans d’assassiner ses prétendants, enfermées depuis des siècles dans son urne scellée par Athéna elle-même. Tous les deux, ils sont pareils, ils sont seuls.
Khaan la portera un jour parce qu’il connaît déjà cela, l’exil, la trahison, la destruction, la mort. Et s’il devait échouer, je fais le serment que c’est de la flèche d’or de cette armure qu’il périra et jamais, en aucun cas, de la main d’un être vivant sur cette terre.
Alors, Sion, enfant trouvé d’Athéna, vas-tu essayer de tester ma détermination ?
Nous verrons bien.
Fais donc comme tu le sens.
J’agirai en conséquence.